Avec ce nouveau film, en sortie le 25 décembre 2024 sur les écrans français, Margarida Cardoso poursuit son travail de mise à jour des traumas coloniaux lusophones pour en contrecarrer l’invisibilisation.
Nous sommes en 1907 dans les îles de São Tomé et Principe, dans le Golfe de Guinée, à 240 km au large du Gabon. L’esclavage est aboli mais il se poursuit sur ces îles que les Portugais peuplèrent de Noirs issus des razzias pratiquées dans le royaume du Kongo pour travailler dans les plantations de canne à sucre. Ces colons comprirent vite que la traite était rentable et firent de São Tomé un des lieux ce regroupement et de grands départs pour le Brésil et la Caraïbe, tandis que le cacao devient au 19ème siècle la principale culture dans ces îles.
En principe, les Africains sont désormais libres et ne viennent donc travailler que sous contrat. Dans les faits, la coercition est encore de mise, masquée par la lourdeur administrative et la complaisance des autorités coloniales. Ils sont coincés sur l’île, sans pouvoir s’enfuir. C’est ce que comprend vite le médecin Afonso Païva, appelé à soigner ces travailleurs et domestiques qui meurent d’un mal étrange. Il décèle une nostalgie de leur pays, une grande tristesse, une dépression qui les empêche de s’alimenter. Les autorités de Lisbonne préfèrent que le docteur les accompagne dans des hauteurs reculées de l’île où ils resteront inaperçus. C’est cette décrépitude tant morale que physique des humains et de leur milieu qu’évoque ainsi Margarida Cardoso. Mais Alphonse, un photographe africain, documente les faits, soutenu par Afonso…
En documentant la naissance du cinéma mozambicain dans Mozambique, journal d’une indépendance (Kuxa Kanema, 2003), la réalisatrice avait déroulé une réflexion sur la difficulté des pays en développement à survivre dans un monde d’images (cf. critique n°3049). Avec son documentaire Natal 71 (2004), elle évoquait l’impossible compromis entre la révolte et la résignation en mêlant avec une grande finesse documents d’époques et souvenirs, voix personnelle et voix des autres (cf. critique 2452). Dans Le Rivage des murmures (2005), elle dépeignait remarquablement les logiques intimes mortifères des colons, mémoire de son enfance au Mozambique où tout n’était que faux-semblants, désespérance et chimères (cf. critique n°4404). Et dans le non moins sensible Yvone Kane (2015), c’est dans un territoire marqué par les cicatrices de l’histoire et hanté par les fantômes de la guerre qu’elle enquêtait sur la mort d’Yvone Kane, guérillero et militante politique.
Banzo, qui désigne la maladie de nostalgie des exilés pour leur pays, s’inscrit ainsi dans la continuité d’un travail de mémoire qui dépasse la simple exposition des conditions de l’exploitation et de la domination dont témoignent la hiérarchie et les structures coloniales. Margarida Cardoso décrit cet engrenage mais déterre aussi les ressentis. Elle le fait avec la même subtilité que dans ses autres fictions : non pas avec les mots mais en travaillant des personnages et des situations qui installent une ambiance. Les objets jouent aussi leur rôle, jusqu’à ces photos familiales d’époque qu’elle fait défiler dans un traveling final. Une carte révélera les lieux où se cachaient les marrons mais le film les évoque comme fantômes peuplant la forêt. La langue est sans cesse un problème, car comment se comprendre sans traducteur ? L’alcool vendu par les contremaîtres est facteur d’asservissement et le temps ne s’écoule pas à la même vitesse qu’à Lisbonne. Lorsque Dona Luisa s’y rend, ce sera pour prétendre que tout va bien, que tout cela a un sens, comme les cartes postales qui montrent que chaque plantation fait son devoir civilisateur, que les nègres vont à l’école et sont heureux au travail.
Elle s’étonne elle-même de la facilité avec laquelle on s’adapte aux règles de la colonie, au détriment de sa propre dignité, alors que, comme le souligne la servante Adelia, « la seule religion c’est le travail ». C’est alors que les personnages se perdent dans la pluie et le brouillard, dans l’épaisseur de la forêt tropicale, tant leur perspective est brouillée, tant ils s’enfoncent dans l’oubli. Dernier espoir d’un rapport au monde et d’une dénonciation des vérités cachées, le photographe Alphonse inscrit sur ses tirages les noms des gens qu’il photographie, rendant leur droit à l’existence à ceux qui naviguent dans les limbes, entre vie et mort. Mais il n’est pas dupe de la puissance de ces images qui témoignent de la « tristesse mortelle de ces figures ». Elles représentent ce qu’on attend d’un nègre : triste et silencieux, et en définitive invisible.
Alors il en ajoute d’autres, au mépris de la vérité mais pour tenter d’éveiller les consciences, « car le mal ne se laisse pas photographier facilement ». Margarida Cardoso sait trop bien que le sort des Noirs n’émeut pas davantage aujourd’hui qu’en 1907. Ce serait presqu’une banalité de le rappeler. Son propos va au-delà : comment l’Histoire coloniale a perverti la civilisation qu’elle était supposée transmettre, et détruit, après avoir bousillé les autochtones, l’équilibre psychique des colons et de leurs descendants. Alors oui, c’est une infinie tristesse qu’installent ses films, car il ne peut s’agir de sauver quoi que ce soit dans le système colonial, même si le portugais bénéficie encore, contre toute vraisemblance, d’une image plus positive.
Restent quand même ses personnages qui, chacun à leur manière, sont un grain de sable dans les rouages, un doute posé face à la machine : ce docteur Afonso qui n’est pas dupe et préfère laisser les malades tranquilles plutôt que de les alimenter de force ; ce comptable Ismaël qui se révolte contre la violence qui lui est faite ; cette servante Adelia qui cesse d’être la voix des patrons ; ce vieux Antonio qui rappelle que ce n’est pas l’île qui est maudite, mais bien les hommes ; et ce photographe Alphonse qui croit encore qu’il faut témoigner sur ce piège et sur les exactions pour tenter de les conjurer à l’avenir. Tous évoluent dans ce système pourtant monolithique qui ne fabrique que des fantômes. Car si derrière cette aventure au bout du monde, où l’appât du gain pervertit au plus profond les cœurs et les mœurs, se cache le traumatisme des uns comme des autres, l’espoir reste tant bien que mal la raison d’être des humains.