D’origine magique 1/3

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Edgar Sekloka, écrivain, chanteur et slameur du groupe Milk Coffee and Sugar prépare un recueil de nouvelles, à paraître en été 2013 chez Carnets Livres, la maison d’édition de l’écrivain Daniel Besace. Ensemble, ils interrogent le Noir et le Blanc.
Comme un avant-goût et en exclusivité, sa nouvelle D’origine magique, est publiée en trois épisodes sur Afriscope et reprise en ligne sur Africultures.

– Avant j’étais entre les montagnes. Avant j’étais celui qui dénote, l’intrus qui gêne. Avant on me remarquait vite, on me jugeait aussitôt, on m’injuriait dans la foulée. Avant je rêvais de transparence, de fantômes et le soir quand je me couchais, je me racontais des histoires où les héros n’avaient rien d’extraordinaire. Au lever du jour, je n’avais pas changé et à la fenêtre de mon réveil, j’enviais les personnes qui passaient inaperçues.
Avant j’avais un nom dont les autres se servaient pour se moquer. Un nom commun, un nom normal mais comme on supposait que j’avais dépassé la norme, mon patronyme était devenu un nom impropre. M’interpeller revenait à crier : pestiféré ! Je m’appelais Awalmir quelque chose. Avant je connaissais la suite de mon appellation.
Avant j’avais une Nation et je répondais à la description qu’on faisait de ses membres. Avant j’étais grand, j’étais brun, le regard ténébreux, le sourcil léger, le regard clair, le corps élancé, j’appartenais à une région de mannequins qui se font très souvent la guerre. La Terre des Mannequins Soldats, c’était le titre que je donnais à mon pays.
Avant je raffolais des saveurs d’autres contrées mais à trop me goinfrer d’ailleurs-burger, je demeurais un problème pour ma famille. Avant je choquais mes parents qui s’interrogeaient sur ma préférence à parler anglais plutôt que ma langue maternelle. Avant même mes frères et sœurs me considéraient comme un pestiféré. Avant je me croyais vraiment malade et j’allais me cacher pour pleurer mais j’ai fait le deuil des larmes depuis. D’un mouchoir sèche-tristesse, abracadabra, j’ai reçu un pouvoir.
Awa se lève du canapé, Madenn et ses 8 ans à bout de bras. Il contourne sa femme et deux grosses valises. Il envisage le premier étage. Le pied paternel, il évite le bruissement de l’escalier éraillé et dépose délicatement la petite dans sa chambre au creux du lit. Il la recouvre d’un baiser, remonte le drap estival sur ses cheveux châtains, rabat la porte derrière lui.
– Papa c’est quoi le pouvoir que t’as reçu ? demande Madenn ensommeillée.
– Rendors-toi ma petite fée, on en parle demain.
– Papa, est-ce que j’ai le même pouvoir que toi parce que je suis une petite fée ? Papa, est-ce que tu peux raconter encore s’il te plaît, s’il te plaît papa ?
La voix tout miel, les yeux mi-clos, le minois mignon, Madenn sait convaincre. Awa rebrousse chemin, allume la veilleuse, s’assoit sur le tapis, le dos collé au sommier, se raconte :
– Je voulais refléter les gens qui ne me renvoyaient pas aux bourgs et hameaux, aux monts et cimes de mon enfance. Ce n’était pas du dédain, c’était un besoin d’aventure. Je voulais refléter les indésirables que mon entourage jugeait gênants : ces blonds tombés du moderne dans mon moyen-âge. J’avais dix-neuf ans et plus j’arrivais à me comporter comme eux, plus le village me calomniait. J’avais été conçu pour être un artilleur ou un paysan mais je contredisais mon destin. Alors on m’insultait, on me tabassait, on me menaçait de mort. Pour survivre à mes jérémiades lacrymales et autres complaintes, j’ai imaginé partir.
Le plan fut très simple. J’ai forcé la ressemblance avec ceux qui dérangeaient, je me suis appliqué à refléter au mieux les Pas-d’ici et, petit à petit, on m’a considéré en tant que tel. Au début on avait du mal à m’identifier, à la fin personne n’aurait pu. J’étais oublié. On ne se souvenait plus d’Awalmir, on ne me trouvait plus au quartier. Personnel de maison était inscrit sur mon badge juste en-dessous d’Awa. J’étais responsable du confort d’employés Pas-d’ici. Je vivais parmi eux, je côtoyais le monde entier, j’apprenais de nouvelles mœurs ; j’avais quitté le cercle familial. Mon plan était un succès.

J’avais hérité de cette place de personnel de maison parce que je traînais près des lampes halogènes. Moustique de tâches incandescentes, je tournais autour des lampadaires pour me déshabituer des bougies d’infortune et des éclairages coupures de courant. Au village, quand les rafales de missiles étincelaient les nuits et que tous se mettaient à l’abri dans le renfoncement des collines, moi j’allais en périphérie coller les basques des rares néons qui risquaient de s’éteindre à chaque seconde. Je courais vers ces auréoles linéaires devant lesquelles mon regard semblait s’agenouiller pour prier. Paupières closes, je baignais dans les rayons de ces tubes de lumière.
C’est parce que j’avais les yeux fermés que j’ai heurté une demoiselle. Elle avait l’air pressée mais elle avait surtout l’air de ne pas comprendre pourquoi je ne l’étais pas. Première fois que quelqu’un cherchait à me protéger. Le chant des balles transperçait le ciel et moi je me prélassais devant un réverbère. Elle a dû me prendre pour un fou ou pour un drogué. Je l’ai rassurée en parlant un anglais cohérent. Je lui ai dit que les gens ayant côtoyé les anges évoquent un tunnel d’une douce et intense lumière blanche et que moi, je ne voulais pas attendre la fin de ma vie pour profiter d’un tel éclat. À ce moment-là c’est sûr, elle m’a pris à la fois pour un fou et un drogué. Elle m’a demandé où j’habitais. Je lui ai indiqué le village près des buttes où les bombes atterrissaient. Le calme et la distance qui accompagnaient ma réponse l’effrayaient mais, chargée de mission humanitaire, la demoiselle ne pouvait se résoudre à m’abandonner à mon décès imminent, sa conscience professionnelle l’en empêchait : Venez avec moi, il y a de la place chez mon gardien, vous allez y rester au moins pour cette nuit.
Je crois que la demoiselle appréciait ma compagnie. Je le crois parce que je ne suis jamais retourné au village.
Je travaillais tellement à incarner le Pas-d’ici que mes compatriotes n’y voyaient plus rien, faisant preuve d’amabilité envers moi.
Un soir de fin de carême à l’heure d’une lune en demi-teinte, un soir où j’aidais la demoiselle à distribuer de la nourriture, un soir où Olga…

– Ah oui papa, y a aussi tantine Olga dans l’histoire ! interrompt Madenn.
– Oui c’est ça, et à l’époque, tantine était une collaboratrice nomade qui nous donnait des coups de main de passage. D’ailleurs ce soir-là, elle nous épaulait. C’était le soir où j’ai remarqué mon père dans la foule d’attente.
Avant mon père avait pour habitude de se passer plusieurs fois la main sur le visage quand je l’énervais à faire l’Américain, c’est ce qu’il braillait quand je proférais un anglicisme. Ensuite, il me corrigeait physiquement. Ça faisait mal. Avant je sentais quand je l’embarrassais et j’avais l’impression que cette main, allant et revenant de la tête au menton, tentait d’effacer les moments de honte ou tentait de m’effacer moi.
Ce soir-là il y avait la fin du carême, la presque-lune et l’humiliation qu’il éprouvait à quémander quelques repas aux Pas-d’ici. Trois possibles pour expliquer qu’aucun reproche ne m’ait été adressé, qu’aucune faute de main ne m’ait rappelé à l’ordre et à la place ce père, mon père debout devant moi, qui m’a dit merci sans rancœur ni tendresse, un merci lisse, un merci de rien, un merci sans descendance, un merci très vite prononcé après avoir récupéré son ravitaillement, un merci fast-food. Il aura fallu que je lui sois étranger pour qu’il ne me frappe plus, j’ai été remercié parce qu’il ne m’a pas reconnu.

23 ans, blonde aux yeux noirs, la demoiselle était bienveillante, chaleureuse et les collègues la respectaient beaucoup. Ils m’estimaient autant qu’ils la révéraient parce que j’étais le pont entre elle et eux, entre la culture Pas-d’ici et la nôtre. Un linguiste qui facilitait le va-et-vient des échanges. Les collègues m’estimaient aussi parce que je n’avais pas de secret pour eux. Je leur avais tout révélé sur mon arrivée, sur le mépris que j’inspirais à ma famille, sur mes envies de voyages, sur ma passion pour les halogènes. Certains parmi eux s’étaient confiés en retour. Mon principal ami, Teri le chef cuistot qui m’avait fait son apprenti, s’entretenait quotidiennement avec moi sur son goût pour les stylos : il en avait une centaine qu’il gardait bien cachés, il les nettoyait, les choyait comme des bijouets – terme de son invention, terme dont il était fier.
Un jour le collectionneur de stylos-bijouets proposa d’en offrir un à la demoiselle pour son anniversaire. Il voulait lui faire un cadeau au nom de tous les employés. Teri était le plus ancien d’entre nous et il pensait qu’il devait son ancienneté à son extrême réserve. Il était hors de question que ce soit lui qui apporte le présent. Les autres avaient le même raisonnement. C’était donc moi qui avais été choisi. En plus de griffonner happy birthday sur le papier cadeau enveloppant la boîte du stylo, j’y avais écrit un poème dans mon patois. La demoiselle m’avait demandé de lire les strophes. Je les avais lues. Elle avait exigé une traduction, une fois, puis deux, puis cinq. Elle s’était entêtée mais je n’avais pas cédé. Pour mes collègues c’était un affront et je remarquais à leur mine qu’ils m’imaginaient déjà renvoyé. Ils en oubliaient l’absence de mesquinerie de la demoiselle qui me savait attaché de ménage et assistant du chef cuistot, qui me savait trop besogneux pour céder à la fainéantise face à un mouton de poussière, trop besogneux pour céder à la fatigue après des heures en cuisine. Elle savait qu’accomplir mes besognes et prendre soin de la maison dans son ensemble, me préservait des guerres auxquelles j’aurai fini par céder. La demoiselle savait que je ne cherchais pas à la défier, elle savait que si je refusais de traduire mes quelques vers, c’était sans doute pour me préserver moi, ou peut-être elle.

à suivre…

À découvrir [le blog d’Hector Dexet]///Article N° : 11148

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