DJ, producteur algérien et organisateur d’événements socio-culturels (The festival of colors Algeria, L’art est public, Assaru Project, Electronic Bivouac..) Yane Ouchene vit actuellement à Tunis où il prépare son premier album Achewik. Un retour sur l’histoire de ses origines amazighes à travers des chants traditionnels mêlés à la musique électronique. Rencontre avec l’artiste à la sortie de l’EP Tamurt (qui signifie ville /villages en Kabylie)
Tu viens de sortir un EP nourri fortement par la révolution algérienne. Comment as tu vécu, suivi, cette révolution depuis Tunis ?
J’ai quitté l’Algérie en décembre 2018, pour m’installer en Tunisie. Deux mois après mon départ, le 17 février 2019, il y a eu la première marche contre le cinquième mandat de Bouteflika en Algérie, plus exactement dans la ville de Kherata (une ville historique de la wilaya de Bejaïa, là où il y avait eu les événements du 8 mai 1945). La marche a rassemblé des milliers de personnes qui portaient des drapeaux noirs. J’ai suivi ce qui s’est passé en me disant spontanément ; « comme d’habitude ça ne bouge qu’en Kabylie … » Mais je me suis trompé… Le 22 Février 2019, je me souviens qu’au réveil j’ai jeté un œil sur mon téléphone et j’ai vu énormément de messages. J’ai directement consulté mon fil d’actualité avec en direct beaucoup de vidéos avec des milliers de personnes dans les rues d’Alger. Du jamais vu depuis 2001, après l’interdiction des marches sur Alger. J’étais tellement content de voir le peuple se révolter, décider de prendre son destin en main et de dire non à ce cinquième mandat. La jeunesse algérienne était plus que jamais soudée, plus que jamais révoltée, et surtout plus que jamais prête à rendre sa beauté, sa culture et sa valeur à ce si beau pays. En mars, avec quelques ami.e.s algérien.e.s, nous avons crée le CAAT (collectif des Algériennes et Algériens en Tunisie) un collectif informel pour rejoindre l’internationalisation de la cause algérienne. Nous avons organisé un sit-in contre le cinquième mandat, en collaboration avec la société civile tunisienne. Mon corps était en Tunisie, mon âme et mon cœur en Algérie. C’est ce qui est difficile pour les Algériens.nnes en Tunisie car nous sommes tout près pourtant, à seulement quelques kilomètres des frontières.
Alors au-delà des marches, et de quelques allers-retours, j’ai ressenti un besoin de faire quelque chose en plus. Comme je suis loin, mon seul refuge, c’est la musique. C’est mon outil de création. Mais je me posais encore la question « Qu’est-ce que je peux faire d’ici ? Et qui serait bénéfique à la société ? ». En discutant avec Sarah (ma collaboratrice dans la vie), j’ai décidé de lancer une deuxième édition de l’Art Est Public (un festival socio-culturel, qui travaille sur la démocratisation de l’Art en Algérie). En avril 2019, nous avons lancé un appel aux artistes, et en mai nous avons organisé la plus grande mobilisation de l’Art Urbain en Algérie : plus de 2000 bénévoles et des centaines d’artistes professionnels et amateurs dans plusieurs villes simultanément.
Ce qui était troublant avec cette seconde édition, c’est que nous avons lancé l’idée un mois avant sa réalisation, mais à aucun moment nous nous sommes posés les questions habituelles sur la possibilité ou non de réaliser un tel événement, si nous n’allions pas avoir des problèmes. C’était comme si depuis le 22 février 2020 tout était possible ! Ce qui nous a le plus impressionné dans cette seconde édition c’est de pouvoir touché des régions qu’on ne voit jamais. En effet, faire un événement à Alger, à Oran ou encore à Bejaïa est de l’ordre de « l’habituel » mais aller à Laghouat, Ouargla ou encore Batna nous tenait vraiment à cœur.
Quelle est la place justement de tous les événements culturels que tu organises depuis quelques années en Algérie et aussi en Tunisie vis à vis de tes créations artistiques, et aussi du paysage culturel dans lesquels ils s’inscrivent ?
Chaque projet que j’initie a une touche particulière, j’y vois une suite différente à chaque fois, une nouvelle histoire à conter. Le Festival of Colors Algéria est aujourd’hui un des plus gros festivals de musique électronique en Algérie, qui vise à promouvoir la diversité, la tolérance et valoriser la scène électronique émergente algérienne. Dans sa première édition, le Festival a accueilli plus de 2000 participants sur la côte ouest de la ville de Saket, Béjaia). Pour la deuxième édition, le festival a accueilli plus de 4000 participants sur la plage des Hammadites sur la côte ouest de Bejaia. Il est actuellement en pause. L’Art est public est un événement socio-culturel, qui travaille sur l’accès et la démocratisation de l’art en Algérie. Il reviendra cette année, si tout va, bien sûr, dans 20 villes algériennes en simultané, et cette fois ci avec la participation des artistes nationaux et internationaux. Nous imaginons le déployer dans les quartiers populaires de plusieurs pays méditerranéens. Concernant Assaru Project, c’est un concept itinérant qui regroupe plusieurs arts pour promouvoir la culture Amazigh. Nous avons quelques dates en Tunisie, mais nous comptons le développer ailleurs si les frontières se réouvrent vraiment. L’Electric Bivouac est un festival alternatif undergroud itinérant qui vise à promouvoir les sites insolites de l’Algérie par la musique électronique. La première édition a rassemblé plus de 300 participants, dans la ville de Taghit à 90 km de la wilaya de Bechar au sud de l’Algérie. Il reviendra cette année.
Ton EP est nourri comme tu le revendiques, nourri d’engagements politiques. Dans quelle mesure, justement, selon toi, les musiques électroniques peuvent “raconter” quelque chose en lien, aussi, avec des combats politiques et sociaux ?
Tamurt est un EP sortie chez Café De Anatolia qui est nourri d’engagements politiques. Sur le titre « Anagui » je parle des crimes de guerres que la France a commis sur le territoire algérien durant la guerre de libération et aussi du 17 Octobre 1961… Le titre « Tamurt » est un sample d’un ancien chant de la diva kabyle Na chrifa qui parle de la beauté de l’Algérie et sa situation actuelle. La musique pour moi fait partie de ces éléments qui donnent à la jeunesse un moyen de défoulement et d’expression énorme. La musique électronique, comme toutes les autres musiques, nous aide à aimer, à vibrer, à voyager etc. Moi j’ai choisi qu’elle puisse aussi faire réfléchir et qu’elle me permette de « raconter » pour ne pas oublier. Personnellement, j’estime que la musique électronique peut encore, à sa manière, parler de politique au sens citoyen du terme et non partisan. La musique électronique est aussi un langage de résistance. Des groupes comme Underground Résistance l’ont utilisé pour transmettre leur lutte et lutter contre l’oppression. Faire passer des messages à travers nos créations de manière émotionnelle et pas uniquement intellectuelle est important pour moi.
L’un de tes titres s’intitule, “anagui” signifie “témoignage” en amazigh. Quelle est l’importance de “témoigner” pour “libérer” dis tu “la parole”. De quelle parole s’agit il ? Dans quelle mesure a t elle été tue, empêchée ? Qu’est ce qu’il est important de dire, de raconter, aujourd’hui selon toi ? par la musique ? Le visuel qui est accolé est justement celui d’une femme dont la parole est bâillonnée.
ANAGUI (témoignage en tamazight) est un témoignage d’une femme kabyle sur les crimes commis pendant la guerre d’Algérie dans le village d’Iferhounane dans la willaya de TIZI OUZOU. C’est l’histoire d’une femme, l’histoire d’un récit de guerre, l’histoire d’une vision féminine, l’histoire d’une victime collatérale, l’histoire d’un crime de guerre, l’histoire d’un ennemi colonial, l’histoire d’un ennemi qui a tué, l’histoire d’un témoignage pour que jamais l’oubli n’existe, c’est l’histoire pour transmettre aux nouvelles générations…. Le message, pour moi, de l’listoire de cette guerre vécue par une femme est double : la valorisation de la femme Kabyle comme porteuse de l’Histoire et un message contre l’oubli des crimes de guerre. Ceci n’a pas pour but de revenir à une mentalité haineuse ou de raviver cette plaie algérienne mais plutôt de ne pas oublier l’Histoire, de pouvoir à travers la musique prendre du recul pour avancer. C’est un message à toutes les générations présentes et à venir. L’histoire chez nous, dans la culture Amazigh est transmise de manière orale. Ma grand-mère me l’a transmise. Je la transmets à mon tour. Le visuel est une création d’un artiste algérien « SERDAS ».
Tu t’empares notamment d’un événement historique comme tu le disais plus haut : le 17 octobre 1961. Peux-tu nous parler de la création de ce morceau.
« 17 octobre 1961 » est un track que j’ai produit en septembre 2019 ; le témoignage d’un soldat français qui était sur les quais de Seine le jour de la manifestation. Avec ce titre il s’agit de rappeler le rôle de la diaspora algérienne dans le combat pour l‘indépendance de l’Algérie et de rappeler aussi la répression et les violences policières de cette marche pacifique. Cette date raisonne toujours comme un coup de tonnerre dans l’eau sur les deux rives et les deux pays. Une date qui a vu femmes, hommes enfants manifester pour un état libre et indépendant et le droit à l’autodétermination. Une date où des jeunes sont jetés dans la Seine. Dans certaines familles algériennes, principalement celles qui ont immigré, cette histoire est souvent tue. Beaucoup de jeunes issues de l’immigration ne connaissent pas l’histoire algérienne. Il était donc important pour moi de toucher aussi ces jeunes en leur partageant ce témoignage ; de défaire cette idée de double absence, d’ici et là-bas.
Cet EP est une avant première avant la sortie d’un album. Comment décrirais-tu cet album à venir ?
TAMURT n’est qu’une introduction à un projet plus large qui me tiens à cœur : récolter et enregistrer les anciens chants et contes amazigh. Un projet intitulé : le Voyage de la récolte, qui valoriserait les voix de femmes amazighes d’Algérie, du Maroc et de Tunisie. L’objectif est de participer à la sauvegarde et la promotion de la culture Amazigh. La transmission intergénérationnelle est la clé de la sauvegarde de notre patrimoine immatériel.
Peux-tu nous raconter tes débuts dans la musique, tes inspirations, et ce qui t’a donné envie de créer ?
Tout a commencé au lycée Technicum de Bejaïa lorsqu’avec des ami.e.s on a organisé des « El Boufa », des fêtes de l’après-midi entre lycéens. C’est là que je suis tombé amoureux du DJing. J’ai commencé à me mettre aux platines en 2005 avec Dj Mehdy, puis nous avons créé le collectif Décibels Musique. Un collectif de création d’événements à Bejaïa. En 2009 j’ai rejoint The Positive Vibrations Dj’s avec DJ Tee et DJ Twelve, un collectif de dj’s spécialiste dans l’animation des soirées à Bejaïa. Si dans beaucoup de pays, la pratique artistique, à vocation professionnelle, est souvent destinée à une certaine classe sociale, c’est clairement valable en Algérie. Sans parler du fait qu’il y a un manque d’espaces, d’offres et de formations. Ce n’était donc pas gagné pour moi en Algérie. En 2015, j’ai décidé de créer mon entreprise (Moov Events) et avec quelques ami.e.s nous avons créé le Festival Of Colors Algeria. La création d’événements est pour moi un moyen de promouvoir la musique électronique et aussi d’offrir à la jeunesse un espace où elle peut se lâcher, danser… être jeune tout simplement. La musique a été pour moi une voie vraiment essentielle, dans un milieu social offrant très peu de perspectives. La musique et la création d’événement m’ont permis de m’élever, de m’ouvrir sur le monde, d’aller à la rencontre d’autres personnes que je n’aurais jamais rencontré si j’étais resté au quartier. J’ai dû m’auto-former et je continue à le faire au gré des expériences. La musique m’a permis de me construire, de me connaître autrement que le miroir que nous tend la société. Petit, j’ai été nourri aux musiques traditionnelles ; Djamel Allam, Sliman Azem et Idir, dont mon père était un grand fan. Nous écoutions aussi, plutôt avec ma mère, Selwa, Hnifa et Na Chrifa. À l’adolescence j’écoutais beaucoup de hip hop j’aimais beaucoup Dj MHD & Starlight (deux anciens dj’s algériens qui ont beaucoup donné pour le monde de la nuit en Algérie), dj Abdel, Cut Killer, Bob Sinclar, ou bien les Daft Punk. J’ai passé beaucoup de temps à jouer de tout ; Hip-Hop, Rnb, Reggaeton, Funk, house, deep, tech house…etc. Puis peu à peu j’ai dessiné mon identité musicale sur laquelle je continue de travailler.
Entretien de Anne Bocandé avec Yane Ouchene