« Cette guerre, on l’a déjà gagnée car ce que nous faisons s’inscrit dans l’éternité »

Entretien d'Olivier Barlet avec Mahamat-Saleh Haroun à propos de Daratt (Saison sèche)

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Nous avons déjà insisté dans notre critique du film sur l’importance de Daratt pour le temps présent. Nous accompagnons sa sortie le 27 décembre 2006 sur les écrans français par cet entretien en profondeur sur ce film que nous avons tenu à soutenir par un partenariat média. Lorsque vous avez vu Daratt, ne racontez surtout pas la fin du film à vos amis : dites-leur seulement de ne pas le manquer. Cet entretien ne délivre pas la fin mais il est clair que par les éclairages qu’il apporte sur la méthode du réalisateur,’il est intéressant de le relire après avoir vu le film.

Ce film est d’une telle clarté, il est tellement parlant en soi, que c’est presque difficile d’en parler ! J’ai été frappé par la qualité d’écoute des 200 élèves du lycée d’Apt qui n’ont pourtant pas l’habitude d’être calmes face à des films d’une telle épure. Il y a une tension impressionnante dans le film, à la fois dans le récit et dans le traitement. Sur un thème aussi difficile, quelle a été ta démarche au départ, quels étaient les écueils à éviter ?
La première chose, c’est qu’il fallait que le couple de comédiens fonctionne, que les deux personnages principaux forment une paire. Il ne fallait pas que l’un des deux joue en dessous de l’autre, sinon il n’y aurait plus eu de film. Ensuite il fallait aller à contre-courant, épurer les choses, jouer la carte de quelque chose de presque sensoriel, faire sentir la chaleur dans cette boulangerie, la proximité des corps, l’espace comme un endroit de partage, entrer dans une mise en scène plutôt que dans une réalisation. C’est-à-dire que ce n’était plus une histoire de technique mais plutôt d’occupation de l’espace, de travail sur les regards, faire en sorte que chaque plan ait un sens, ne jamais faire simplement une transition ou un plan de repos, ce qu’on apprend généralement dans les cours de scénario. C’est cela qui permet de garder cette tension, avec un montage très sec. Je suis tombé sur quelqu’un de très fort, c’est Marie-Hélène Dozo qui est la monteuse des frères Dardenne, elle est quasiment janséniste. C’est cette tension qui fait tout le film. Une autre difficulté était d’arriver à ce que les gens se demandent « à quel moment cela va t-il arriver ? », question qui crée une tension interne, et c’est ce que j’ai voulu développer dès le début, plutôt que « est-ce qu’il va le tuer ou non ? », question qui ne créerait que du suspense, qui serait un autre rapport au récit.
J’ai vécu les choses différemment. Pour moi, la tension était plutôt de savoir comment il allait se sortir de cette histoire-là, comment il allait résoudre son problème.
C’est la même question : quand va-t-il accomplir son acte ou comment va-t-il faire pour s’en sortir. Ce qui m’intéressait c’était de voir comment les choses allaient advenir, et c’est ça qui crée cette espèce de circularité aussi bien dans l’espace que dans le récit parce que les choses se répètent. On a l’impression que les mêmes scènes reviennent, une espèce de cercle infernal qui évoque la guerre civile
A un moment du film, on sent qu’un rituel est nécessaire. La scène finale est extraordinaire à ce niveau car elle est à la fois essentielle et ouverte. Atim est train de résoudre son histoire.
Absolument, pour sortir de ce cercle infernal il a fallu trouver un rituel et une mise en scène de sa propre histoire et de sa propre condition, trouver une fiction pour essayer de briser le cercle infernal et retrouver son libre arbitre. Cette scène-là n’est pas arrivée du jour au lendemain, j’y ai travaillé jusqu’à la dixième ou la douzième version, elle n’était pas évidente du tout, elle est arrivée parce que j’ai creusé et que je cherchais une fin en adéquation avec tout le film et son propos.
As-tu travaillé seul ou y a-t-il eu un travail collectif sur le scénario ?
Nous avions comme projet avec Abderrahmane Waberi de le travailler ensemble mais il a eu la sincérité de me dire qu’il ne comprenait pas ce que j’attendais de lui. Il n’avait jamais écrit de scénario. J’ai donc continué seul et me suis vraiment trouvé face à la difficulté de traiter ce thème de la vengeance qui a tellement été utilisé au cinéma. Un autre écueil à éviter était effectivement de faire le énième film où on tue le méchant. J’ai pensé à Unforgiven (Impitoyable), un film de 1992 de Clint Eastwood où il y a une justice immanente, divine, mais où ceux qui ont violé sont massacrés à la fin. Je ne voulais pas arriver à la même chose. Pour tout dire, je voulais surtout proposer une utopie à ce pays tchadien meurtri depuis plus de 40 ans, contribuer à ouvrir un horizon. Cela ne pouvait advenir que parce qu’à la fin du film, la main d’Atim ne tremble pas, ce qui symboliquement veut dire que c’est en conscience qu’il fait les choses. Et on sent qu’il y a quelque chose de trouble dans tout le film jusqu’à ce moment où sa main ne tremble pas. C’est à moment-là que son grand-père, qui n’est pas dupe, lui dit « tu es devenu un homme », parce que sa main n’a pas tremblé. Et quand vous avez comme moi cette expérience terrible de la guerre et des armes, vous savez que les gens tremblent parce qu’ils ont peur mais tirent quand même, ce qui veut dire que ces gens le regretteront toute leur vie. D’autres le font de sang-froid, en toute conscience, et ils n’ont pas de regret. C’est ce que je voulais travailler, par de petits détails. Mais on n’a pas besoin de tenir une arme pour comprendre la peur qui habite à un moment donné le personnage principal.
L’affiche porte une phrase qui me gêne : « le pardon est la seule victoire ». Je n’ai pas vu ça dans le film, peut-être parce que je range le pardon une conception chrétienne. Lors d’une interview de Sembène Ousmane, je lui avais parlé des demandes de pardon occidentales concernant l’esclavage et il m’avait répondu : « Pourquoi les Occidentaux passent-ils leur temps à demander pardon ? C’est la culture d’absolution occidentale qui fait demander pardon. » Je ne vois pas dans le film ce type de pardon mais quelqu’un qui cesse de vouloir assumer le poids des autres, cette histoire que le grand-père lui lègue en lui demandant de tuer.
Cette phrase n’est pas une idée de moi, mais à un moment donné un film devient un peu comme un enfant qui vous dépasse, qui marche tout seul, qui fait sa vie. J’essaie toujours de ramener à ce que moi j’ai voulu dire, mais l’interprétation d’une œuvre est indépendante de la volonté ou de l’intention de l’auteur. La notion de pardon est effectivement chrétienne et je ne la connais pas bien. Cela nous ramène à l’eurocentrisme, comment on lit les choses uniquement à l’aune de sa propre culture, alors que c’est un film simple, épuré, évident. Atim annonce dès le début que son père a été tué bien avant sa naissance. Avec la femme de Nassara enceinte, on peut transposer les personnages au moment où la mère d’Atim était enceinte de lui. Ce triangle fait un cercle infernal, sans fin… et ce cercle aurait pu continuer à tourner. C’est par rapport à ce cercle qu’Atim se définit et trouve une issue et c’est pour cela que la question est de savoir comment il va s’en sortir puisqu’il est dans un cercle infernal. La question ne se pose donc pas par rapport au pardon mais par rapport à son propre libre arbitre.
Et de savoir comment devenir un homme dans une telle constellation.
Voilà, comment devenir un homme, c’est un moment d’apprentissage.
On dit souvent que les enfants prennent en charge sans qu’on le leur demande explicitement ce que leurs parents n’ont pas réussi à accomplir. Dans ton film, c’est très clairement le grand-père qui lui donne une mission. Tu tenais à cette clarté ?
Oui, je voulais inscrire cela par rapport au Tchad, avec cette guerre qui habite plusieurs générations, le grand-père, le père victime et le fils. Qu’est-ce qu’on lègue aujourd’hui à un jeune de 17 ou 20 ans au Tchad, dans ce pays indépendant depuis 1960 si ce n’est la violence, la culture de guerre ? Et on lui demande de continuer dans la même voie. On ne peut s’en sortir que par la conscience d’être un homme libre, de s’inscrire de manière individuelle dans l’Histoire et non plus en acceptant d’être l’héritier de cette Histoire, fut-elle odieuse, parce que c’est la tradition. Pour ouvrir un horizon ou trouver une utopie, il faut à un moment accéder à cette vision de soi-même, se projeter sans trimballer les boulets du passé.
Ce personnage n’a pas d’autre choix que de se débrouiller par lui-même. Et le spectateur de se poser la question : « qu’est-ce que je ferais dans un cas comme ça ? »
Absolument, il fallait être en permanence avec Atim et pouvoir suivre la même réflexion. J’aime beaucoup le processus socratien qui consiste à pousser le spectateur à se poser des questions à travers ce qu’on lui donne à voir. Si on regarde le film avec attention, on ne peut pas ne pas être dans le dilemme de ce jeune homme.
Il me semble que si le film réussit ce pari, c’est qu’il supprime toute notion de spectacle. Dans la construction de l’image, dans le scénario, dans le montage, tu installes dès le départ un rythme qui est celui de la réflexion, de l’intériorité du personnage.
Pour arriver à cette tension, il fallait très vite incarner une espèce de douleur intérieure. C’est un personnage habité. Ce rythme me semble le plus juste pour que le spectateur se pose les mêmes questions qu’Atim ou qu’un autre jeune Tchadien face à cette situation. Pendant qu’on tournait le film, les rebelles ont attaqué N’Djamena et on a dû arrêter le tournage. C’était le 13 avril 2006, comme si les choses se répétaient, comme une mise en abîme du film lui-même. Ngarta Tombalbaye a été tué le 13 avril 1975, premier coup d’Etat. Dans le même temps, le jeune comédien Ali Bacha Barkaï avait 18 ans ce jour-là et on voulait lui organiser une fête, qui n’a pas pu avoir lieu. Faire ce film devenait aussi faire de la résistance contre la bêtise des hommes. Que faire quand on a l’âge de ce jeune homme, dans un pays dévasté où on ne vous transmet rien d’autre que cet avenir qui n’est qu’un précipice, où on donne une arme à des gamins pour qu’ils perpétuent l’horreur. Atim prend conscience que son avenir ne dépend que de lui et de son libre arbitre.
Tu abordes la question de savoir comment une société peut sortir du cercle infernal de la répétition de la violence sur un mode très individuel : comment faire des choix pour soi. Le travail du Tchadien Issa Serge Coelo dans Daressalam est plus historique ; il y a aussi des travaux qui portent davantage sur les questions d’impunité, de justice, par exemple tout ce qui touche au Rwanda. Est-ce que c’est quelque chose que tu aimerais traiter, cet aspect sociétal du rituel dont on parlait tout à l’heure ?
S’il fallait traiter cette question de manière communautaire, on arriverait à autre chose, l’identification et l’empathie par rapport à Atim ne seraient pas aussi fortes. Pour prendre conscience de l’horreur de cette situation, il fallait travailler sur une personne et le poids de la mission qu’on lui fait porter. Il me semble que c’est plus fort et plus juste pour faire prendre conscience aux Tchadiens de ce problème. La plupart des Tchadiens ont été victimes de cette guerre d’une manière ou d’une autre. Il fallait individualiser pour arriver à toucher chacun. Donner à chacun une place et une possibilité de réflexion par rapport au sujet. Il me semble que ce sont les individus qui peuvent apporter des choses, pas les groupes. L’esprit grégaire, qui est très africain, n’est pas la meilleure chose pour réfléchir sur la violence puisque ce sont les groupes, les familles qui reproduisent les choses.
Cela apparaît comme un préalable : il faut qu’il y ait un travail individuel avant qu’un travail collectif puisse exister.
Absolument. Je ne crois pas à une conscience soudaine collective, c’est pratiquement contre-révolutionnaire, au sens de créer une sorte de rupture pour ouvrir à un autre possible.
Un tournage à N’Djamena aujourd’hui, avec les rebelles qui attaquent la ville au milieu du tournage, et arriver quand même à faire du cinéma, cela paraît hallucinant.
Oui et en même temps, pendant le tournage, les gens prennent conscience de l’importance d’exister ou de montrer une autre image. Cette violence-là, parce qu’elle est spectaculaire, est beaucoup plus importante pour la représentation, pour les médias, qu’un film. C’est cette conscience-là qui nous a soudés, toute l’équipe tchadienne, techniciens et artistes compris, pour faire ce film. Avec toute la douleur possible. Tout compte fait, c’est quoi être un bon comédien ou être juste dans un film ? C’est tout simplement qu’à un moment donné les comédiens prennent conscience, et c’est douloureux, que ce moment qu’on est en train de fabriquer, qui est court, qui est fictif, s’inscrit en fait dans une éternité. Et quand on prend conscience de ça, on se donne plus qu’il ne faut. Cette guerre on l’a déjà gagnée parce que ce que nous faisons s’inscrit dans l’éternité. C’est ça qui nous a donné la force de continuer à faire le film, de braver même l’insécurité. On est allés dans le désert alors que les rebelles rôdaient autour. L’équipe tchadienne était d’accord pour dire que ce ne serait pas le même film si on n’allait pas dans le désert, donc finalement on y est allés et on est contents de l’avoir fait, ça nous paraît utile contre l’absurdité de la guerre.
« Atim » veut dire « orphelin ». Nassara lui demande toujours qui est son père alors qu’il s’appelle « orphelin » ! Ce personnage est travaillé par une contradiction permanente, un doute qu’il n’arrive pas à exprimer.
Tout à fait et en Afrique ne pas répondre à la question « qui est ton père », c’est très violent. Je pense que Nassara doit se douter que ce jeune fait partie de la progéniture de l’un de ceux qu’il a tués. C’est pour ça qu’il va fouiller dans ses affaires, voler le premier pistolet qu’il a. Il essaie en même temps, et c’est là toute l’humanité et l’imprévisibilité du personnage, de pousser Atim vers la prière dans laquelle il a trouvé le chemin de la rédemption. On dirait qu’il veut absolument mettre Atim sur ce chemin pour qu’il ne répète pas ce que lui a fait. Atim est un Nassara potentiel et dans l’altérité de Nassara, il se voit lui-même projeté. Sa difficulté est de se définir par rapport à cela et c’est ce qu’il essaie de trouver à la fin.
Il y a beaucoup de subtilité dans le personnage de Nassara dont on comprend qu’il regrette le mal qu’il a fait dans sa vie et qui a en même temps une violence en lui toujours présente dont il ne sait que faire. Il est terriblement humain.
Tous les deux ont un problème dont ils ne peuvent pas parler, qui est en fait le père d’Atim. Nassara pose la question mais quand on lui demande s’il veut vraiment savoir, il ne répond pas. Et c’est comme s’il y avait un cadavre ou le fantôme du cadavre du père entre eux. Peut-être que Nassara prend avec le recul conscience qu’il a été un criminel, un monstre, et qu’Atim porte aussi cette douleur et qu’ils n’arrivent pas à se parler. D’où l’impossibilité de construire quelque chose ou de partager l’espace avec sérénité. Il y a forcément tension. D’ailleurs, en réalité, le film ne dit pas que c’est la fin de la violence : tant que cette tension est là, elle peut éclater à tout moment. C’est un peu comme chez Kitano où la violence surgit de manière fulgurante.
Ce qui est très fort, c’est que finalement Atim incarne en quelque sorte la violence que Nassara a pu exercer. Il en est un miroir, sa propre difficulté à être en relation avec lui-même.
Absolument. Il a en lui-même une violence qu’il essaie de gérer parce qu’il est face à une violence qui est juste l’étape au-dessus et dans laquelle il pourrait tomber. Et c’est ça qui crée toute cette hésitation, à tourner autour, à réfléchir. Ça dépasse l’ordre du discours, il n’y a pas de dialogue possible. Au Tchad, les gens s’attendaient à une autre fin, une illustration de la réalité -ils ont été interpellés… ce qu’Atim parte avec la femme de Nassara, ait une histoire avec elle pour bien venger son père et qu’il tue Nassara à la fin. Mais la proposition du film ouvre des fenêtres. Le sujet politique tchadien va au-delà du pays, parce qu’on n’en fait pas du folklore ni une histoire lointaine. Je l’inscris dans les inhumanités pour lui donner une sorte d’humanité. Je n’oublie jamais l’image première de l’Afrique qui a été faite par les autres, l’image du péché originel. Je ne l’oublie pas et j’essaie de ne pas faire de l’Afrique un spectacle qu’on regarde avec distance. Juste en étant moi-même.
Une des grandes forces du film, c’est de refuser en permanence à Atim la possibilité de ce que l’on appelle le pardon ici, c’est-à-dire accepter un geste de tendresse ou quoi que ce soit qui lui soit offert. Il est toujours dans le rejet. Comment ce jeune acteur a-t-il vécu un rôle aussi dur ?
C’est quelqu’un qui parle peu, il lit beaucoup, il est très intelligent, très doué. J’allais souvent le voir pour discuter, lui demander si ça allait et un jour, il m’a dit « je ne sais plus qui je suis ». Quant au boulanger Nassara, il était en larmes à la fin du tournage. C’est ça aussi le trouble, ce sont des rôles qui marquent, qui les ont habités parce qu’on est arrivé à créer des rôles de composition, ce qui est assez rare dans nos cinématographies, qui produisent plutôt des films de contemplation ou des chroniques. Ce qui m’intéresse, c’est de marcher sur la corde raide, en sachant que je peux tomber, mais que si je tombe ce n’est pas grave, c’est la vie. On n’a pas d’autre solution lorsqu’on est acculé que sauter et essayer de trouver la voie. Après, ou on survit, ou on est morts ! C’est un peu comme les boat people qui quittent le Sénégal, je le vis comme ça.
Comment ça s’est passé pour trouver les acteurs ?
Youssouf Djaoro, qui joue le rôle du boulanger, avait joué dans Daresalam et je l’ai remarqué parce qu’il y avait une présence extraordinaire. Quand je lui ai proposé le rôle, je savais qu’il pouvait le faire, vu son histoire, son parcours, et je l’ai vu très vite se transformer. Ensuite, je lui ai demandé de se raser la tête de laisser pousser sa barbe et tout ça participe de la construction du personnage. Pour le jeune Atim, on n’avait ni les moyens, ni l’envie de voir dix mille personnes pour trouver celui qui pouvait l’incarner. J’ai vu quatre jeunes et celui-là, avec son regard, son amour de la poésie, son intelligence, je me suis dit que c’était avec lui qu’on allait le faire. C’est un bon comédien, je l’ai découvert sur ce film. Et parce qu’il habitait son rôle, il faisait même des propositions ou venait me voir quand je faisais des choses qui lui semblaient contraires à la psychologie de son personnage, ce qui est quand même extraordinaire pour quelqu’un qui n’a jamais fait de cinéma et qui avait dix-sept ans quand on a commencé le tournage. Ce sont eux qui portent le film, tous les deux.
Pour la production, tu as travaillé avec Abderrahmane Sissako. Vous êtes tous les deux très pris, dans de très petites structures, ça ne doit pas être facile.
Oui et non. On est dans des petites structures, on n’a que la passion du cinéma et l’amitié qui permet de se comprendre, l’affinité intellectuelle qui fait que les choses avancent malgré la petitesse de la production mais on a pu avoir des gens qui nous ont accompagnés dès le début sur le projet, ce qui a permis au film d’exister même si on n’a pas eu beaucoup de moyens.
C’est vrai que quand on voit le film on se dit que c’est une production relativement légère, il n’y a pas de grands décors, de grands mouvements de figurants.
Absolument. Je suis content parce que le décor de la boulangerie a été créé par des Tchadiens, qui avaient commencé comme assistants et j’aime bien les voir évoluer comme ça. On a fait le film dans les temps, on l’a même fait en moins de jours que prévu avec une équipe qu’on dirait non professionnelle. Mais ils ont conscience que faire un film, pour le Tchad comme pour eux ou pour moi c’est important, alors ils se défoncent. Donc arrêtons de dire qu’il n’y a pas de professionnels et que ça empêche de faire des films importants qui puissent représenter dignement l’Afrique un peu partout dans le monde. Avec une certaine conscience, on arrive à trouver les gens, parce qu’ils ont le désir de se raconter, de se voir en image et c’est à nous, réalisateurs, d’exploiter cela. Les professionnels, ce sont les réalisateurs qui les créent, ce sont des gens que l’on prend et qui petit à petit deviennent professionnels en apprenant sur le tas. « L’école du soir » comme disait Sembène.
C’est la première fois que tu tournais sans Kalala, ton régisseur et ami très proche. J’imagine que ça créait un manque ?
Oui, j’ai ressenti l’absence de Kalala mais en même temps j’avais l’impression qu’il était là, que son ombre planait sur le tournage. C’était extraordinaire pour moi parce que je ne suis pas mystique, je n’ai jamais cru à ces choses-là, aux rapports entre le visible et l’invisible, mais là j’avais l’impression que rien ne pouvait nous arriver. Malgré tous les problèmes qu’on avait eus, de caméra, d’objectifs qui étaient bousillés, la guerre qui était arrivée, j’avais l’impression que Kalala était toujours là. C’était très fort, l’équipe n’arrêtait pas d’en parler et son esprit était vraiment avec nous. Maintenant j’ai fait le deuil, même si sa mémoire est indestructible et il me semble qu’il m’a accompagné pour faire ce film et qu’on pourra maintenant faire d’autres choses.
propos recueillis en novembre 2006 durant le festival des films d’Afrique en pays d’Apt.

///Article N° : 4681

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© Mahamat-Saleh Haroun
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