En Italie, les femmes afrodescendantes sont de plus en plus nombreuses à investir la littérature. A l’heure où la visibilité dans le monde culturel s’associe à celle sur les réseaux sociaux – elles essaient de créer des espaces d’expression autonomes1. Focus sur deux écrivaines saisissantes : Djarah Kan et Espérance Hakuzwimana.
« ‘Salut l’Afrique’ tu le gardes pour toi et tu utilises mon nom, parce que j’en ai un, il est long mais il est très, très, beau ! » crie dans le micro, Espérance Hakuzwimana, lors d’une manifestation BlackLivesMatter à Milan, ce 2 juin 2021. Son intervention est suivie d’une pluie d’applaudissements. Cette écrivaine italienne d’origine rwandaise lit un extrait de son manuscrit E poi basta (Et puis ça suffit). Le sujet ? Le manque de respect dont sont victimes, au quotidien, les personnes noires en Italie. Un livre-événement tant ses thématiques sont encore peu abordées dans la littérature du pays. Mais celle qu’on appelle la « deuxième génération » d’afrodescendants, compte bien y remédier.
Quelques mois plus tôt, en novembre 2020, c’est une autre écrivaine noire qui se faisait remarquer sur les réseaux sociaux avec un discours antiraciste : Djarah Kan, vingt-sept ans à ce moment-là, présentait son livre Ladri di denti (Voleurs de dents) à la librairie Teatro Tlon. Italienne d’origine ghanéenne, elle développait son propos sur le fait que les Noirs en Occident sont vus comme des corps utiles ou non, dont la parole est empêchée, et qui peinent à être considérés des personnes : « Un système raciste ne peut qu’aliéner l’individu et le réduire à un morceau de viande« .
Le futur c’est maintenant
L’année de leur baptême littéraire publique était en 2019, lors de la publication de Future. Œuvre polyphonique dirigée par Igiaba Scego, figure notoire de la littérature postcoloniale italienne, ce recueil rassemble onze femmes afrodescendantes vivant en Italie (Leila El Houssi, Lucia Ghebreghiorges, Alesa Herero, Esperance Hakuzwimana, Djarah Kan, Ndack Mbaye, Marie Moïse, Leaticia Ouedraogo, Angelica Pesarini, Addes Tesfamariam et Wii). Les voix qu’on y trouve explorent le thème des identités multiples, des relations intergénérationnelles, et du futur en tant qu’italiennes de la diaspora africaine. Le recueil, dont l’un des objectifs est celui de valoriser les nouveaux talents, est sorti chez les éditions Effequ, se définissant « maison d’édition indépendante qui publie les livres qui n’existaient pas ». Par un effet boule de neige, à partir de cette date, d’autres écrivaines ont enrichi de différentes propositions littéraires le monde de l’édition. On pense à Marilena Umuhoza Delli, italo-rwandaise, qui en 2020 publie son roman Negretta baci razzisti (Négrillonne bisous racistes) (éd. Red Star Press) ou à Ndeye Fatou Faye, italo-sénégalaise qui, la même année, nous fait cadeau d’un roman au titre singulier : Allergica al pesce – Hakuna Matata (Allergique au poisson – Hakuna Matata) (éd. S4M). Deux textes et deux autrices valorisés dans Afroitalian Souls, plateforme numérique qui promeut l’excellence de la diaspora africaine en Italie initiée par la blogueuse aux origines soudano-ougandaises Bellamy. Ces romans signés par des femmes afrodescendantes ne sont pas nouveaux dans la littérature du pays : pensons aux écrivaines pionnières du filon littéraire italien postcolonial issues de la Corne de l’Afrique et sorties de l’ombre en même temps qu’ Igiaba Scego, au début des années 2000 : Shrin Ramzanali Fazel, Gabriella Ghermandi, Carla Macoggi, Cristina Ali Farah…
Aujourd’hui, trois des autrices de Future ont publié des textes autonomes. Le plus récent, chez Carocci Editore, est l’essai de l’historienne italo-tunisienne Leila El Houssi, L’Africa ci sta di fronte : dal colonialismo al terzomondismo (L’Afrique est en face de nous : du colonialisme au tiers-mondisme). Alors que les deux œuvres objet de cet article appartiennent au royaume du récit autobiographique et de la fiction. Il s’agit de E poi basta (Et puis ça suffit) (2019) de Espérance Hakuzwimana et Ladri di denti (Voleurs de dents) (2020) de Djarah Kan, livres dont la plateforme Griot, créé par la curatrice artistique Johanne Affricot, italienne aux origines ghano-haïtiennes, a fait l’éloge dès leur parution.
Des plumes qui percent
Nées au début des années 1990, Djarah et Espérance abordent l’actualité culturelle et sociale au travers d’un prisme féministe et engagé.
Pour faire bouger les lignes du pays, elles ont fait le choix d’imbriquer l’intime et le politique, avec un esprit critique percutant et original.
Leur combat se situe sur le terrain des mots. Mots que les lecteurs et internautes – trolls exclus – accueillent avec soif, envie d’apprendre et curiosité, en participant à un débat humaniste aux contours qui se peaufinent sans cesse.
Leur manuscrits sont sortis à environ une année d’intervalle, chez People, maison d’édition dont la politique éditoriale souhaite contribuer à une transformation sociale progressiste :
deux textes qu’il est urgent de traduire en français, anglais, espagnol, portugais et autre pour bâtir des ponts entre afropéen.e.s et valoriser ce travail littéraire le plus largement possible en Europe.
E poi basta est le premier volume d’Espérance. Née en 1991 au Rwanda, elle passe ses trois premières années dans une institution italienne pour orphelins, avant d’arriver en Italie juste après le début du génocide. Dans ce livre, elle prend son histoire comme point de départ pour questionner l’adoption internationale, la filiation, les racines qui se réinventent (« J’ai trouvé l’Afrique à Turin » raconte-t-elle) et la représentation des personnes noires en Italie. E poi basta a également le but de déconstruire un certain nombre d’idées reçues, d’énumérer les effets du patriarcat, de questionner l’éducation parentale et la pédagogie appliquée à l’école, mais aussi les expressions avec lesquelles on nomme la réalité : dans une prise de parole récente elle encourage, quand on parle des minorités, à substituer le mot « intégration » par « inclusion ». Dans son récit, Espérance reporte dates et faits divers de violences racistes: « Se souvenir des noms, ne pas laisser s’échapper des vies, des visages : c’est fondamental de raconter les histoires de qui a subi, de qui a été discriminé et est retourné habiter le silence » m’explique celle dont le devoir de mémoire s’accompagne, d’une sensibilité à fleur de peau et, au niveau stylistique, d’une imagination et d’une liberté d’expression fabuleuses (ses métaphores font sauter bien des cadenas !).
La plume de Djarah, elle, tâche de creuser dans la chair, de percer comme une aiguille. Dans son recueil de nouvelles Ladri di denti, elle ne renonce pas à l’ironie, mais la porte par un rire sec et honnête. Il n’y a pas de bibelots, oripeaux, mots de trop, embellissements. D’ailleurs, son prisme ni consensuel ni édulcoré, étranger aux angélismes et contrefaçons, témoigne d’une volonté précise : celle de ne pas rassurer.
Lorsque ses portraits de certaines communautés d’immigrés sont sans concessions, en exposant toutes les violences réelles et symboliques qui se jouent à ces endroits-là, ce n’est pas pour dédouaner la société occidentale à l’intérieur de laquelle elles prennent pieds – au contraire. Le ton de Djarah, amer et nécessaire, se rend directement aux origines du malheur :
« Si l’écriture est une langue ‘autre’ qui s’imprime sur le papier et puise son encre dans l’existence, peut-être ce n’est pas mon style qui est violent » m’explique-t-elle, en ajoutant que ses histoires « inconfortables et extraterrestres », ne sont que le reflet de la réalité. Dans une nouvelle magistrale du recueil Ladri di denti, la protagoniste affirme, en parlant d’elle-même : « Une vie passée comme le serpent à me creuser des trous où je pouvais, à attendre le bon moment pour sortir au soleil« . Lui fait écho à l’un des textes de E poi basta, d’Espérance, où elle explique que les mots lui fabriquent une tanière, « comme les animaux qui se défendent des prédateurs, qui ne peuvent jamais se sentir tranquilles, toujours prêts à une attaque inattendue ou létale« . Djarah et Espérance sont toutes les deux très attentives à la thématique de la santé mentale des personnes racisées, des immigrés africains et des générations engendrées par ce passage d’un continent à l’autre. « Il m’est arrivé de glisser avec les genoux sur les verres de la psyché détruite de ces noirs qui avaient perdu la tête en Italie« , raconte un personnage des histoires de Djarah en parlant de ces hommes et femmes qui peinent à régulariser leur situation juridique et en conséquence, baignent dans un tourbillon mental jamais apaisé, de ces individus qui habitent des corps exclus de la bienveillance sociétale et portent des noms avec lesquels on ne les appelle jamais. Interrogée, elle explique : « Personne ne parle du coût, en termes de santé mentale, prévu quand on quitte son pays, surtout lorsque l’expérience migratoire se révèle un échec« . Espérance aussi est en colère et définit ce sentiment comme une lymphe qui lui permet de se maintenir lucide, de dire « non » face aux abus et injustices mais surtout de la motiver dans « le travail d’inclusion que ce pays peine à mener dans l’honnêteté et le respect« .
Sororité d’intentions
Djarah Kan et Espérance Hakuzwimana, avec la chercheuse italienne d’origine nigériane Oiza Queensday Obasuyi, animent depuis juin 2020, l’émission Non me nero accorta !( Je ne m’en étais pas aperçue ! ) sur Facebook. Les trois intellectuelles démantèlent les postures de la société italienne à l’égard de ses minorités et du phénomène migratoire. Un de leurs postulats de départ : se réapproprier la parole. Elles constatent que les personnes concernées en premier lieu par les stigmatisations sont rarement consultées pour en parler par elles-mêmes.
Déterminées et éloquentes, ces femmes de lettres sont en train de déjouer l’accès aux projecteurs. Elles le font, chacune à sa façon, en prolongeant l’écriture de livres par l’utilisation active des réseaux sociaux et la création d’espaces d’expression.
Le but ? Faire bouger les lignes d’une société, comme le dit si bien Djarah Kan, « qui nous laisse toujours à la Marge sans nous permettre de traverser le Centre« . Née en 1993 de parents ghanéens, personnage incontournable de la scène publique afro-italienne, elle pilote aussi Contiene solfiti. Un podcast imbevibile (Contient sulfites. Un podcast imbuvable), depuis le 11 juin 2021. Une initiative née du besoin de contrer l’instrumentalisation des violences faites sur des femmes appartenant à des minorités visibles. Elle y dénonce la violence patriarcale, sans laisser que le pouvoir dominant ethnicise toute expérience vécue par une personne racisée, en la relayant au rang d’une affaire communautaire. En contribuant, entre autre, à des journaux comme « L’Espresso », elle nous fait cadeau d’un journalisme d’opinion incisif. Djarah raconte le sud de l’Italie où elle vit, Naples, et les enjeux interculturels et sociaux de cet environnent. Là où les journalistes main stream italiens ont tendance à créer une narration émouvante des migrants morts en mer en attribuant la responsabilité de cette tragédie à la faim, la guerre ou tout simplement au destin, Djarah interroge la géopolitique présente et passée. Là où les médias crient au saccage des monuments historiques représentant des esclavagistes et colonialistes, elle explique que cette déconstruction n’est pas un acte de violence, mais la tentative d’une guérison douloureuse. Là où les journaux utilisent abondamment le mot « résilience » pour parler des migrants africains, elle souligne le diktat implicite de cette expression collée aux Noirs : celui de démontrer une capacité éternelle à surmonter les difficultés, dépasser la douleur afin que les occidentaux puissent se sentir rassurés sur la chance de leur condition de privilégiés.
Avec la même énergie pour lutter contre l’expropriation existentielle à laquelle les minorités sont confrontées, Espérance, anime aussi une rubrique littéraire. Il s’agit de Bookcrossing, dans une radio du piémont (RBE – Radio Beckwith Evangelica) où elle mêle ses découvertes livresques à l’actualité. Blogueuse infatigable, assidue et à l’écoute, elle est très suivie sur les réseaux sociaux, en particulier Instagram, où elle comptabilise plus de 27.000 abonnés. Et ce, grâce à des interventions régulières pour déconstruire des idées reçues et cheminer vers un idéal de société plus humaine : par exemple elle a récemment démontré que la diffusion et le partage de vidéos dans lesquelles des individus sont violentés dans leur intégrité physique, tout en représentant une preuve de l’injustice en oeuvre, ne sont qu’une prolongation de la violence originaire. L’élément déclencheur de son activisme littéraire et médiatique remonte à février 2018, après « l’attentat de Macerata » où un homme a attaqué avec une arme à feu des personnes noires dans la rue et fait 6 blessés avant de prendre la fuite. Un attentat symptomatique de la négrophobie en Italie. Depuis,
Espérance arpente les places, les associations, les émissions radios, les rencontres publiques. Elle le fait pour enfin crier la colère d’une fillette qui n’a jamais su le faire. L’une de ses préoccupations constantes : rassembler et lutter collectivement.
« Si les histoires ne s’écrivent pas ensemble, nous n’irons nulle part » répète celle qui se démène pour créer une communauté bienveillante et solidaire.
Honnêtes et respectueuses d’elle-mêmes et de leurs engagements, ces deux écrivaines, comme on dit, font le job.
1 Le 31 mai dernier, un podcast innovant est sorti sur la plateforme Storytel. Il s’agit de Tell me mama, signé par la comédienne et performer italo-béninoise Esther Elisha et l’écrivaine, chercheuse et journaliste Igiaba Scego. L’objectif de cette émission, en langue italienne, est de valoriser des figures féminines afrodescendantes ayant eu un fort impact culturel dans l’époque contemporaine. Les héroïnes de la série sont notamment Bernardine Evaristo, Janaya Future Khan, Djamila Ribeiro, Maïmouna Doucouré, Mati Diop, Kara Walker, Chimamanda Ngozie Adichie, Michaela Coel et l’italienne Evelyn S. Afaawa.