Encore un festival en ligne… La pandémie de la covid-19 aura empêché les foules de se presser au Festival du court métrage de Clermont-Ferrand (29 janvier – 6 février 2021) comme elles le font d’habitude. Nous avons sélectionné, autour d’une thématique qui gagne sans cesse en actualité, égrenée de très diverses façons, des courts qui nous ont marqués. La table-ronde réunissant les cinéastes de la sélection Africa 2020 de quatre courts plus anciens et déjà chroniqués en 2020 est par ailleurs à retrouver ici.
Alors que le long métrage prend le temps, le court cherche à dire beaucoup avec peu. Il est réactif. Il est dans l’air du temps. Rien d’étonnant dès lors de voir triplement récompensé (grand prix de la compétition nationale, prix étudiant et prix du meilleur documentaire) Mat et les Gravitantes de Pauline Penichout (France, 25′) où Mat et ses amies organisent un atelier d’auto-gynécologie dans un squat à Nantes. Œuvre collective filmée en toute spontanéité, il respire la joie de se débarrasser ainsi entre jeunes femmes des assignations dans son rapport à soi, à l’amour, au sexe. Elles se réapproprient ainsi le spéculum, si souvent vécu comme une domination médicale, pour « se regarder et se connaître soi-même » et mettre en cause les normes des représentations anatomiques et les injonctions du plaisir masculin. Face à la caméra, Mat revendique son autonomie dans sa liberté amoureuse…
On retrouve dans la « fiction documentaire » Nous ne sommes pas encore morts (France, 34’), prix de la meilleure oeuvre de fiction (SACD), cette justesse d’écoute épurée qui fait que ce qui anime la soirée d’un groupe de jeunes Ukrainiens nous concerne tout autant que s’ils habitaient à côté. Joanne Rakotoarisoa a réalisé ce film en prolongement d’un voyage en Ukraine et des rencontres qu’elle y a faites. Oles doit choisir entre faire son service à la frontière russe ou fuir le pays. La fille dont il est amoureux est elle aussi sur le départ. Désemparé, il ne sait où s’accrocher. La nuit dans les rues de la ville renforce les doutes et la solitude de cette jeunesse qui cherche sa place dans le monde.
Egalement film de femme mais très différent, dans une mise en scène affirmative et virevoltante, Sestre (Sœurs) de Katarina Rešek (Slovénie, 23’) a remporté le grand prix de la compétition internationale. Percutant voire décapant, il montre trois sœurs prêtes à en découdre face à la violence masculine. Pour survivre dans leur cité face à la dictature des caïds, elles ont forgé leurs propres règles : Ne jamais abandonner ; l’amour est une maladie. ; « J’emmerde internet », etc. Toujours en survêtements, elles s’entraînent à la boxe, quitte à encaisser les coups…
Il faudrait égrener davantage l’abondant palmarès du festival pour montrer combien nombre de films retravaillent la question des rapports hommes-femmes dans le sens d’une remise en cause radicale engageant l’avenir. Parmi les 420 films programmés sur les plus de 8 000 films envoyés au festival, les courts métrages reliés aux problématiques africaines ou diasporiques dans les différentes sélections ne font pas bande à part. Là aussi, cette dominante se dégage : allant du constat aux résistances, ils proposent de tourner le dos au patriarcat et à son avatar, la violence machiste et ses séquelles traumatiques. Ils critiquent parfois aussi le matriarcat lorsqu’il défend le conservatisme.
Le poids du réel ne conduit pas forcément au documentaire : les cinéastes font confiance au romanesque pour dégager une émotion mobilisatrice qui interroge le spectateur et le fait bouger. Loin du pathos lacrymogène, ils convoquent des esthétiques qui l’impliquent sans lui couper la réflexion et la parole.
L’un des courts les plus marquants est Les Tissus blancs (Sër bi)du Sénégalais Moly Kane (sélection Regards d’Afrique et donc hors compétition, ce qui renforce l’ambiguïté chaque année répétée de cette sous-sélection ghettoïsante). Zuzana (Madjiguène Seck) va se marier mais, démasquée et confrontée à la fureur de sa mère, elle doit en urgence redevenir la femme qu’on attend d’elle… Parcourant Pikine, elle cherche partout la solution, la caméra ne la quitte pas, toujours proche, nous sommes avec elle. Sans hystérie, en maîtrise, le rythme est soutenu, autant que sa détermination. Est-elle prête à se mettre en danger pour éviter le rejet familial ? Nous percevons combien elle est coincée, à la merci des charlatans. Elle n’est pas dupe pour autant, juste lucide sur sa condition…
L’homme est là, bien sûr. Ousmane, l’ancien amant de Zuzana, ne l’abandonne pas mais est prêt à lui faire prendre des risques. Le respect de la tradition implique une soumission. Prix Canal+ / Ciné+ au palmarès, Al-Sit de la Soudanaise Suzannah Mirghani entre dans cette complexité : la grand-mère Al-Sit est elle aussi une matriarche. Elle s’oppose au mariage arrangé avec un businessman pour Nafisa par ses parents, qui lui paraît revenir au temps colonial, mais ne remet nullement en cause son propre pouvoir de décision. « La tradition doit continuer », affirme-t-elle. Nafisa (15 ans), qui n’a jamais la parole dans le film, n’aura d’autre choix que de couper le fil de la machine d’aliénation pour aller avec Babiker, son amoureux sans prétention. Si cette fable joue un peu trop la dualité en opposant le méchant homme d’affaires au pauvre Babiker, les souvenirs d’Al-Sit donnent du corps à un récit prenant et maîtrisé, prémisse d’un long métrage sur le même sujet qui mêlera lui aussi les questions de féminisme, colonialisme et capitalisme au Soudan et s’appellera Coton Queen.
Parce qu’elle aime Adam, elle est enfermée depuis deux mois à la maison, sans le droit de sortir. Je crains d’oublier ton visage de l’Egyptien Sameh Alaa, palme d’or du court métrage au festival de Cannes 2020, est un drame épuré et sensible où le focus se déplace sur le jeune Adam lorsqu’il invente un stratagème (que nous ne dévoilerons pas) pour aller la voir et ne pas oublier son visage. La force du film est dans le mouvement d’Adam, son positionnement corporel, sa progression à la fois résolue et désespérée vers celle qu’il aime, dans une quête proche du road movie, jusqu’à ce qu’il intègre le sens de son geste et puisse enfin tomber le masque, venant de vivre l’enfermement imposé à sa bien-aimée. Le format en 4/3 (16 mm) renforce le risque qu’il prend dans son parcours, de même que l’ambiance sonore très travaillée qui semble forger l’image plutôt que le contraire. Cela renforce le jeu des regards : Adam doit se faire invisible et silencieux pour aller voir celle que l’on cache à ses yeux. Ce n’est qu’ainsi qu’il peut transgresser les normes tant sociales et familiales que religieuses que le film fait apparaître sans jamais les dénoncer frontalement. Du grand art !
Autre alerte sur les conséquences du patriarcat, Tuk-tuk de l’Egyptien Mohamed Kheidr (sélection Regards d’Afrique) aborde la situation des femmes liées par des dettes. Elles seraient plus de 30 000 « débiteuses » en Egypte à croupir en prison. Abandonnée par son mari, Walaa est justement une femme qui tente la survie en conduisant un tuk-tuk, ces vespas pouvant transporter deux ou trois personnes à l’arrière. Ce n’est pas un métier d’homme et Walaa sera ridiculisée, harcelée et rejetée… Basé sur une histoire vraie, expression consacrée qui signale le travail d’enquête qui sous-tend le film, celui-ci multiplie les angles pour dénoncer le patriarcat : le mari est insupportable, c’est lui qui divorce et maîtrise donc la liberté ou non de sa femme, celle-ci est harcelée dès qu’elle est libre, et elle sera soumise à la violence vengeresse. Même la télévision est dénoncée quand le mari dit à sa femme de regarder un feuilleton « pour voir comment les belles femmes s’occupent de leur mari » ! Waala se démène et se défend, mais elle rêve aussi de revoir son mari : l’aliénation est bien ancrée. Le contact des autres femmes va lui donner le courage d’avancer.
TukTuk Trailer from KheidrDotCom on Vimeo.
Lakutshon’ Ilanga (Quand le soleil se couche) est le titre d’une chanson mélancolique de Miriam Makeba sur laquelle se termine le film éponyme de Phumi Morare (Regards d’Afrique) : « Quand le soleil se couche / À travers la mer / Je penserai à toi / Quand le soleil se couche / Quand la lune se lève / Quand le bétail revient / Je penserai à toi / Quand le soleil se couche / Je te chercherai / Dans les rues / Dans les hôpitaux / Et dans les cellules de prison / Jusqu’à ce que je te trouve… » La guitare légèrement jazzy souligne la douceur de la voix, comme pour effacer la douleur du souvenir des images d’archives qui le débutent et de l’histoire qu’il raconte. Cette chanson « est un hommage aux personnes disparues, dont les familles ignorent encore aujourd’hui ce qu’elles sont devenues », indique la réalisatrice sud-africaine. L’histoire, inspirée du récit de sa propre mère, se déroule à Johannesburg en 1985, en ébullition dix ans après les soulèvements de Soweto de 1976. Lerato, une jeune infirmière, s’inquiète pour son frère, militant anti-apartheid. « Tu ne peux pas comprendre, tu es toujours à la maison », lui lance-t-il. C’est pourtant elle qui va tout risquer pour le sauver, montrant que les femmes ne se contentaient pas d’attendre à la maison !
Lakutshon’ Ilanga (Trailer) from Phumi Morare on Vimeo.
Ecoutons donc davantage les femmes. Lui aussi « basé sur une histoire vraie », Guillermina de Aída Esther Bueno Sarduy reconstitue les souvenirs de la trace laissée chez un enfant de 9 ans d’une famille aisée de la Havane, dans les années 1940, par sa nourrice noire nommée Guillermina. Les souvenirs d’enfance s’entremêlent à travers l’animation, les photos d’époque et la voix de l’enfant devenu grand, qui aurait voulu pouvoir retrouver la femme qui l’a élevé. Guillermina était une « bonne » et n’est jamais sur la photo… D’autres photos témoignent de l’esclavage féminin à Cuba et au Brésil. Le film agit comme un puzzle que nous sommes invités à reconstituer à notre façon, attribuant plus une importance ou une place à tel ou tel élément, voire en y ajoutant les siens. Ce faisant, il nous conduit à remettre en cause notre regard. Anthropologue ayant beaucoup travaillé sur la diaspora noire sud-américaine, la réalisatrice explore ici comment le colonialisme agissait dans la sphère intime : l’affection envers un être peut-elle gommer les préjugés ?
Trailer GUILLERMINA from NewVoicesNewFutures on Vimeo.
Magnifique dans sa simplicité et sa pertinence esthétique, Elong E’Nabe (A Bright Future, Un bel avenir) du Belge Niels Devlieghere (sélection Flanders Wildcard 2020), adopte les yeux d’Angela, six ans, une jeune fille d’origine ouest-africaine qui grandit en Flandre, dans une région connue pour ses partisans nationalistes de droite. Egalement photographe, le réalisateur joue sur les espaces de la maison et de la rue pour mettre en valeur la dynamique de l’enfant, filmée de près, tandis que sa mère, soumise au racisme ambiant, murmure en voix-off ce qui pourrait être une lettre à sa fille. Ce contrepoint entre la vitalité d’Angela et ce texte qui lui dit que la vie est compliquée mais de ne pas avoir peur est profondément émouvant. « Seul Dieu sait si tu auras un bel avenir » : ce sera à Angela de déployer ses ailes.
Avec Malabar, Maximilian Badier-Rosenthal, de père français et de mère vietnamienne, réussit un film à la fois touchant et percutant qui bouscule avec humour les préjugés. La nuit, alors qu’ils rentrent chez eux en banlieue, Mourad et Harrison tombent littéralement sur Marcel, un vieil homme d’origine vietnamienne qui ne parle pas français mais va s’avérer plus rusé que prévu… Le scénario est bougrement bien ficelé pour multiplier les sous-textes sans en avoir l’air. L’interprétation est à la mesure des enjeux et la mise en scène attentive aux détails sait installer une ambiance. Une pépite bourrée d’humanité.
Terminons avec deux documentaires époustouflants. D’abord Clebs, de Halima Ouardiri. 750 chiens dans un refuge pour chiens errants au Maroc, qui attendent d’être adoptés. La caméra multiplie des plans fixes tendant à montrer leur nombre, leurs relations hiérarchiques et leurs rapports de domination, leur précipitation lorsque s’ouvre la porte menant au repas, la routine des journées… Le générique a pour fond les poils d’une peau de chien, comme la peau noire servait de fond au générique de L’Homme du Niger de Jacques de Baroncelli (1939, 102′)… Si la référence n’est pas scabreuse, c’est qu’à un moment de ce film sans dialogue, la radio donne des chiffres sur les réfugiés. On pense aux flots humains, visibles en caméra infrarouge, descendant la nuit du Mont Guruga qui domine Melilla, dans les documentaires Frontière Sud de Jospeh Gordillo (2020, 73′), ou Les Sauteurs de Moritz Siebert et Estephan Wagner (2017, 82′). Ces comparaisons peuvent sembler cruelles mais la réalité est là : des milliers de réfugiés survivent comme des chiens enfermés dans des camps en attendant que l’on veuille bien leur ouvrir les portes de l’Europe, victimes de conflits, de dictatures ou de drames économiques puisant leurs racines dans la colonisation.
Et puisqu’on parle de bêtes, s’impose aussi Shepherds de Tehobo Edkins (qui a grandi au Lesotho car son père sud-africain avait dû s’y réfugier pour des raisons politiques). Le titre parle de bergers mais ils sont en prison pour avoir tenté de s’approprier des vaches. Elle est étonnamment à ciel ouvert, dans les montagnes du centre du Lesotho où la vache est presqu’un animal sacré. Tehobo Edkins l’avait déjà évoqué dans son magnifique Days of cannibalism (2020, 78′) : elle fait partie du paysage et a depuis bien longtemps une valeur aussi symbolique que matérielle. Elle est une valeur d’échange, également pour les dots des mariages, et même d’épargne, mais c’est aussi une sorte de symbiose qui s’établit entre le berger et ses vaches. Pour chaque vache volée, on écope d’un an de prison. Ce qui frappe pourtant est qu’aucun des prisonniers, pourtant lourdement condamnés, ne se plaint d’une injustice. Le film est fait de leurs témoignages plutôt que de leurs aveux, tant leur relation à l’animal reste forte, ce qui les rend éminemment humains. C’est leur affectivité qui parle et leur dignité qui transparaît. Il est clair que cela n’est pas immédiat mais le résultat du temps passé en commun avec un réalisateur qui, parlant leur langue, prend le temps de l’écoute et de l’échange, et construit finalement le film avec eux. Car dans cette prison improbable accrochée dans la montagne, tandis qu’ils continuent de tricoter leurs bonnets de bergers, il tente de capter combien le temps les dépasse.
ShepherdsTrailer from Teboho Edkins on Vimeo.
Mais avant de tourner la page, signalons ce monument d’humour à froid réalisé par le Libanais Wissam Charaf : Pas de panique. Malek (« celui qui possède ») a tout perdu avec la crise et veut se suicider alors qu’il avait pour métier d’aider les autres à ne pas le faire (life coach). Mais il a trop peur de mourir et demande de l’aider à un ancien patient rencontré dans un parc. « J’avais envie de faire un film impoli, à la mesure de la vulgarité et de la violence de ce que la kleptocratie nous a fait », dit le réalisateur. C’est à la fois désopilant, délirant et dramatique, et super bien mené, bien que l’explosion du port du 6 août 2020 juste avant le tournage ait blessé le réalisateur et détruit les décors ! C’est finalement dans un parc aux arbres retournés qu’est tourné ce court dont les deux personnages, un suicidaire ayant peur de la mort et un charmeur en profitant pour l’escroquer, ne peuvent qu’évoquer le Liban d’aujourd’hui.
Dans ce film, comme dans tant d’autres, c’est aussi ce qui fait un homme qui est remis en cause, les fondements du patriarcat en somme.