Wayne Shorter, sax-compositeur

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À 70 ans, le saxophoniste des Jazz Messengers, de Miles Davis et de Weather Report se retrouve à l’avant-scène de la musique afro-américaine. Portrait d’un musicien singulier au génie renaissant après une longue période de souffrance.

Si l’art du jazz, à son plus haut niveau, est d’exprimer le plus parfaitement mais aussi le plus instantanément ses émotions et ses idées, il n’est pas surprenant que les plus grands jazzmen  » jouent comme ils parlent « , et réciproquement.
Lorsqu’on pose une question à Wayne Shorter, sa réponse est à l’image de sa musique : à la fois libre et structurée, interminable mais segmentée, ponctuée de digressions imprévisibles, de paraboles et de parenthèses, d’hésitations et d’emportements, de ralentissements et d’accélérations, de pauses méditatives et de métaphores tourbillonnantes, de phrases murmurées et d’exclamations…
C’est quelqu’un qui  » respire  » et qui a longue haleine, quand tant d’autres musiciens ne font que  » haleter  » sous prétexte de suivre leur  » inspiration « .
Ses yeux écarquillés et mobiles dansent dans un visage presque enfantin, que l’âge n’a fait que polir. Il en émane une sagesse irréfutable, une sérénité contagieuse qui n’est évidemment pas étrangère au bouddhisme qu’il pratique discrètement mais profondément depuis trente ans.
Wayne Shorter fêtera le 25 août 2003 ses 70 ans, et un demi-siècle d’une vie musicale indifférente à toute préoccupation commerciale. Son œuvre est depuis longtemps assurée sur l’éternité. Il est unanimement considéré comme l’un des deux plus grands saxophonistes vivants (avec Sonny Rollins) mais aussi et surtout comme l’un des meilleurs compositeurs de l’histoire du jazz : de ces rares improvisateurs qui ont désiré et su graver dans l’inoubliable les traces de l’éphémère. À cet égard, on ne peut guère le comparer qu’à trois de ses aînés : Jelly Roll Morton, Duke Ellington et Thelonious Monk…
Le marginal de chez  » Blue Note « 
Pourtant rien ne prédestinait Wayne Shorter à son destin musical atypique.
C’est pour faire plaisir à son père, un ouvrier de Newark amateur de swing, qu’à 16 ans il se met sans conviction à la clarinette. Par bonheur, il est émerveillé par la façon dont cet instrument rébarbatif (lèvres déchirées et crampes assurées) s’anime dans le merveilleux Fantasia de Walt Disney.
Le jeune Wayne sera pour toujours fou de cinéma :  » Avec mon frère Al (qui deviendra trompettiste) nous assistions à deux ou trois séances par jour, à l’époque cela ne coûtait presque rien. Nous passions ensuite notre temps à parler de ces films, et nous nous sommes aperçu qu’au lieu de nous souvenir de l’histoire et des rebondissements du scénario, ce qui nous fascinait le plus c’était la façon dont la musique peut suggérer ou souligner les sentiments et l’action. Avant de savoir vraiment jouer, j’ai appris qu’une mélodie à peine esquissée, avec l’orchestration et le rythme adéquats, peut traduire n’importe quel type d’émotion et de situation. J’ai compris grâce au cinéma que la musique peut être aussi forte et même plus que l’image ou les mots. Tout ce que j’ai fait depuis vient de cette révélation.  »
En même temps, chez les Shorter comme dans la plupart des familles afro-américaines de l’époque, la radio est allumée sans interruption comme aujourd’hui la télé. On zappe entre les émissions de jazz. Al et Wayne écoutent avec leurs parents les big bands (Count Basie, Duke Ellington, Jimmie Lunceford), et les grands saxophonistes  » classiques  » (Benny Carter, Coleman Hawkins, Ben Webster, Lester Young…). Mais surtout ils se passionnent pour le programme de Martin Block, qui leur fait découvrir le be-bop : Monk, Dizzy Gillespie, Charlie Parker, Bud Powell…
Wayne étudie la musique pendant quatre ans à la New York University, puis fait ses deux ans de service militaire (1956-58), avant de jouer brièvement dans le grand orchestre du flamboyant trompettiste Maynard Ferguson.
C’est à cette époque qu’il rencontre trois personnages qui marqueront son destin de façon décisive :
– le pianiste (d’origine cap-verdienne) Horace Silver, fondateur des Jazz Messengers et compositeur très original qui lui révèle la parenté  » africaine  » entre be-bop et musiques latino-américaines ;
– le saxophoniste John Coltrane, alors partenaire du trompettiste Miles Davis, dont il devient l’ami et le confident, et qui lui communique sa passion pour la lecture et les discussions sur la musique et la métaphysique ;
– l’Autrichien Joe Zawinul, pianiste de Maynard Ferguson, qui deviendra dix ans plus tard son alter ego au sein du groupe Weather Report.
La même année (1959), Shorter devient le saxophoniste des Jazz Messengers, le groupe de jazz le plus populaire de l’époque, que son fondateur Horace Silver a légué au batteur Art Blakey. Considéré comme le disciple à la fois le plus proche et le plus libre de Coltrane, Wayne révèle dans ce contexte son génie de compositeur, et commence à enregistrer sous son nom pour le label Blue Note.
Il y fait figure d’avant-gardiste, assurant en douceur la transition entre le  » hard-bop  » (ou  » funky jazz « ) imprégné de gospel et le  » free jazz  » naissant, qui est alors la bande-son de la rébellion afro-américaine contre la ségrégation.
Plutôt discret politiquement, Shorter l’est aussi musicalement. Il est considéré comme un génial marginal, un  » musicien pour musiciens  » peu connu du grand public mais admiré par ses pairs.
L’ombre de Miles
En 1960 John Coltrane quitte le groupe de Miles Davis, et lui désigne comme successeur Wayne Shorter…  » J’ai vraiment connu Miles par téléphone. Il m’appelait tout le temps, partout où il se trouvait, et faisait tout pour me convaincre. Mais je venais à peine d’entrer dans les Jazz Messengers, Art Blakey était un type merveilleux, et je trouvais incorrect de le quitter si vite, même si je n’avais pas l’impression de m’exprimer dans ce groupe aussi librement que je l’aurais souhaité.  »
Ce n’est que quatre ans après, en 1964, que Wayne rejoint le quintet de Miles, avec Herbie Hancock (piano), Ron Carter (contrebasse) et Tony Williams (batterie). C’est aussitôt l’explosion… Depuis le départ de Coltrane, Miles a essayé plusieurs saxophonistes : Hank Mobley, George Coleman, Sam Rivers…  » Je crois vraiment qu’il ne cherchait pas un saxophoniste, mais un compositeur. D’ailleurs quand on se rencontrait, il me demandait toujours de me mettre au piano. Je suis un médiocre pianiste, mais ce qui l’intéressait, c’était de m’entendre jouer ma musique avec tous les accords. Il claquait les doigts et se parlait à lui-même en disant de sa voix caverneuse : voilà, c’est ça !  »
C’était ça, en effet. Dès leur premier disque en commun, le nouveau quintet de Miles Davis devient le groupe emblématique du jazz des années 1960, en tout cas le seul à proposer une solution de continuité dans la tradition face à l’explosion du  » free « , du  » funk  » et du  » rock « .
Dans ses mémoires, Miles Davis fera preuve d’une humilité inhabituelle en décrivant le rôle de Wayne Shorter dans son quintet :  » C’est l’homme des idées, le concepteur d’innombrables innovations musicales. Moi je ne suis que le leader qui les met en scène.  »
Le titre du premier album du groupe est éloquent : ESP (extra-sensorial perception). Sur les compositions de Shorter, la trompette de Miles Davis, naguère si solitaire et introvertie, éclate dans toutes les directions, dynamitée par la rythmique légendaire Hancock/Carter/Williams, et entre les membres du quintet l’improvisation collective atteint une qualité de réflexes inouïe, presque surnaturelle…  » Nous ne répétions jamais. Miles avait un don inné pour capter l’essence, la quintessence de chacun et de tous ensemble. Il n’y avait qu’à le suivre, à épier ses gestes souvent invisibles du public, et on savait au millième de seconde ce qu’on devait faire, même si c’était toujours imprévisible. Ce qu’il aimait dans mes compositions, c’est qu’il n’avait rien à y changer, rien à ajouter ou à enlever : d’avance, je lui avais laissé l’espace dont il avait besoin et les autres aussi. On n’avait plus qu’à jouer, tout simplement.  »
Très vite, c’est à Wayne Shorter que Miles Davis laisse le plus longuement la bride sur le cou, reconnaissant en lui le saxophoniste le plus éloquent après Rollins et Coltrane. Ce dernier agaçait Miles par la longueur de ses solos. Un soir, l’impétueux Coltrane lui avoue :  » Excuse-moi, mais je ne sais pas comment m’arrêter « . Et Miles de répondre, du tac au tac :  » Mais c’est très simple, tu n’as qu’à retirer ton sax de ta bouche !  »
Miles ne fera jamais la même réflexion à Wayne, car ses solos s’achèvent toujours en pointillé, en suspension, au moment précis où il sent que sa phrase n’a plus assez de sens pour mériter de s’imposer au détriment des autres.
Dans cette première période, Wayne aura composé pour Miles ou pour lui-même une bonne vingtaine de morceaux immortels, qui sont presque tous devenus des  » standards « , joués aujourd’hui par les jeunes jazzmen au même titre que les grandes mélodies de Cole Porter ou de Gershwin : Speak No Evil, Infant Eyes, Tom Thumb, Lost, Adam’s Apple, Virgo, E.S.P, Iris, Orbits, Dolores, Limbo, Vonetta, Masqualero ; Prince of Darkness, qui vaudra à Miles son surnom diabolique de  » Prince des ténèbres  » ; Water Babies, Nefertiti, Capricorn, Sweet Pea, Fall, Pinocchio, Paraphernalia, Sanctuary… autant de chefs-d’œuvre du répertoire afro-américain.
Les titres sont tous puisés dans les lectures et les obsessions de Wayne.
Ju Ju, son premier  » tube  » (1964) est une étrange mélopée en mineur qui le rapproche des visions africaines de son ami Coltrane.
Footprints ( » Traces de pas « , 1966) deviendra son hymne nostalgique, sa signature éternelle. Au point que l’an dernier, il a baptisé ainsi son nouveau quartet, avec lequel il a fait son grand retour au jazz  » acoustique « .
Un pionnier de l' » électro  » et de la  » world « 
Car à la fin des années 1960, Wayne Shorter accompagne Miles dans sa découverte des sons électriques, enregistrant à ses côtés les premiers chefs-d’œuvre historiques du  » jazz-rock  » : In A Silent Way et Bitches Brew, le best-seller de toute l’histoire du jazz. L’année suivante (1970), il quitte Miles pour fonder avec son vieil ami Joe Zawinul le groupe Weather Report, qui sera jusqu’en 1986 le plus important des orchestres de  » fusion « , brassant les sons du jazz (sous l’influence permanente de Duke Ellington), du funk et du rock. Mais surtout, Weather Report devient au fil des ans l’orchestre modèle de ce que l’on n’appelle pas encore la  » world music « .
 » C’est avec Miles Davis que j’avais eu l’impression de progresser le plus vite, mais c’est avec Weather Report que je me suis le plus amusé, du moins dans les premières années. Nous étions devenu le groupe de jazz le plus universel, et chaque année nous faisions plusieurs fois le tour du monde. Au Japon, nous étions accueillis comme les prophètes d’une nouvelle humanité. En même temps, ce n’était au fond qu’un bon vieux groupe de rhythm’n’blues avec de nouveaux instruments. On jouait avec les sons qu’on enregistrait partout pour les recycler dans notre musique. Un jour on a même appelé Orson Welles pour le prévenir qu’on allait utiliser sa voix, piquée dans son émission de radio « La Guerre des Mondes« . Nous empruntions à toutes les musiques, nous faisions du « sampling » alors que ce mot n’existait pas encore. Nous voulions vraiment rompre avec tout le passé de la musique. Nous voulions que les gens puissent dire : « On n’a jamais entendu ça, des musiciens qui prennent tant de risques. » Miles m’avait dit un jour : « Je n’aime pas la musique qui sonne comme de la musique, tu vois ce que je veux dire ! » Je sais que depuis notre séparation, il nous écoutait sans arrêt, et que c’est en partie à cause de cela qu’après avoir quitté la scène musicale dans les années 1975-80, il est revenu.  »
Avec Weather Report, Wayne Shorter se familiarise avec les musiques électroniques savamment explorées par Zawinul, qui a abandonné le piano pour les synthétiseurs, les boîtes à rythme et le vocoder. Mais il se passionne aussi pour les traditions africaines du Nouveau Monde, grâce aux percussionnistes qui défilent dans le groupe : le Martiniquais Mino Cinelu, le Cubain Manolo Badrena, et surtout les Afro-Brésiliens Airto Moreira et Dom Um Romao.
Wayne découvre le Brésil, et se lie d’amitié avec le grand chanteur du Minas Gerais, Milton Nascimento. Il enregistre aussi avec la Canadienne Joni Mitchell, le Mexicain Carlos Santana, le Napolitain Pino Daniele…
Weather Report a disparu, et Wayne Shorter hésite. Il forme des groupes éphémères et enregistre sous son nom des albums inégaux. La nostalgie semble l’emporter. En 1991, il retrouve Joe Zawinul à Los Angeles pour enregistrer le superbe Amen de Salif Keita, puis participe au dernier concert de Miles Davis, à la Grande Halle de la Villette.
C’est une période très douloureuse : Wayne a perdu sa fille, son frère Al puis son épouse Anna Maria, victime en 1996 du crash du vol TWA 800. Après cinq ans de deuil et de silence, il décide de repartir. Il quitte sa luxueuse maison-studio de Los Angeles pour Miami, et forme un quartet avec le pianiste afro-panaméen Danilo Perez, le contrebassiste  » rital  » John Patitucci et le batteur Brian Blade. Après leur tournée 2001 et l’album Footprints Live Wayne Shorter est élu  » musicien de l’année 2002  » par toute la presse jazz.
Mais ce n’est pas son genre de se reposer sur ses lauriers…  » En déménageant, j’avais fait une étrange trouvaille : une partition était cachée sous le coussin du tabouret de piano. C’était une vieille chanson espagnole, Vendiendo Alegria« . J’ai mis du temps à me souvenir qu’il y a près de quarante ans, Miles Davis me l’avait mise entre les mains en me disant : « tu devrais faire quelque chose de ça ! »  »
C’est ainsi qu’est né Alegria, le nouvel album de Wayne Shorter, une pure merveille, sur un répertoire très insolite : un folk song gallois et un chant de noël anglais du xiie siècle y sont aussi méconnaissables que la cinquième des Bachianas de Villa-Lobos ou l’original et amer Sacajawea dédié à la petite Indienne qui guida naïvement les colons anglais de New York à Seattle, et fonda ainsi sans le savoir les États-Unis d’Amérique du Nord.
Depuis l’enfance, Wayne Shorter est fasciné par les westerns, de même que son ami Sonny Rollins. Les deux plus grands saxophonistes de jazz vivants sont intarissables sur la démarche et les mimiques de tel ou tel acteur oublié dans le rôle du cow-boy. Tous deux ont éclaté de rire quand je leur ai demandé s’ils savaient que les premiers  » cow-boys  » américains, au xviie siècle, étaient des esclaves Peul. L’histoire de l’Amérique leur appartient, tout comme celle de la musique. De toutes les musiques.

À écouter en priorité :
The Best of Wayne Shorter (Blue Note / EMI)
Miles Davis Quintet, 1965-68 (coffret 6 CDs Columbia/Sony)
 Weather Report : Black Market (Columbia/Sony)
-Wayne Shorter : Footprints Live et Alegria (Universal)///Article N° : 2860

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