à propos de Kalla, le feu

Entretien de Sylvie Chalaye avec Philippe Pelen Baldini

Avignon, juillet 2002
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Il y a une vraie traversée, une espèce de voyage entre Les Porteurs d’eau et Kalla, le feu : on passe d’une esthétique très dépouillée à une esthétique quasi baroque avec une recherche du côté d’un théâtre total qui convoque, la danse, la farce, l’art lyrique et surtout comme les réminiscences d’images et de formes appartenant à d’autres cultures et d’autres théâtres. Pourquoi ce désir d’aller vers quelque chose d’aussi différent ? A moins que ce ne soit pas si différent puisque nous sommes toujours dans un « théâtre des origines » comme le dit si bien Georges Banu, un théâtre très cosmogonique : après l’eau, le feu.
Il y a une oeuvre derrière tout cela, un chemin de seize ans que l’on continue à creuser. C’est un travail sur la mémoire du corps. A la Réunion tout le monde vient d’ailleurs. On ne peut pas parler de culture indigène. Le peuplement de l’île est intimement lié à l’histoire de l’esclavage. Les Blancs ont fait venir des esclaves noirs d’Afrique, puis plus tard des engagés de l’Inde et de la Chine. Dès que l’on remonte sur deux ou trois générations, on s’aperçoit que tout le monde vient d’ailleurs. Or nous, dans notre théâtre, nous sommes habités par cette urgence de retrouver des liens. Comme dit ce proverbe africain : « Je suis, les liens que je tisse ». Nous n’avons pas trouvé de meilleur moyen que le théâtre pour retrouver les filiations, mais de façon organique, de façon physique, pas d’une façon intellectuelle. Ce que nous recherchons, c’est un ressenti organique de ces liens culturels sur un plateau de théâtre. Voilà seize ans que nous travaillons sur les frottements, sur les métissages que chacun porte en lui, or c’est aussi travailler sur l’exil, le voyage, les ruptures, les blessures… Le métissage n’est pas une carte postale, c’est tout de même né d’un viol au départ, le viol d’une esclave Eva par un colon blanc. Et ce métissage né d’un viol est peut-être aujourd’hui pour l’histoire un défi. Car c’est aussi la chance pour chaque acteur de découvrir l’orient et l’occident. le blanc et le noir, autrement dit le monde finalement, dans toute sa complexité. Georges Banu évoque souvent « l’acteur arc-en-ciel » chez Brook. Moi, je vois l’acteur comme un cristal, j’aime bien cette image de l’acteur aux multiples facettes qui porte en lui le monde. Pour nous, à la Réunion, c’est vraiment une réalité organique. Thierry Mocazambo, par exemple, sa maman est indienne, son père est africain et il a une grand-mère chinoise. Cette réalité est bel et bien biologique, charnelle. Quand nous interrogeons ce corps dans le travail au plateau, nous créons un espace vide pour qu’il puisse se dire, se raconter et à ce moment-là des réminiscences viennent spontanément. Ce n’est pas un patchwork un peu forcé, ce n’est pas le choix d’un directeur d’acteur qui veut faire référence, qui cherche des citations, c’est vraiment le désir de laisser remonter du corps des formes et on rejoint ici presque le travail d’Eugénio Barba, cela devient une anthropologie théâtrale, une anthropologie du corps de l’acteur que de retrouver comment l’être qui est dans ce corps se dit, se raconte. C’est assez fabuleux car les choses viennent d’ici et là et se frottant les unes aux autres, elles deviennent tout autre chose.
Mais tous les acteurs de la troupe ne sont pas originaires de la Réunion.
Tous les acteurs ne sont pas de la Réunion, mais tous sont issus de peuples métis, tous sont issus d’un exil, c’est le dénominateur commun des acteurs de la troupe. Ils ont tous en eux plusieurs cultures et sont tous dans l’entre-deux. C’est une volonté farouche de notre part, car je crois que c’est une urgence aujourd’hui dans le monde de transgresser les frontières.
Il y a dans mon travail de directeur d’acteur toujours le désir de faire en sorte que des univers, des mémoires se frottent, des langues différentes aussi, les langues maternelles de chacun, le créole, le français, l’espagnol, les langues indigènes d’Afrique du Sud, zoulou, ndebele… parce que la langue est musicale et qu’elle amène le corps de l’acteur dans une relation à l’espace différente. Dans leur langue maternelle, les hommes s’organisent différemment dans leur corps et dans leur relation à l’autre. Et cette friction-là est intéressante.
Ces frottements se jouent aussi à un niveau plus esthétique avec la rencontre de l’art lyrique et de chants traditionnels.
C’est un peu comme un haïku, un de ces poèmes japonais qui mettent ensemble deux objets qui n’ont rien à voir dans une même image pour plonger dans un vertige, dans une autre dimension. Notre travail relève un peu de ce principe : une femme qui joue du violoncelle, cet instrument ô combien classique et porteur d’un art savant, mais elle est nue et couverte de terre. Cette confrontation d’archétypes, de langages et d’images nous amène à un vertige et tout d’un coup l’intellect lâche, on est dans un ailleurs et en même temps un ailleurs très proche.
Vous insistiez sur la nature très organique du travail, mais on rejoint ici la métaphysique du vertige baroque.
A la Réunion on est sur une petite île où la seule façon de voyager, c’est de regarder en haut. On peut en faire le tour en six heures, mais il y a des montagnes de 3000 mètres. C’est pourquoi on se retourne vers la montagne, et pas du tout vers la mer. Or la montagne, c’est la transcendance, l’invisible, tous ces ancêtres que l’on a laissé de l’autre côté de la mer, c’est le rapport aux fantômes, au magique, et toutes ces religions qui se frottent nous ramènent à la nécessité des rituels aux ancêtres. Cette dimension est très présente dans le spectacle. Quand celle qui joue Eva meurt et renaît, puis voit son père et sa mère encore marcher dans la vallée chargée de nuit, c’est le lien à ce monde ancestral, que le feu lui permet de voir. Elle a soudain la lumière de cette vision, c’est la transcendance.
Vous évoquez ici finalement quelque chose de très identitaire, de très lié aux particularismes de l’île de la Réunion et de son peuplement, mais en même temps Kalla est un spectacle qui embrasse l’universel.
Jacques Prévert disait justement que le volcan qui se regarde le nombril n’y voit que du feu ! Quand l’acteur a la tentation de se replier sur lui-même quand il regarde son nombril, sa souffrance identitaire, paradoxalement, il s’ouvre au monde, parce qu’il porte en lui le monde. C’est plus facile à la Réunion, mais finalement ici ou ailleurs, on est tous le fruit d’un voyage, d’un métissage culturel plus ou moins lointain… On fait un travail sur l’origine et sur la localisation. C’est pour cela que nous avons choisi de nous appeler Talipot. C’est le nom d’un arbre. Plus il a les racines profondes, plus l’arbre peut s’élever haut. C’est en allant dans les profondeurs que l’on a une chance de trouver quelque chose de très universel.
Avec Les Porteurs d’eau on était finalement dans un univers très lisse, très propre où éclatait la nudité, mais dans Kalla, les acteurs sont comme sculptés, peints, couverts d’argile et les toisons monumentales qu’ils portent, comme des racines, donnent le sentiment qu’ils ne sont pas encore dégagés de la terre. L’univers évoque l’enfouissement.
L’eau est un élément, mais le feu est plutôt un état. Il est très difficile de cerner le feu. On ne peut pas le sentir, le toucher, c’est pourquoi on a cherché le feu du dedans, la brûlure, la cendre, les frottements… Le spectacle frotte des pierres, des imaginaires, des territoires… On est dans l’idée de Bachelard, celle d’un feu qui n’est pas descendu du ciel, mais qui est venu du désir. C’est le désir que j’ai pour l’autre qui va créer le feu, le frottement des corps. « Par le frottement des corps semblables naît la nostalgie (la chaleur) et l’amour (la flamme) jaillit ».
Pourquoi cette obsession des éléments naturels dans la recherche de Talipot ?
On est en effet liés aux éléments naturels, parce que la nature est très présente, très puissante à la Réunion. Quand on répétait Kalla, des volcans étaient en éruption et les comédiens sont allés au pied des cratères pour voir de près la lave. On travaille en plein air, souvent face à la mer. Entre les volcans, les tremblements de terre et les cyclones… la puissance de la nature se rappelle toujours aux hommes à la Réunion et nourrit nécessairement notre imaginaire. C’est aussi notre lien fondamental à l’oralité. La relation avec l’invisible, le magique devait être présente sur le plateau. C’est le vrai rendez-vous que j’avais avec cette île.
Et comment s’est imposée cette oeuvre sur le feu ?
Le feu est justement obsédant à la Réunion. Cette île est un volcan. Le monde a besoin de se réconcilier avec ce feu qui est au centre de la terre, face aux oppresseurs, à ceux qui voudraient nous mettre dans les terres de l’oubli, les terres froides, les terres où le mouvement se fige, où le corps se fige, où la peau craquelle pour retrouver à la fois le feu solaire et le feu du dedans de la terre, pour être en rébellion, en insoumission. On définit Kalla comme un opéra sauvage, parce que le feu est un élément sauvage qui transgresse toutes les frontières. Il reste indomptable en dépit de nos technologies sophistiquées.
Mais le feu, c’est aussi la douleur, la cruauté aussi.
C’est une douleur presque nécessaire, le feu détruit pour reconstruire. Tout devient cendre. Nous sommes condamnés à la crémation finale de nos corps ou de nos désirs. C’est la seule façon de recréer le monde. Kalla c’est l’avatar de Kali, cette déesse indienne avec ses grands couteaux qui coupe les têtes pour régénérer le monde, il y a cette même puissance de destruction chez Kalla.
Avec Kalla on sent aujourd’hui une grande radicalité dans votre travail esthétique. Comment s’est faite cette évolution ?
Il y a près de vingt ans, j’avais été sollicité pour faire du théâtre dans un centre à la Réunion et très vite j’ai abandonné le théâtre bourgeois pour faire un travail sur la langue créole, la musique et surtout la tradition orale ; il n’y a pas de tradition théâtrale à la Réunion, juste un peu de théâtre de rue. Notre travail a d’abord porté sur le passage du conte au théâtre et l’utilisation des éléments de l’oralité : le récit, le rythme, le chant… Et on explorait déjà non pas le mélange, mais la confrontation du conteur avec l’acteur et le bouffon qui se joue de la mort et a un rapport très particulier au sacré. On a exploré cela pendant des années en passant par le corps, la danse, l’énergie, la concentration d’énergie, on a fait aussi un gros travail d’archivage oral, on a également travaillé sur les archétypes, sur le symbole, sur l’espace de la représentation, sur le signe au théâtre… Tous les comédiens vivaient en communauté, dans une petite case en bois sous taule, dans un quartier très populaire, puis quelques années après on s’est ouverts sur tout l’Océan Indien. On était alors les premiers à faire ce travail car jusqu’en 1981, il était interdit de parler créole, de chanter du maloya sur la voie publique, et les seuls échanges possibles étaient avec Paris. Mais nous, cela ne nous intéressait pas et on a tout de suite tenté des rapports sud-sud. D’abord Réunion-Madagascar, car Madagascar est le grenier de l’Océan Indien, puis les Comores, l’Inde. On recherchait vraiment une fraternité de destins, pour retrouver en somme nos pères, nos mères, un sens et des archétypes communs. Et très vite on a intégré des artistes malgaches et africains, on s’est ouverts à d’autres langues. Mais au plan institutionnel, c’est alors devenu plus difficile, car on ne correspondait plus à la sphère francophone. On n’était plus représentatif des enjeux de la francophonie et d’une certaine représentation de la culture française. Pour moi, la francophonie c’est pourtant le devoir de créer un espace où chacun peut être reconnu dans ce qu’il est, donc d’abord dans sa langue maternelle. Dans beaucoup de pays qui nous environnent, il y a des régimes de dictature, donc une des urgences de la francophonie devrait être de créer ces espaces de liberté et certainement pas d’imposer une façon de parler et finalement de penser.
Comment définissez-vous votre groupe ?
Finalement, nous sommes une famille, c’est peut-être un mot qui paraît un peu désuet aujourd’hui, mais je tiens à ce terme, je le revendique, Talipot n’est pas un centre de production avec des artistes en free-lance, Talipot est une famille de théâtre avec des acteurs qui grandissent, qui mûrissent.
On a très tôt beaucoup voyagé avec la compagnie. On a fait le tour du monde : 52 pays durant ces trois dernières années. Et c’est avec le même bonheur que l’on passe au Théâtre de la ville, à l’Opéra Bastille ou dans la brousse malgache, sur une place de village aux Comores ou dans une tribu kanak. C’est toujours le même spectacle que nous partageons.
Mais nous nous posons beaucoup de questions sur l’évolution de la compagnie, la reconnaissance de l’Etat. On est très heureux de ce parcours, mais on sent aujourd’hui réellement le besoin d’avoir d’autres moyens. Car l’Afrique a beaucoup à apporter aux expressions théâtrales contemporaines. L’Eglise a condamné les acteurs et le théâtre, elle les a renvoyés de son espace sacré, pourtant depuis cette époque elle ne cesse de rechercher la théâtralité dans sa liturgie, de même que le théâtre aussi de son côté court après une certaine dimension sacrée. Le théâtre contemporain recherche un souffle dont l’Afrique est encore porteuse. Mais il n’est pas dans une scénographie très sophistiquée et esthétisante, il est dans l’acteur, un acteur qui ne propose pas la perfection, mais un acte théâtral pur qui appartient à la générosité, à la puissance du partage des émotions. C’est peut-être par le souffle de l’Afrique et la puissance de l’oralité que l’on pourra retrouver la dimension de l’acteur sacré, tel que l’a connu l’Occident à l’origine du théâtre, l’acteur médium qui transmettait la foudre du grand Zeus, le flux vital de Dionysos et cela on l’a perdu. Ces pays qui sont encore porteurs de grandes traditions orales, peuvent rappeler cela à l’Occident. Mais quelle place leur donne-t-on aujourd’hui ?

///Article N° : 2390

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