L’écrivain haitïen Carl Pierrecq raconte sa rencontre avec le journaliste, dramaturge et poète comorien Soeuf Elbadawi.
Bientôt 10 ans depuis que j’ai rencontré à Petit-Goâve, en Haïti, l’écrivain comorien, Soeuf Elbadawi. C’était en 2013. Il était dans la ville de Dany Laferrière, ma ville natale, pour participer au Festival Libérez la parole du Centre Pen Haïti, présidé à ce moment-là par l’écrivain Jean-Euphèle Milcé, l’auteur de L’alphabet des nuits.
Depuis ma rencontre avec cet homme solaire, je ne cesse de penser à son pays : les Comores. Tant de mots me montent au cerveau quand je pense à cet archipel : Territoire occupé, Peuple sous tutelle, Drame, Temps de déchéance. Depuis cette rencontre, dans ma ville, pas une année ne se passe sans que je ne pense au Comores et à Soeuf Elbadawi. Je me rappelle sa voix de tonnerre. Ses gestes de combattant. Son message de libération. Il parlait de migration, d’indépendance, d’autonomie. Je me demande depuis presque dix ans comment est la réception des écrits de cet auteur qui porte son pays dans tous les compartiments de son corps. Je me demande combien ont lu Soeuf et est-ce que ses écrits ont assez circulé? Est-ce qu’ils parlent au monde ?
Depuis ma rencontre avec cet homme volcanique, j’ai la sensation de rencontrer les Comores dans ses drames les plus intimes. Tant de mots et de phrases m’habitent : Mayotte, Mer comorienne, Victimes, Pays qui se meurt. Je me pose mille questions sur l’œuvre de cet homme qui m’a semblé en danger dans tous les sens du terme. Cet homme, prêt à subir le monde, se faisait la voix de son peuple, au risque même de la folie.
Soeuf, face à la mer petit-goâvienne, jouait Un Dhikri pour nos morts : la rage entre les dents. Sa voix avait intégré la voix du vent, celle des vagues. Sa rage avait épousé la rage de la mer. Ses pas ont fait danser les arbres. Il était mi-homme et mi quelque-chose d’autre. Il était vent, air, eau. Il était nuages, terre, oiseau. Il était mystérieux dans sa façon de parler de son pays et d’habiter son poème.
Depuis ma rencontre avec Soeuf, cet homme-archipel, je suis habité par un ensemble de mots : Terre d’occupation, Pouvoir, Effondrement, Quotidien désarticulé, Puissance dévastatrice, Maitre, Possédant, Génocide, Crime de guerre, Massacre, Histoire tragique. Je suis habité par d’autres mots comme Citoyen abusé, Impunité, Imposture, Masque, Rescapé. Cet homme de mille énergies et moi, nous parlions de la littérature et ce qu’elle pouvait face au monde. Cet homme de mille rages entre les dents n’avait pas cessé de me parler de la relation, du commun, du vivre ensemble. En me regardant droit dans les yeux et avec une force incroyable dans la voix, il m’avait fait comprendre que la littérature devrait aider à rendre le monde meilleur et à briser les frontières entre les privilégiés et les démunis de la terre : une manière d’être constamment dans le commun, le bien-vivre et le vivre ensemble.
Depuis ma rencontre avec Soeuf Elbadawi, cet homme habité par le multiple, le divers, je garde en mémoire l’une de ses phrases qui est pour moi une bonne définition de la littérature. Il m’avait dit : « mon frère, on ne peut pas créer un bout de paradis en enfer ». Chez lui, il y a toujours cet appel à la relation, au commun et au vivre-ensemble. Le monde doit être la même chose pour tout le monde : Un bout de paradis, sans enfer.
Aujourd’hui encore, je me pose mille questions sur le travail littéraire de cet homme qui aime tellement Aimé Césaire, Frantz Fanon, Sony Labou Tansi, Kateb Yacine et Édouard Glissant.
Oui, mon frère, ce n’est pas possible : on ne peut pas créer un bout de paradis en enfer.
Carl Pierrecq