A l’origine, Yameogo voulait être journaliste. Réalisant les limites politiques de ce métier, il a viré sur le cinéma qu’il percevait comme plus libre et s’est concentré à chaque film sur un problème particulier dans l’espoir de contribuer au changement social. Sa force a toujours été d’éviter le film à message et d’utiliser l’humour et l’ancrage dans la vie quotidienne pour donner du corps à ses personnages. Delwende, qui traite de l’épineuse question des femmes accusées de sorcellerie, était à l’origine un reportage réalisé pour Envoyé spécial sur France 2. Devant répondre à un cahier des charges très précis et ne pouvant aller aussi loin qu’il l’aurait voulu, Yameogo décide de développer une fiction inspirée de l’histoire d’une de ces femmes.
Un tel sujet demandait une esthétique particulière : s’attaquant aux coutumes et croyances villageoises qui permettent aux hommes de chasser des femmes, il a renoué avec les grandes heures des cinémas d’Afrique de l’Ouest. Les images documentaires de la vie du village où femmes et artisans vaquent à leurs occupations, la danse des femmes, des dialogues soutenus par de nombreux proverbes*, les plans fixes pour exprimer le temps mais aussi la permanence des coutumes, l’utilisation des murs dans la géographie des relations villageoises pour souligner la compartimentation imposée par les règles traditionnelles, l’insistance sur les déplacements pour renforcer l’expression de la détermination féminine, etc. rappellent les classiques africains des années 70-80. Certains plans font penser au premier film de Yameogo, Dunia (1987) où, au champ à la pause de midi, le groupe des hommes et le groupe des femmes mangent séparément sous le même arbre, les hommes en premier plan et les femmes en arrière-plan : au-delà de la simple visée sociologique, c’est le temps de la tradition qui apparaît sur l’écran avec l’évidence et la pesanteur de l’éternité.
Mais nous sommes au troisième millénaire : comme Sembène dans Moolade (auquel Delwende pourrait être comparé tant dans l’esthétique que la structure du récit), Yameogo choisit un montage serré pour la première partie du film pour se démarquer d’une écriture trop identifiée et ancrer l’actualité de son propos. Ce rythme se distend pour préparer l’émouvante partie documentaire où la jeune Pougbila recherche sa mère dans les centres d’accueil Delwende ou Paspanga de Ouagadougou. A la faveur d’une caméra serpentant en douceur parmi les femmes filant inlassablement le coton ou s’arrêtant sur certaines pour de brefs portraits, le film y prend une dimension cosmique : la vision de ces vieilles rejetées et agglutinées (le centre Delwende accueille 400 femmes, Paspanga 80) évoque au-delà du scandale de l’exclusion une implacable loi humaine qui croit pouvoir s’associer aux dieux pour projeter sur certains la source des malheurs de tous.
Le village est confronté à une épidémie de méningite. La radio met les contrées reculées en garde mais seul le fou le comprend et personne ne l’écoute. Des enfants meurent chaque jour : un mal est à l’uvre. La « projection maraboutique » est basée sur le fait qu’un mal impalpable doit être nommé, identifié et replacé dans le registre symbolique de la communauté. Tout mal a une cause extérieure, en général un sort jeté par une personne précise aux pouvoirs occultes : il suffit d’identifier qui l’incarne pour le contrer. Delwende convoque ainsi le rite du siongho où un cadavre porté par deux jeunes hommes encore vierges désignera de lui-même au marabout la personne responsable de sa mort, puis la potion de vérité, sorte de détecteur de mensonge traditionnel.
Et voilà la femme désignée chassée. La jeune Pougbila décide de ne pas baisser l’échine et sera elle aussi cette femme qui marche que nous montrent tant de films, à commencer par Sambizanga, le chef d’uvre de Sarah Maldoror (1972), où la longue marche de la femme de Domingo sera pour elle la découverte d’une autre raison de vivre : combattre pour la liberté. La musique et la voix de Wasis Diop ont la même profondeur que dans Hyènes de Djibril Diop Mambety (1993) et enveloppent cette marche émancipatrice pour l’élever elle aussi à une dimension cosmique. Tranchant avec les raccords en chromos de couchers de soleil qui émaillent le film, la perspective et la lumière choisies pour l’arrivée sur Ouagadougou sont d’une grande beauté plastique et un des moments de grâce du film. Pour ne pas s’installer dans le mythe, Yameogo convoque une fois de plus l’inénarrable Abdoulaye Komboudri qui s’appelle cette fois « Noceur », un habile dragueur représentant à lui seul la modernité urbaine. Mais lui aussi craint la sorcellerie et lâchera Pougbila quand il apprend que la femme qu’elle cherche est accusée d’être sorcière : ces croyances sont vives jusque dans les milieux les plus détachés des coutumes traditionnelles.
L’orage gronde comme dans le générique du film : une nouvelle Afrique émerge, que la détermination des femmes prépare, et notamment des jeunes. Elles répondent à l’incantation du père qui s’adresse au ciel pour comprendre pourquoi il a tant de problèmes : « Les hommes ont fait les coutumes, les hommes peuvent les changer ». Cela passe par la parole qui brisera les tabous : « Il faudra le dire ». Et pour cela se lever, et marcher ! L’injonction de Pougbila à ses deux parents de se lever conclut un film certes inégal mais volontaire, engagé et captivant.
* Pour exprimer le fait que chacun bénéficie de la générosité du père : « Le caillou profite des haricots pour recevoir du beurre ». Sur la sagesse des anciens : « Un vieillard assis voit plus loin qu’un enfant debout ». Pour justifier l’expulsion de la femme : « On ne peut garder une hyène dans une bergerie ». Son père à Pougbila lorsqu’elle revient au village : « Celui qui se couche sur le dos et crache reçoit sa salive sur la poitrine ». ///Article N° : 3850