Deuxième roman de Mahamat-Saleh Haroun, aussi connu pour sa production cinématographique, Les culs-reptiles vient d’être publié aux Editions Gallimard. Une fiction inspirée d’une histoire vraie, celle du nageur équatoguinéen Éric Moussambani. Chronique.
Dans un pays africain du Sahel jamais nommé, brûlé par le soleil et la corruption, Bourma vit parmi des hommes livrés tout entiers à la paresse et à l’indolence, qui ont baissé les bras depuis longtemps et qu’on appelle les « culs-reptiles ». D’entrée de jeu, et avec ce qualificatif des plus savoureux, le décor est planté :
Pour les culs-reptiles, tout se passait comme si les jours n’étaient que la répétition d’un temps circulaire. Attirant les regards des passants à cause de leurs éclats de rire retentissants, ils vivaient dans une sorte d’éternité joyeuse et insouciante. (p.10)
Mahamat-Saleh Haroun, dont l’œuvre cinématographique n’est plus à présenter, signe ici son deuxième roman, burlesque et truculent, écrit dans une langue agile, peut-être un peu facile et émaillée de lieux communs, mais qui nous emporte radicalement dans le quartier de Torodona, naturellement le plus pauvre et le plus incongru de la contrée. On ne peut imaginer sans sourire ces êtres aux fesses plates à force d’être assis toute la journée, jouant aux dés ou aux cartes, dissertant ou somnolant.
Torodona, ce pandémonium aux rues poussiéreuses jonchées de sachets en plastique. Torodona, il commençait à le haïr. Il ne supportait plus ses caniveaux aux odeurs pestilentielles. C’est fini, Torodona et ses indécrottables culs-reptiles vautrés à l’ombre des arbres comme s’ils attendaient le retour du Messie. (p.29)
Ne rien faire ou vivoter de petite délinquance (aller jusqu’à voler des bijoux à sa mère, par exemple, tiens ? des bijoux dans cette famille des plus indigentes ?), c’est tout un, et Bourma, à défaut de filer des heures heureuses, est un oisif convaincu, jusqu’au jour où, répondant à un appel entendu à la radio, il se lance dans un défi invraisemblable : porter les couleurs de son pays lors des Jeux Olympiques de Sydney de 2000 pour l’épreuve de natation du 100 mètres, nage « libre »… et pour cause, puisque Bourma (fraîchement promu et seul licencié de la fédération nationale de natation) sait… à peine nager !
Tout au long des 227 pages du roman, le narrateur ne cesse de mettre en exergue de manière satirique les petits travers de ses personnages, mais aussi les maux plus ou moins endémiques d’une société gangrénée par les délestages d’électricité, les rivalités et complicités ethniques, la comédie sociale (comme de devoir arriver vierge au mariage, quand on est une fille, par exemple, alors qu’il est parfaitement toléré d’entrer dans le jeu de la séduction…), la gabegie étatique ou encore la compromission généralisée des élites, rendant à la fois vivant et tragique ce pays imaginaire, derrière lequel on peut en reconnaître bien d’autres. Cependant, par-delà la critique sociale et l’humour, la grande force des Culs-reptiles réside aussi dans la manière dont l’auteur parvient magistralement à s’emparer d’une histoire vraie, celle du nageur équatoguinéen Éric Moussambani, engagé dans les olympiades de 2000 et dont la figure et l’exploit ont marqué les mémoires, et de la transformer en l’épopée véritable qu’elle a représentée, non sans humour, là encore.
Quelques sportifs noirs, des Africains anglophones, francophones et lusophones, accourent pour le soulever, le portant en triomphe, chantant et dansant dans une joie contagieuse. Pourtant, se dit Bourma, je n’ai rien fait d’extraordinaire. Je suis le nageur le plus lent de l’histoire de la natation olympique. Y a pas de quoi fouetter un chat. (p.195)
Certes, l’homme a existé, certes, il a relevé un défi magnifique, certes on l’a baptisé pour cela « Éric l’anguille », mais les commentaires du monde entier ont parfois été en demi-teinte et ponctués d’éclats de rire. Avec intelligence, Mahamat-Saleh Haroun fait taire cette amertume, mettant une bonne fois les rieurs de son côté, du « bon » côté, en retraçant le parcours rocambolesque d’un antihéros devenu héros et rendu à son humanité profonde. Bourma, en effet, au fil de son aventure, fils ingrat et pourtant aimant, a peut-être trahi son père et volé sa mère, mais il s’est réconcilié avec eux, puis, amoureux infidèle mais sincère, il s’est épris de Ziréga, la fille du pêcheur qui lui sert d’entraîneur. En tout, finalement, fourbe et généreux à la fois, il se comporte en homme ordinaire et extraordinaire, avec au moins une conviction solidement enracinée, celle que la vie est un cadeau qu’il faut saisir comme il va, en entier, avec ses bons et ses mauvais aspects. Le destin de Bourma se fait alors allégorie du courage et de la détermination nécessaires pour bousculer aussi bien la grande histoire que la petite.
Nul doute que la date du vingt septembre de l’an 2000 restera à jamais gravée dans la mémoire de Bourma. Dans quelques heures, il se lancera dans la compétition. Quelle que soit la qualité de sa performance, il entrera dans l’histoire. (p.172)
Si l’on ne peut pas dire qu’on entre avec Les Culs-reptiles dans une réflexion profonde et philosophique sur le sens de ce parcours peu commun, on passe un très bon moment grâce à la force d’évocation d’un écrivain dont on n’oublie à aucune page qu’il est un grand cinéaste, et c’est cela que devrait toujours être la littérature, la sublimation du réel, qu’il soit banal ou grandiose, quand il prend soudain, par la magie des mots, une tout autre dimension.
Annie Ferret