Les films qui attaquent de front la religion et surtout l’usage qu’on en fait pour imposer son pouvoir, semblent relativement peu nombreux en regard de la production africaine. Au nom du Christ de Roger Gnoan M’Bala (Côte d’Ivoire, 1993) se distingue en faisant de ce thème le sujet central d’une fiction spectaculaire.
La reconnaissance du film, lauréat du Grand Prix du Fespaco, l’Étalon de Yennenga, à Ouagadougou, en 1993, et du Prix Afrique en Créations, en Occident, souligne l’impact et l’intérêt de la démarche entreprise par Roger Gnoan M’Bala. Le cinéaste ivoirien qui s’impose comme une des figures majeures du 7ème art dans son pays est connu pour son regard mordant sur les réalités de sa société. Après plusieurs histoires caustiques, tournées pour la télévision, il se fait reconnaître avec Ablakon, 1984, une comédie urbaine sur les péripéties d’un escroc qui soutire des fonds aux villageois.
Il aborde le thème de la confrontation des religions dans Bouka, 1988. Ce long métrage, situé dans un village de Côte d’Ivoire, dirigé par un prêtre catholique, montre des habitants partagés entre le christianisme et le fétichisme. Un jeune garçon, Bouka, est victime des manoeuvres du neveu de son père qui a empoisonné et enterré l’âme de ce dernier sous un arbre. Quand le père meurt, écrasé par l’arbre, son frère est accusé du meurtre tandis que le neveu récupère ses biens, sa veuve, et Bouka. Mais le garçon cultive sa vengeance. Sur cette trame, le cinéaste tisse avec souplesse des scènes suggestives qui soulignent la force des esprits traditionnels.
Après cette expérience, Roger Gnoan M’Bala décide de durcir le ton contre les méfaits des religions qui servent de prétexte à tous les abus et à tous les pouvoirs. Autour de 1990, la Côte d’Ivoire est dans une situation économique difficile, et les propositions religieuses deviennent des alternatives pour échapper à la misère du quotidien. Les prophètes se multiplient en sollicitant des dons ou des services « désintéressés » en échange de prières et de bénédictions, souvent hâtives. Les mouvements religieux se restructurent, le christianisme prend une nouvelle ampleur et une « radicalité » certaine. Des sectes s’organisent en profitant de la désaffection des cinémas pour occuper les salles de spectacles et en faire des églises. Ce mouvement exaspère Roger Gnoan M’Bala, comme d’autres cinéastes ivoiriens, qui décide de réagir en réalisant Au nom du Christ.
Le film raconte la trajectoire d’un porcher méprisé, qui manque de se noyer après avoir trop bu. En sortant de l’eau, il affirme avoir la vision d’un « enfant-dieu » qui l’aurait choisi pour « sauver son peuple ». Alors l’homme devient Magloire 1er, le « cousin du christ ». Son éloquence, son goût des fétiches, son sens de la mise en scène, frappent l’imagination des sujets qui viennent à lui. En dénonçant le fanatisme et les méfaits qu’il engendre, le cinéaste signe un drame qui est aussi une réflexion sur la force de la représentation, véhiculée par le cinéma.
Au nom du Christ est envisagé à un moment où la prolifération des prophètes et des sectes s’étend en Côte d’Ivoire mais aussi au Sénégal, au Niger. Les pays anglophones de l’Afrique de l’Ouest sont aussi de plus en plus touchés par le phénomène qui devient fulgurant au Ghana, au Nigeria et dans les états voisins. L’importance des sectes devient un phénomène incontournable dans les sociétés africaines et leur économie, à partir des années 1990. Le film de Roger Gnoan M’Bala ne perd pas de son actualité au film du temps malgré les contretemps multiples, au tournage, au montage, à la production, qui retardent son accomplissement. L’accueil de Au nom du Christ lors de sa sortie, en 1993, prouve que le cinéaste a vu juste. Son film suivant, Adanggaman, 2000, pointe sans ménagement une autre dérive qui s’inscrit comme une plaie dans l’histoire africaine : la traite des esclaves organisée par les rois noirs sur leur territoire. Pour Roger Gnoan M’Bala, le cinéma se déploie comme un spectacle populaire, capable d’éveiller le sens des responsabilités de ses semblables.
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