Abouna, éloge du respect

Entretien d'Olivier Barlet avec Mahamat Saleh Haroun

Cannes mai 2002
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Qu’est-ce qui t’a poussé à aborder un tel sujet ?
Le phénomène se développe de plus en plus au Tchad : tous les matins, des communiqués de recherche sont passés à la radio nationale par des femmes dont les maris sont partis sans rien dire. J’ai voulu travailler sur la souffrance de ceux qu’on laisse, indépendamment de celle de celui qui part.
La mère parle d’irresponsabilité, mot que les enfants cherchent à comprendre.
L’immigration est un des gros problèmes des années à venir. Je cite Tanger car c’est un passage et avant tout un butoir. Face à ces enfants qui représentent l’avenir, la responsabilité des adultes se pose en termes étymologiques : comment répondre à un moment précis aux questions posées ? J’ai voulu leur interrogation sans intellectualité. L’absence du père n’est pas propre au Tchad. Ce que les enfants demandent aux adultes, c’est comment construire sans repère ?
Le père n’a pas dit qu’il était au chômage et part la queue entre les jambes.
Oui, on ne sait pas s’il a rompu avec la mère ni ce qu’il lui a dit. Les enfants cherchent à percer le mystère tandis que la vie reprend peu à peu. Pour Tahir, c’est un parcours initiatique : il est très tôt confronté à des responsabilités d’adulte – c’est très courant en Afrique. Je cherche toujours à partir d’une thématique locale qui s’inscrive dans l’universel, sans pourtant perdre les aspects ancrés dans la singularité.
Ce local s’affirme par un constat des conditions de vie : eau coupée, écoute de RFI, des sacs plastiques qui jonchent les espaces publics…
Ce réalisme simple me permet de raconter le Tchad qui manque d’images actuelles. C’est aussi une manière de suivre l’école néoréaliste qui marque le cinéma que je tente de faire.
Au cinéma, les enfants voient leur père sur l’écran : ce père rêvé, c’est le cinéma comme espace du possible ?
Oui, du rêve, du possible, de la construction de soi. Je me suis construit par le cinéma, comme beaucoup de gens. Se confronter au rêve oblige à affronter sa propre réalité. Les enfants du film transcendent et transgressent ainsi l’espace cinéma pour mener leur propre enquête.
Une belle façon de rebondir sur la problématique de ton précédent film, Bye bye Africa, où la question du cinéma était crûment posée à travers le constat de sa décrépitude au Tchad.
Tahir et Amin sont livrés à eux-mêmes et l’imaginaire artistique du cinéma ouvre le possible. C’est avec le rêve qu’on se construit un monde pour dépasser sa propre réalité : ce n’est pas une évasion, c’est un rêve possible.
Tu as placé trois affiches de cinéma à l’entrée du cinéma : Yaaba, The Kid et Stranger than Paradise. Tes choix de cinéma ?
Oui, ma référence première reste Charlie Chaplin. Dans Yaaba, Idrissa Ouedraogo atteint quelque chose de vraiment magique. Quant à Jim Jarmush, c’est un cinéma nomade, de quête, qui place un rêve possible sur la route, profondément ancré dans la vie.
Tu présentes l’école coranique de façon très contradictoire : à la fois violence et relation.
J’ai moi-même été à l’école coranique. Dans la violence exercée par les marabouts, c’est la solidarité qui fait tenir les enfants entre eux et leur permet de se construire. Je ne voulais pas dénoncer une école univoque, d’autant plus que les résistances au pouvoir du maître sont fréquentes et structurent les enfants.
Le livre de chevet d’Amin est Le Petit Prince, un ouvrage occidental.
Quand on lit le début du Petit Prince, on a pas l’impression d’une œuvre occidentale. J’aime bien sa façon de se poser comme histoire vécue. Sa portée est tellement universelle que je ne le considère pas comme spécialement occidental. De toute façon, les composantes identitaires tchadiennes sont en partie françaises, marquées par une mémoire et une culture. La frontière s’atténue avec de telles œuvres qui deviennent le patrimoine de tous.
On en retrouve les valeurs dans une fin du film très morale.
Notre époque n’aime pas trop la morale. Il me semble important de rappeler que l’humanité se trompe en critiquant les religions qui ont beaucoup donné à l’homme. Sans être religieux, je crois que poser une caméra relève d’une certaine morale. Sinon, on tombe dans un schéma dualiste à l’américaine alors que le monde est beaucoup plus complexe.
L’image exprime fortement cette morale du respect : voir à travers un rideau de perles, des couloirs, des traits de lumière…
J’ai beaucoup travaillé avec le chef décorateur Laurent Cavero et le chef opérateur Abraham Haïlé Biru sur un certain formalisme porteur de sens. Alors que dans Bye bye Africa, j’avais filmé à la volée, au forceps, j’ai voulu qu’ici tout ce qui se trouve dans le cadre soit signifiant, afin d’atteindre une dimension qui soit de l’ordre du sacré. Pudeur et distance s’imposent dans cette conception morale de l’image.
Les couleurs pastel confèrent de même au film une grande douceur.
Avec un ami tchadien peintre et calligraphe, Kader Badawi, nous avons travaillé sur l’harmonie des couleurs pour que le film coule comme un fleuve en une tonalité et une harmonie fortes. Cela n’empêche pas que ce qui se passe peut être dramatique. C’est la première fois que je tourne en 35 mm : c’était nécessaire pour avoir ces deux dimensions.
Cette quête du respect passe aussi par un rythme proche de la méditation, de la contemplation.
Un film reflète l’espace dans lequel il s’inscrit. La vie à N’Djaména n’est pas la même qu’à Paris ou Hong-Kong. Il ne s’agit pas de tomber dans l’ennui mais de respecter ceux qu’on film en respectant leur espace. Les longs métrages américains oscillent entre 800 et 1000 plans ; ce film doit en avoir 200, mais ce n’est pas de la lenteur.
Les travellings et des mouvements de caméra tout en douceur concourent à cette tentative de capter l’humain.
On cerne les gens quand on leur laisse le temps. Pour laisser sa dimension à un personnage, il faut qu’il soit dans son espace, sa vérité. Je refuse ainsi de multiplier les gros plans qui me donnent souvent l’impression de déflorer le personnage. Une chemise, un décor peuvent aussi bien le définir.
Un personnage pris dans son ensemble et dans son environnement : voilà qui affirme une certaine filiation avec l’histoire des cinémas d’Afrique.
Je me réclame tout à fait de la cinématographie de culture africaine. Nous pouvons raconter notre monde en respectant les paramètres assurant toutes les dimensions d’un personnage plutôt que de suivre un cinéma dominant et conquérant qui est si victorieux qu’il nous finirait par nous faire croire qu’on est dans le faux.
La musique d’Ali Farka Touré conforte tout ce qui vient d’être dit : elle coule comme un fleuve et porte à la contemplation.
Elle parle véritablement et apporte toujours une dimension supplémentaire. En écrivant le scénario, je l’avais en tête. Sans le connaître, je me sens en parfaite communion avec lui.

///Article N° : 2358

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