Ernest Cole, photographe, de Raoul Peck

A la mémoire des exilés

Print Friendly, PDF & Email

Présenté en séance spéciale au festival de Cannes 2024 où il a partagé le prix de l’Oeil d’or du meilleur documentaire avec Les Filles du Nil, le nouveau film de Raoul Peck impressionne par la pertinence du traitement de son sujet. Il sort le 25 décembre 2024 sur les écrans français.

En noir et blanc, Raoul Peck dresse le portrait tant biographique qu’artistique du premier photographe noir freelance d’Afrique du Sud au temps de l’apartheid, Ernest Cole (1940-1990). A 18 ans, Cole participe à la dynamique du magazine Drum, où il est l’assistant du photographe Jürgen Schadeberg [1]. Il y documente notamment « à hauteur d’homme » les lamentables conditions de vie des Noirs en Afrique du Sud et en fait un livre, House of Bondage (La Maison des servitudes, 1967), publié aux Etats-Unis et aussitôt interdit en Afrique du Sud. Cole est privé de passeport et doit rester à New-York où il trouve d’autres Noirs non moins discriminés et précarisés : « J’étais dans le monde libre mais le monde ne l’était pas ».

Après le succès de son livre, sa situation se dégrade. Il est coincé dans une attente liée à sa couleur de peau : la Fondation Ford lui commande un autre livre sur la vie d’une famille noire dans le Sud rural. Il s’y rend et constate que s’il craignait d’être arrêté en Afrique du Sud, là c’est d’être tué qu’il doit craindre ! Sa situation d’exilé et de discriminé le meurtrit. Déraciné, il galère et sombre dans l’oubli jusqu’à ce qu’on découvre mystérieusement après sa mort 60 000 de ses photos dans le coffre d’une banque suédoise, et qu’on mesure enfin la valeur de son regard.

Raoul Peck, qui fut lui-même photographe, met les images en valeur. Il s’y attarde et les éclaire. Et surtout, il se met dans la peau d’Ernest Cole. Il fait entendre sa colère face à la myopie du monde occidental, ses tourments, son désespoir. Le film est ainsi commenté à la première personne avec des extraits de ses écrits. La voix pénétrante de Lakeith Stanfield nous devient si familière que l’on ne s’étonne qu’à moitié lorsque Peck choisit de la poursuivre et laisse Cole décrire lui-même sa mort et la suite, l’année de la libération de Mandela[2]. On retrouve là la touche du réalisateur qui sait faire d’une voix-off un commentaire intime où l’Histoire des humains et l’histoire d’un homme se mêlent inexorablement, la première broyant la seconde sous les coups de semonce de l’apartheid et de la ségrégation. Si le film est aussi percutant, c’est qu’outre la force des photos et l’utilisation de la musique des grands artistes sud-africains de l’époque, Peck privilégie toujours les faits sur les anecdotes. Cole subit les drames des deux Histoires, celle de l’Afrique du Sud et celle des Etats-Unis. Il en a une vision politique mais le racisme le poursuit, même durant son séjour en Suède, au point de délaisser son appareil photo, comme si ce qu’il documentait finissait de l’achever.

C’est le neveu d’Ernest Cole qui a approché Raoul Peck, au moment de la sortie de Je ne suis pas votre nègre (2016) sur James Baldwin. C’est le début d’une quête qui débouche sur la découverte des archives de Cole dans une banque suédoise. Le mystère de la mise à l’écart d’un tel trésor reste entier. Peck ne néglige pas cette part de suspense pour équilibrer le côté attristant du récit. Le film est en effet dédié à la mémoire de tous ceux qui sont morts en exil. De fait, comment oublier cet homme frêle, veste en cuir et béret sur le crâne, qui réussit à saisir par des instantanés bourrés de réalité les conditions de vie de son peuple ? Et dont les protagonistes nous regardent bien souvent dans les yeux, comme une question posée qui ne trouve pas de réponse. A l’heure où le racisme a encore droit de cité, sa vision intime de l’Histoire des Noirs parle plus que jamais aux temps présents.

[1] Drum rendait notamment compte de l’effervescence culturelle de Sophiatown, un quartier blanc de Johannesburg qui se métissa car, dans les années 50, l’accession à la propriété y était encore possible pour les Noirs. Et cela jusqu’en 1955, lorsqu’en pleine politique d’apartheid, le gouvernement fit déplacer 65 000 personnes vers Soweto et rasa le quartier.

[2] Dans la version française, c’est la voix non moins pénétrante de Raoul Peck qu’on entend.

 


Laisser un commentaire