En exclusivité française pour Afriscope, une nouvelle en trois parties de l’auteure Aminata Aidara, illustrée par l’artiste peintre/ dessinateur Yves Murangwa. Leur collaboration parait dans le numéro 41 d’Afriscope (mai-juin-juillet), celui de septembre-octobre et dans ce numéro 42 de novembre-décembre 2015. Voici le deuxième épisode.
Malgré cela, même mes souvenirs les plus tranquilles, comme la mer, m’agitent : je sursaute à chaque vague. Et la transparence qui me rend si heureuse, changera à la nouvelle marée. Elle deviendra soudain de l’eau trouble, impénétrable. Depuis lors, au bord du Mississipi, quelque chose s’était cassé en moi, mais je ne savais quoi. Étudiant modèle, puis avocat prometteur. Au fait qu’es-tu devenu ? Après l’affaire Francis, est-ce que tu continues tout de même toujours à faire l’avocat des pauvres ? Des Noirs ? Des opprimés ? Tu avais tant de bonne volonté, je m’en souviens. Mais au fond tu as toujours manqué d’empathie envers ceux qui ont une peau et un passé radicalement différent du tiens. Avec moi, tu arrivais à le faire mais c’était tes sentiments qui te guidaient. Pourquoi pas avec tous les autres aussi ? Tu sais, je suis vraiment arrivée à la source des rapports entre Blancs et Noirs. Ça été une invention et comme beaucoup d’autres, elle s’est incrustée dans la réalité. De toute façon, si seulement tu avais forcé ton imagination, si vraiment tu t’étais familiarisé avec mon point de vue, peut-être que je serais restée à tes côtés. Mais tu ne l’as pas fait. La preuve : le procès du petit Francis. Un jour, nous étions au bord du Mississipi. Tu m’as dis que tu ne pouvais pas me choisir, me poser sur un piédestal ou m’obéir. A ce moment-là, j’avais commencé à trembler. Pourquoi ? Bien sûr que tu pouvais le faire, tu le voulais. Quitter cette ville-là était aussi ton rêve. Mais l’ombre de ta famille m’enlevait déjà les fossettes des joues, c’était mieux ainsi. Il y avait trop de gens qui comptaient sur toi. Et toi, tu devais être équitable, transparent. Juste. L’as-tu vraiment été ? Au creux du mouchoir dans lequel j’avais pleuré et que tu laissas tomber dans l’eau, il y avait aussi mon élan à continuer avec toi. Un sentiment lourd, qui m’oppressait et qui a en effet tout de suite pris fin au fond du fleuve.
Ça n’a plus d’importance désormais. À l’ombre des baobabs, le vent doux de cette île ne porte aucune trace de ce moment-là. Juste une petite faille, en t’écrivant, me blesse à mort. Mais elle est toute petite, tu comprends ? C’est le déchirement d’un tissu qu’on ne peut pas recoudre. Comme la robe que je portais à ta remise de diplôme, celle bleu ciel, qui se déchira quand je dansais, déchaînée et ivre de l’espoir que nous quitterions un jour cette ville. Je ne portais pas cette robe pour t’aveugler, comme tu me le reprochas, mais tout simplement car je l’aimais. Ce soir-là, je compris que tu cherchais à m’emprisonner dans ta liberté construite, modelée, planifiée. Une liberté qui était juste la tienne. C’est étrange mais certaines choses se comprennent avec le temps. Le long du fleuve, je te dis que nous n’avions qu’une seule vie. Au moment même où je te disais ces mots, j’ai ressenti des frissons. J’avais la gorge serrée et tu m’as souri. Tu m’as souri ! Ton calme a englouti mes larmes. Et dès lors, mes souvenirs sont salés, leurs profondeurs sont inaccessibles: je peux juste les imaginer dans l’éveil et les rêver dans mon sommeil. Toucher ces grands fonds tremblants, là où une force insondable comprime toute chose, cela m’est impossible. Je ne les connais pas. Ils sont trop profonds.
Le petit Francis attendait quelqu’un comme toi, pour être sauvé: un jeune homme blanc, qui a étudié l’histoire des Etats Unis en éprouvant une angoisse croissante et qui voulait expier toute culpabilité. Mais il n’aurait pas dû. Il lui aurait plutôt été utile de penser aux dîners à la table garnie et impeccable, à ta mère qui commentait, en souriant, le journal télévisé, voix de l’oppresseur. Il aurait mieux fait de penser au jour où ton père a licencié le jardinier qui flirtait dans la cabane à outils, avec la bonne, ou lorsque il t’a donné une Cadillac Eldorado, comme cadeau pour ta réussite au barreau. Francis aurait dû considérer tout ça, au lieu d’hurler, invoquer pitié, t’insulter. Toi, son avocat. Toi, qui devais le défendre sur l’affaire de son braquage désespéré dans le magasin des Morris. Dix huit ans de prison. Après le verdict, j’ai tout de suite regardé le jury, blanc et satisfait, et ensuite le mur en face de moi ; les portraits des juges accrochés et encadrés me disaient que c’était un chapitre fermé pour toujours. Ils étaient dix-huit eux aussi : comme les années que Francis avait fêtées quelques mois auparavant. Plus tu cherchais à le calmer, plus ta voix s’affaiblissait. Il t’a crié que tu avais été acheté par les amis de tes parents pendant que sa mère, derrière vous, t’inondait d’une pluie de malédictions. Pourtant, sur ton visage il n’y avait aucune hostilité, ni aucun regret. Il était clair que ce jour-là, durant le procès, tu aurais pu insister sur le fait que l’arme avait servi à se procurer les médicaments pour le diabète de sa petite soeur et de son père. Il n’aurait jamais fait feu ! Tu as dit toutes ces choses-là mais sans conviction. Pourtant, un avocat doit défendre au mieux la cause de son client, Steve ! Comment as-tu pu te plier à cet horrible système ? Tu as accepté ce dossier en le considérant déjà perdu d’avance. Tu voulais juste prouver qu’il était encore possible de t’éloigner de ta position privilégiée. Mais le fait que ce magasin soit aux Morris et que leurs enfants comptent parmi tes meilleurs amis, pendant l’enfance, a rendu tes phrases fades. Une voix a sûrement résonné en toi, te disant de ne pas tourner le dos aux souvenirs. Ça a été la goutte de trop. Je me demande encore pourquoi, avec les autres, je cherchais à te justifier, même si j’étais du coté de Francis.
Ainsi mes souvenirs sont toujours sombres et je n’arrive pas à les définir. Ils peuvent se briser sur moi si je suis un rocher, m’entourer si je suis une île, mais je ne peux pas les endiguer, les contenir dans mes calanques. Ils sont trop vastes. Comme la mer, ils s’étendent pour toucher beaucoup de côtes. Ils les inondent ou les effleurent seulement, mais ils amènent toujours quelque chose avec eux en créant des coraux qu’ils sont les seuls à connaître. Ils sont complexes. Gorée, Gorée, Gorée. Pourquoi suis-je venue ici ? Où beaucoup regardent l’Occident avec bienveillance et envie ? J’ai vu des centaines d’endroits, durant toutes ces années, j’ai connu des centaines de personnes et je sais que je ne vais plus bouger d’ici. Tu pourrais me dire de ne pas me charger les épaules avec cette souffrance. Oublie-la, étouffe-la pour toujours. Non, c’était ici que je voulais arriver. J’ai juste repoussé le moment. Avant de m’évanouir dans l’air, pendant des milliards d’années, je devais marcher sur cette île, la vivre, la respirer, la haïr, la pleurer. Si ma vie atteindra la durée d’un siècle, je ne peux pas le savoir, mais je sais qu’elle se terminera ici.
J’ai lu je ne sais plus où que les tortues peuvent vivre jusqu’à deux-cents ans. Je ne voudrais jamais vivre deux cents ans. Deux cents ans avec la brise de la mer sur les joues, avec les sursauts salés des poissons qui me brûlent les lèvres. Je n’y arriverais pas. Et toi ?
Steve. Tu m’as tellement manqué. Pourtant, vois-tu, je n’ai pas envie de te revoir. Je ne pourrais supporter de découvrir que tu es devenu un homme sage, posé, prudent. Je ne réussirais pas à t’observer en même temps que tu te caches dans une tour d’ivoire avec un ventre grand comme bouclier ! Et je ne serais pas non plus en mesure de croiser ton regard, avec tes yeux verts, devenus porcins comme ceux de ton père, ces yeux qui allument le visage rouge et hautain de qui a réussi. Oh non ! Je ne veux pas savoir comment tu es maintenant, à soixante ans sonnés. Moi non plus je ne te dirais comment mes cheveux sont désormais devenus des fils gris et frisés, ni des plis amères qui, comme une parenthèse, encadrent ma bouche. On ne se dira rien de tout ça. Je vais plutôt te parler du lieu que Joseph Ndiaye a abandonné.
La maison des Esclaves contenait une quantité incroyable d’esclaves, tu sais ? Il y avait la chambre des jeunes vierges : plus leur poitrine était prospère, plus elles valaient. Il y avait ensuite la chambre des femmes et des enfants, un tunnel sombre et humide comme on n’en trouve pas même dans les pires histoires d’horreur. Les hommes qui pesaient moins de soixante kilos, étaient entassés dans une pièce minuscule où on les engraissait. Dans une petite grotte adjacente il y avait tous ceux qui étaient atteints de déficiences physiques : futures proies des requins qui envahissaient la falaise, animaux habitués à ne pas avoir faim. Les esclaves pouvaient sortir de leur cellule une seule fois par jour, pour faire leurs besoins, et vu que les fenêtres étaient très petites, ils restaient sans lumière pour la plupart du temps. Les familles étaient souvent séparées. La mère, par exemple, pouvait être vendue à un commerçant des Antilles, le père à un autre de l’Amérique du Sud, les enfants éparpillés entre les Etats-Unis et l’Europe. Partir, à des moments différents, sur les navires négriers, signifiait ne plus jamais se revoir! La porte qui donne sur l’océan le témoigne : elle s’appelle « Porte de non retour ».
Voilà où je vis maintenant. Dans ce même lieu d’où je suis partie il y a des siècles. Peut être qu’on peut y retourner : avec un visage différent. Qui sait ? En me promenant entre les habitations rouges, orange et jaunes, en piétinant les rues de pur sable parsemés de coquillages, je pense à nos fastfood, aux chants rythmés de nos églises, aux échanges de tirs qui parfois, nous éloignaient des fenêtres la nuit. Il y a quelques années de cela, une amie franco-sénégalaise très chère, Penda, était chez moi et pendant que nous nous baignions, au crépuscule, elle m’avait dit, distraitement : « Comme on est bien ici, n’est-ce pas ? » J’avais souri. C’est vrai, on y se sent bien maintenant, mais il ne faut pas te laisser berner, je ne suis surtout pas dans une oasis de paix. C’est un lieu de mémoire de souffrances inouïes. Les fantômes qui se lèvent, comme un avertissement éternel, avec la marée haute, sont des présences qu’on ne peut tous voir, mais qui touchent tout le monde. Penda est désormais partie, elle a suivi un rêve d’amour, une des nombreuses promesses des hommes. Qu’elle ait été, au final, satisfaite ou non de son choix, elle aura toujours, pour moi, le mérite d’y avoir cru : profondément, éperdument. Elle a traîné avec elle trois de ses quatre filles, elle les a amenées dans la terre de l’ex-colonisateur, la France. Et elle n’y est plus jamais revenue. Tandis que moi je suis restée, je reste et je resterai. Les States ne m’auront plus sous leurs griffes : je ferai de Gorée ma demeure éternelle.
Léopold Sédar Senghor, le premier président du Sénégal, venait ici pour réfléchir et composer ses poèmes. Moi je ne réfléchis pas : je survis. Dans le grand livre des visiteurs, j’ai « baptisé » ma visite à La Maison des Esclaves avec le titre du dernier livre de George Jackson, celui qui lui a coûté la vie : Blood in my eyes. With blood in my eyes j’observe cette île, si tranquille, où les touristes discrets marchent en silence, conscients de la sacralité qui empêche les éclats de joie. With blood in my eyes je me montre, chaque jour, sur la terrasse qui surmonte les rochers noirs affreusement pareils à ceux de l’autre coté de Gorée, contre lesquels les esclaves trouvaient la mort. Des hommes et des femmes lancés afin que leurs os devinrent miettes, afin que leurs mots et cris fussent amenés par la mer, dans un oubli loin comme les fonds marins. With blood in my eyes je pense à qui cherchait de fuir, à qui sombrait dans la folie, à qui ne pouvait se suicider parce qu’il n’appartenait à d’autres personnes qu’aux commerçants et surtout pas à lui-même. With blood in my eyes « je me souviens » de l’attente patiente du jour des adieux et du futur de mort dans les bateaux surchargés ou de celui de vie, dans une terre que la plupart aurait appris à haïr.
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