Débattre pour résister

Entretien de Samy Nja Kwa avec Aminata Traoré

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Intellectuelle, chercheur, sociologue, ancienne ministre de la Culture et du Tourisme du Mali, Aminata Traoré mène sur tous les fronts son combat contre les travers d’une mondialisation imposée. Croyant à l’impact en ce sens de la culture, elle a lancé avec Ray Lema le Réseau des intellectuels africains pour l’éthique et l’esthétique.

Quelle est la place des femmes dans le combat contre la mondialisation ?
Elle est essentielle. Le débat sur la place, le rôle des femmes en Afrique a été escamoté. La même grille de lecture qu’on a appliquée à l’économie et à la société a été appliquée aux relations homme-femme en Afrique. Le statut et le rôle des femmes ont été jugés, dénoncés, et les solutions n’ont été appréhendées qu’en termes de développement. Or, l’Afrique n’a pas eu la latitude de penser, choisir, décider pour elle-même, ni dans le domaine de l’agriculture, ni dans son industrialisation, ni dans les échanges commerciaux. On ne lui a pas laissé davantage de liberté dans sa pensée du rapport hommes-femmes. Une foule de projets ont été initiés pour nous sortir de notre état de sous-développement, ce qui signifiait qu’il fallait que les femmes africaines se transforment à l’image des femmes des pays développés.
C’était indirectement le procès des cultures et c’est pour cela que nous disons que c’est un débat éminemment culturel. Chaque femme étant sensée se libérer selon les mêmes modalités que les femmes occidentales, le combat était devenu intra-africain : il fallait que nous nous mesurions à nos hommes, que nous les dépassions. On nous faisait croire que nous étions doublement victimes, par rapport à l’Occident qui est développé et par rapport à nos hommes qui profitaient du développement. Dans les années 1980, les politiques d’ajustement structurel ont mis nos hommes au chômage, faisant de la grande majorité des salariés des clochards, si bien que ces mêmes hommes qu’on nous demandait de dépasser dans leur intégration dans la modernité et le développement se trouvaient assis à la maison : c’étaient les femmes qui n’avaient pas été à l’école qui étaient obligées de se débrouiller pour les nourrir ! Ainsi, le type de pouvoir que l’on voudrait pour les femmes sans leur demander leur avis n’est pas nécessairement ce qu’elles veulent !
Avez-vous le sentiment d’être comprise dans votre combat lorsque vous vous opposez aux institutions internationales ?
Je n’ai pas de mots pour qualifier les rapports que les institutions internationales entretiennent avec nos pays. C’est d’une extrême gravité. D’un point de vue de femme, je déplore le fait que les organisations féminines en Afrique n’ont pas encore pris conscience de la nature du processus dans lequel on les invite à entrer. Mais je ne peux pas leur en vouloir parce que la même dépendance financière qui fait de nos États des institutions mimétiques prévaut au niveau des associations féminines. La Banque mondiale se donne bonne conscience en parlant des femmes alors qu’elle a totalement dynamité nos sociétés. Le système capitaliste appliqué à l’Afrique est à l’origine de la prostitution, de la privatisation des services. Les femmes paient cher la mise au chômage de leurs hommes. Je plaide aujourd’hui pour une alliance entre hommes et femmes en Afrique, qui sont embarqués dans le même bateau. Nous n’avons pas de destin les uns en dehors des autres : l’homme n’est pas mon ennemi, le système est notre ennemi. Et je suis persuadée que rares sont les pères dans nos familles, peu importe leur milieu, qui ne veulent pas que leur fille soit scolarisée. Faute de perspective, on cherche des éléments qui discréditent, qui masquent les véritables problèmes de l’Afrique. Ce continent n’a pas eu la latitude de déceler en son sein ses propres maux et de les soigner, qu’il s’agisse de déscolarisation, d’excision, de polygamie. Qu’on nous laisse la possibilité de débattre entre nous et de chercher des solutions que nous pouvons assumer. Malheureusement, il y a toujours des gens qui ont des certitudes lorsqu’il s’agit de la situation de l’Afrique.
Vous prônez la micro résistance contre la macro domination. Concrètement, comment se dessine-t-elle ?
Cette résistance reste à construire. Les mécanismes de la censure et de l’autocensure fonctionnent à merveille. 80 % des cadres maliens pensent comme moi. Ils ne cessent de me dire que j’ai raison. Mais le problème est que l’État ne s’autorise pas à critiquer le système. Ces mêmes personnes qui donnent des leçons de démocratie, qui exigent des États qu’ils aient davantage recours à la société civile, boudent des structures comme les miennes, le Réseau d’éthique et d’esthétique, qui leur pose certaines questions. La Banque mondiale se permet de parler aux Maliens de gouvernance et de démocratie alors qu’elle s’interdit de faire référence sur sa politique en Afrique. Le sabotage des démocraties en Afrique est d’abord le fait de ces acteurs institutionnels extrêmement puissants qui dictent à nos dirigeants au jour le jour le type de politique qu’il faut mettre en œuvre. On s’étonne alors qu’il y ait une désaffection des urnes : les peuples commencent à se rendre compte que ça ne sert à rien de se battre pour untel ou untel, à partir du moment où il accepte de poursuivre les mêmes réformes néo-libérales qui suppriment les emplois, qui condamnent les ménages à la pénurie et qui obligent les femmes à payer pour l’eau potable, les soins de santé, l’enlèvement des ordures…
Et au Mali ?
Le bilan du précédent gouvernement est plus que mitigé. Je me suis comportée en chercheur, en citoyenne malienne et du monde et j’ai cru comme toute citoyenne malienne qu’après le chute du régime militaire, ce régime politique allait faire corps avec le peuple malien, débattre des vrais problèmes des Maliens en terme d’emplois rémunérés, de système scolaire, de santé. Et que dans le cadre d’une coalition interne dans notre pays, nous puissions négocier certaines choses avant de les soumettre aux institutions de financement. En 1991, la troisième République était condamnée à poursuivre les mêmes programmes d’ajustement structurels que le régime militaire. Alors, je ne suis pas étonnée que dix ans après, il y ait tant de mécontentement. Mais je reproche à ce régime de nous avoir sevré de tout débat sur la mondialisation, sur la nature des réformes qu’il était condamné à mettre en œuvre.
Aussi longtemps que ces institutions criminelles auront les mains libres en Afrique, il est inutile de parler de démocratie, parce qu’il n’y aura pas de démocratie participative. Et ceux que l’on porte au pouvoir ne pourront pas représenter et défendre les intérêts des plus démunis.
J’espère que le nouveau gouvernement ne jouera pas le même jeu que l’ancien Président qui a soigné son image sur la scène internationale alors qu’à l’intérieur, il n’a aucunement contribué à la construction de ce type de citoyenneté qui aurait permis à son successeur de compter sur une véritable société civile, ce qui manque aujourd’hui cruellement dans nos pays. On préfère enfermer le peuple dans des guerres internes alors qu’il y a pas de perspective, ni d’enjeux. Tout se limite à nous-mêmes.
Comment réagissent les jeunes face à vos discours et votre œuvre littéraire ?
Mon premier livre a été publié en janvier 1999, mais je n’ai jamais eu droit à un débat télévisé dans mon propre pays. Ce n’est qu’à travers les journaux venant de l’extérieur qu’on parvient à me lire. Ceux qui me lisent, au-delà des jeunes qui ont bien envie d’acheter Le viol de l’imaginaire, qui coûte relativement cher pour eux, commencent à venir aux débats que j’organise. J’ai surtout créé ce Forum pour l’autre Mali, qui est un espace de dialogue, rassemblant plus de trois cent cinquante Maliens, des cadres, des artistes, des intellectuels et beaucoup de jeunes. De toutes les manières, on ne pourra pas continuer à museler éternellement les gens, confisquer l’information, verrouiller la télévision nationale. La télévision par satellite leur permet aujourd’hui de voir sur TV5, sur CFI ou d’écouter sur RFI les résistances qui sont en train de se construire à l’échelle de la planète. Nous perdons du temps dans ce domaine aussi. Nos gouvernements ne pourront pas continuer à brimer les populations.
Les fers de lance de votre bataille sont nos problèmes d’eau, de soins et donc de médicaments génériques.
Une fois les rapports de force campés, le reste du débat n’est qu’un détail : parce qu’on sait que nous ne nous donnons pas les moyens de négocier. Je trouve affligeant que ce soient des citoyens du Nord qui sont mieux préparés pour défendre les intérêts des peuples d’Afrique.
L’accessibilité des médicaments est un véritable drame en Afrique. Ils ont voulu, dans le cadre du désengagement de l’État dans ces secteurs clés, que même les hôpitaux rentabilisent, donc tout le monde doit payer. Une femme enceinte en difficulté, dont le mari est au chômage, qui n’a pas de revenu, est obligée d’avoir autour d’elle des parents ou des connaissances qui peuvent payer. Les médicaments existent, les médecins sont là, mais si vous ne pouvez pas payer vous mourez. Je trouve cela scandaleux ! Et politiquement, ce système est de nature à déstabiliser tout le monde.
Le Nord subventionne son agriculture et ferme ses frontières à nos produits, et nous impose des réformes de structure pour que, en prédatrices, les multinationales viennent nous déposséder des rares entreprises qui fonctionnent, notamment l’électricité, l’eau, le téléphone ! Ce bradage de l’Afrique peut continuer indéfiniment. Mais pourquoi nos dirigeants ne se montrent-ils pas plus avisés, plus visionnaires ? Pour dire qu’au fond, il y a une brèche ouverte dans le système. Il y a des failles partout : l’Afrique paie le prix le plus élevé et les élites au pouvoir préfèrent arrondir les angles. On n’a pas le choix, mais avec le peuple on peut l’avoir. Il faut que quelque part, on dise non !
Le NEPAD serait-il une alternative ?
C’est un projet de chefs d’États africains qui croient ce que les nations nanties leur racontent. C’est dommage parce que je pense que le contexte socio-politique est historique : l’environnement mondial nous permettait de bâtir une vision beaucoup plus solidaire des réalités africaines. Mais leur souci est surtout de séduire l’extérieur. Ils ont conçu leur projet dans leur cabinet avec une poignée d’Africains dits spécialistes, triés sur le volet. Ce projet a été présenté à Washington, au Japon, en Europe. Ils ont d’abord cherché la caution et l’aval des pays riches, et parlent ensuite d’appropriation par les Africains. Le besoin d’argent frais et le souci de plaire à l’Occident l’emportent sur toute alliance avec les populations africaines. On a beau leur dire qu’on n’est pas d’accord, ils essaient à coups de séminaires et de rencontres, en injectant de l’argent à différents endroits et parviennent ainsi à leurs fins. C’est de l’auto-flagellation : nous reconnaissons nos fautes, nous reconnaissons que nous avons mal géré. L’Occident se dit :  » Tant mieux, nous sommes déchargés « . En fait, nous sommes en train de leur dire ce qu’ils ont envie d’entendre, et c’est pour cela que ça marche. C’est aussi pour cela que nous sommes profondément tristes.
Êtes-vous une afro pessimiste ?
Je ne serais pas à la place que j’occupe si j’en étais une. Nous regorgeons de potentialités et je m’insurge contre la nature du système et sa faculté à détruire l’espoir en Afrique : tout ce que nous pourrions faire par nous-même est altéré par ces institutions qui veillent au grain. On a beau être démocrate, si on ne suit par leurs recommandations, elles se désolidarisent. L’Occident ne récompense que ceux qui commencent à trahir leur peuple. Comment ne pas s’insurger contre un tel système qui donne l’impression qu’on a tout fait pour l’Afrique et que l’Afrique ne fait rien pour elle-même ? Je ne suis pas pessimiste du tout. Je me bats, mieux en Occident que chez moi. Chez moi, je fais ce que je peux à travers des actions concrètes de transformation de mon environnement avec les gens de mon quartier. Je mobilise l’opinion, j’attends le jour où les dirigeants comprendront que je n’agis pas contre eux. Je me dis simplement qu’à défaut d’avoir des pays suffisamment nantis, nous avons considérablement appris en quarante ans et qu’il leur appartient aujourd’hui de tirer le maximum d’enseignements de ce que nous savons du système, de sa nature et de la faculté des pays du Nord à toujours tirer la couverture à eux.
Le Réseau des intellectuels africains pour l’éthique et l’esthétique que vous avez créé avec Ray Lema regroupe des artistes et des intellectuels. Est-il facile d’avoir un discours fédérateur autour des questions qui souvent vous opposent ?
Nous avons le mérite d’essayer. Je me dis qu’ils ont beaucoup de talent. S’il y a aujourd’hui une composante des sociétés africaines qui contribue à cette Afrique positive, ce sont bien les créateurs, et dans tous les domaines. Mais le déficit d’informations dont nous souffrons tous en tant qu’Africains quant à la véritable nature de la mondialisation fait que ces artistes non plus, dans leur domaine de compétence, ne peuvent pas participer à la construction d’une opinion africaine. C’est pour cela que cette alliance entre les chercheurs, les intellectuels et les créateurs permet d’imprimer une nouvelle dynamique à la création artistique et culturelle. Nous rendons constamment hommage à Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Bernard Dadié, tous ces hommes qui se sont insurgés contre le système colonial et qui ont nourri la révolte des Africains, qui nous ont permis de dire à cette époque déjà qu’une autre Afrique était possible, différente de l’Afrique coloniale et colonisée. Aujourd’hui, il nous faut redécouvrir cette mission des intellectuels et des créateurs. C’est pour cela que nous allons à notre rythme. C’est un processus d’apprentissage et de partage.
Un jeune créateur comme Didier Awady par exemple fait partie du réseau. Il a un discours dynamisant lorsqu’il parle aux jeunes. Le jour où une masse critique de femmes et de jeunes sauront ce dont on discute ici, l’Afrique changera nécessairement, et pas de manière violente. Par les urnes. Ce sont ces femmes et ces hommes qui doivent se mobiliser pour confier le pouvoir à des gens capables de tenir tête à tous ceux qui sont en train de dépouiller l’Afrique de ses richesses et de ses prérogatives.
En référence au livre de l’écrivain camerounais Célestin Monga, faut-il un plan d’ajustement culturel pour l’Afrique ?
C’est un faux débat. Cela veut-il dire que de même que nos économies sont malades, nos cultures sont malades ? Je n’ai pas posé le problème en ces termes. Si ajustement il y a, il doit relever d’une initiative interne aux Africains. On a accablé les cultures africaines de tous les maux et c’est pour cela que la domination devient possible et facile. Puisqu’on vous dit que vos rapports aux enfants, aux femmes, etc., tout cela est à revoir. Et nous y avons cru. Mais cela ne veut pas dire que tout est bien dans nos cultures. Il est de notre responsabilité de revisiter notre patrimoine culturel pour voir ce qui doit être mis au musée et quelles dimensions de ces cultures doivent nourrir la créativité dans tous les domaines.
Comment faire comprendre aux dirigeants africains que la culture peut être un facteur de développement ?
Il faut d’abord les libérer de leur comportement de soumission à n’importe quel expert du FMI et de la Banque mondiale qui vient leur vendre n’importe quoi. Le chemin de la mendicité et du mimétisme ne marche plus. Ils ne peuvent pas faire confiance à la culture lorsque les solutions qui sont prônées par ces institutions leur permettent de s’enrichir. Parce que investir dans les cultures, c’est investir dans les peuples, c’est investir dans des moyens raisonnables. Aujourd’hui, se couper de sa base revient à s’en remettre aux investisseurs étrangers avec tout ce que cela comporte comme niveau d’endettement. Nous plaidons pour l’annulation de la dette, mais nous allons mobiliser d’autres ressources pour enrichir ceux qui sont capables de nous vendre n’importe quoi, y compris les nouvelles technologies de l’information. Ce secteur est en panne, et ils cherchent à conquérir les marchés du Sud. Internet est une prouesse technologique fabuleuse, mais faisons attention : personne n’a eu besoin de mener une campagne nous disant que la radio, la voiture ou l’avion sont utiles. Nous le savons, nous l’avons découvert par nous-même, les gens se sont appropriés ces réponses. Mais pourquoi faut-il un sommet mondial de l’informatique et de l’information pour dire que nous sommes dans une société de l’information ?

Aminata Traoré est l’auteur de :
Le Viol de l’imaginaire, Fayard, 2002, 224 p., 17 euros.
L’étau – l’Afrique dans un monde sans frontières, Actes Sud/Babel, 2001, 192 p., 7 euros. ///Article N° : 2852

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