En guise d’hommage à Chantal Bagilishya, décédée le le 28 septembre 2009, Beti Ellerson Poulenc nous transmet cet entretien réalisé en 1997 et 1998, soit au moment où, en tant que productrice, Chantal Bagilishya travaillait sur La Genèse de Cheick Oumar Sissoko.
Chantal, peux-tu raconter comment tu es entrée dans le domaine de l’image ? Est-ce qu’enfant ou adolescente tu rêvais de cinéma ?
Personne dans ma famille ne travaillait dans ce milieu. C’était juste un rêve. Et, comme tous les rêves, on ne sait pas trop s’il va se réaliser. Il se trouve que le mien s’est réalisé et j’en suis heureuse.
J’ai réalisé vers l’âge de 10 ans, en voyant mes premières images, que c’était un milieu qui m’attirait beaucoup. J’étais vraiment fascinée de voir la télé pour la première fois et je me demandais comment il était possible que des choses comme ça puissent exister. Qu’il y ait les gens derrière une image et puis voilà ! Après, je ne sais ce qui s’est passé, je n’ai pas décidé de travailler immédiatement dans l’audiovisuel mais j’y suis trente ans plus tard !
Quelle a été ta démarche ? Est-ce que tu avais des amis dans le cinéma ou as-tu pu travailler avec un cinéaste ?
Non, pas du tout. C’était un milieu qui m’intéressait, donc après, quand j’ai été en faculté, j’ai suivi une formation en communication où il y avait une section audiovisuelle dans laquelle je m’intéressais déjà aux problèmes de production. Je voulais travailler dans le domaine des images mais dans les coulisses.
Donc tu savais d’emblée que tu ne voulais pas devenir cinéaste ?
Je n’ai jamais été attirée par la mise en scène ou par le côté artistique du cinéma. J’étais intéressée par les problèmes de financement et d’organisation. J’aime bien savoir que je suis en haut de la chaîne. Je suis un peu mégalo, mais tu ne l’écriras pas
je rigole bien sûr ! (rire).
Quel genre de formation peut-on faire pour se préparer au métier de producteur ?
Il n’y a rien qui t’amène à la production sinon une motivation personnelle. Et après par intérêt. Par exemple à la faculté, chaque fois qu’il fallait faire un travail personnel, des mémoires, des thèses, je le faisais sur les structures financières, pendant que les autres travaillaient sur tel cinéaste.
Tu travaillais quand même dans un contexte cinématographique ?
À l’école ? Non pas du tout. Mes camarades de promotion voulaient être journaliste et d’ailleurs ils le sont devenus. Sur trente personnes, on était deux à vouloir faire du cinéma, j’ai fait de la production et le copain est devenu cameraman.
Comment t’es-tu informée sur les divers métiers du cinéma ?
Chaque fois que tu t’intéresses à quelque chose tu t’y mets ! Je voulais travailler dans ce milieu et voilà ! J’allais souvent au cinéma, cinq fois par semaine, mais sans savoir que je voulais travailler dedans. J’étais abonnée à beaucoup de revues de cinéma. Je lisais tout ce qui concernait le cinéma et forcément, petit à petit, je rencontrais des gens qui m’en faisaient rencontrer d’autres. Et puis, plus tard, tu te trouves en train de galérer dans le cinéma et tu te dis « mon Dieu, peut-être que je n’aurais pas dû faire ça ! » (rire).
Est-ce que tu peux parler de toi en tant que productrice ? Qu’est-ce que tu fais ? Comment ça se passe ?
Le métier de producteur consiste à partir d’un projet, à partir d’une idée et à trouver le moyen de la matérialiser, ce qui malheureusement coûte beaucoup d’argent !
Pendant longtemps j’ai travaillé dans une société française où l’on faisait des documentaires. Je suis passionnée par les documentaires, je suis intéressée par le réel d’une façon générale. J’avais aussi beaucoup envie de travailler sur des films africains. Il se trouve que j’ai beaucoup vécu en dehors de l’Afrique et travailler sur des projets africains était un lien que je voulais conserver avec l’Afrique. Et pour la première fois, j’ai eu l’opportunité d’être choisie pour la production exécutive d’un film africain. C’était La Genèse, un film de Cheick Oumar Sissoko du Mali. J’étais doublement fière : premièrement, je voulais travailler sur un film africain et, deuxièmement, Cheick Oumar Sissoko était pour moi le meilleur cinéaste qui soit. Et le fait qu’il m’ait choisie c’était « le Pérou » pour moi ! Nous avons fini le tournage de La Genèse et nous allons commencer sa postproduction. Ça s’est bien passé parce que Sissoko est un vrai créateur et donc on parle le même langage.
Est-ce que tu peux parler un peu de ce qui suit le tournage ?
Maintenant que le tournage de La Genèse est terminé, on rentre dans la phase de postproduction et on cherche à trouver les moyens humains et matériels nécessaires. Il a fallu trouver les bons techniciens, le bon monteur, le bon mixeur et tous les gens qui vont participer à cette phase-là. Il faut aussi trouver les bonnes structures : la salle de montage, l’auditorium de mixage, etc., et cela aux tarifs les plus intéressants. Il faut négocier les prix car forcement tout ça coûte cher. Il est rare que les gens aient les moyens de payer tout de suite, alors il faut essayer de négocier de façon à ce que les paiements soient échelonnés. C’est ça qui nous préoccupe en ce moment. Les techniciens sont déjà trouvés et parallèlement nous sommes en train de finaliser la structure de postproduction au niveau du montage et du mixage.
Est-ce que tu peux raconter comment tu en es venue à participer à la production de La Genèse de Cheick Oumar Sissoko ?
Je cherchais du travail et il cherchait quelqu’un qui puisse organiser sa production. On se connaît tous dans le milieu, mais lui et moi n’avions jamais travaillé ensemble. On ne peut pas dire qu’on était copains, plutôt collègues. On savait qui était qui, mais on ne s’était jamais parlé. C’était une belle rencontre qui m’a conduite à lire le scénario du film. On ne m’avait pas sollicitée pour parler artistiquement du projet car Sissoko le fait très bien et il n’a pas besoin de moi. On m’a approchée pour essayer de voir comment les choses pouvaient s’organiser et quels moyens seraient nécessaires pour mener à bout ce projet.
Comment ça se passe, toi à Paris, lui au Mali ?
On communique beaucoup par téléphone et fax et puis il vient aussi en Europe régulièrement. C’est sûr que ça serait plus facile si on était au même endroit, mais c’est comme ça !
Est-ce que tu as ta propre compagnie ?
Non je suis productrice exécutive. Je ne suis pas permanente, je suis free-lance. Ce sont les sociétés qui m’appellent pour travailler sur un projet et après je pars et je vais travailler ailleurs.
Penses-tu que les réalisateurs africains aient plus de difficultés à trouver un producteur que les autres ? Y a-t-il un manque de producteurs intéressés par les films africains ?
Non ça ne manque pas. En fait, j’imagine qu’une bonne idée trouve, presque toujours, un producteur. Disons qu’il est aussi difficile pour un jeune réalisateur africain de trouver un producteur que pour n’importe quel autre créateur dans le monde. Un producteur, c’est quelqu’un qui croit à ton idée. Ce n’est pas juste une idée, mais c’est une idée qui l’intéresse. Et c’est aussi toi en tant qu’être humain qui l’intéresse. Donc arriver à concilier les deux n’est pas évident. Un producteur n’est pas une machine, un créateur n’est pas une machine. Il faut savoir que faire un film prend au minimum deux ans, même cinq ans. Pendant deux ou cinq ans, le producteur et le réalisateur sont ensemble dans des conditions difficiles. On ne sait pas si le film va se faire. Souvent on n’a pas d’argent. Il faut vraiment qu’on soit motivé et qu’humainement on soit ensemble. Moi, ce qui m’intéresse avant tout chez quelqu’un, c’est l’humain. Si humainement on peut travailler ensemble je me dis que le travail sera facile. Tu peux arriver avec un projet magnifique et presque entièrement financé mais si je trouve qu’on n’a pas les mêmes valeurs, je ne travaillerai jamais avec toi.
Il faut savoir que quelqu’un vient te voir en disant « tiens j’ai une idée ». Et, sur la base de cette idée, il veut qu’on lui trouve cinq ou dix millions pour le produire. Il y a donc beaucoup de prétention de la part de l’auteur et aussi une grande part de mégalomanie de la part du producteur, une grande part de folie aussi qui consiste à dire qu’à partir d’une idée, il va trouver cinq millions, ce qui est un minimum. Je ne parle pas des films américains où l’on parle de millions et de millions. Il y a une folie des deux côtés et cette folie doit se gérer parce que le projet met en cause beaucoup d’argent et que chacun doit s’y retrouver.
Quel est ton rôle après la production du film, par exemple, en ce qui concerne la distribution et la vente du film ?
Tout d’abord, il y a une différence entre la production d’un film de fiction et celle d’un documentaire. J’ai travaillé sur des documentaires en France où il y a une organisation assez particulière. Soit tu es « une héritière de Ford », auquel cas tu finances toi-même tes films, soit tu dois passer par plusieurs étapes. Il faut donc avoir une chaîne de télévision qui s’associe à ton projet. Une fois que tu as la chaîne de télévision et un peu d’argent, tu peux avoir d’autres bailleurs de fonds gouvernementaux, comme le Centre National du Cinéma. Bien sûr, je simplifie le processus. À partir de ce moment, la chaîne s’engage à diffuser ton film et te donne l’argent pour le faire. Dans ce cas, la distribution devient moins problématique bien sûr. Mais en tant que producteur, tu as envie de trouver d’autres chaînes, partout dans le monde, pour atteindre un public plus large.
Pour une fiction, c’est plus difficile. Le financement d’une chaîne de télévision n’est pas suffisant car le coût est souvent très élevé et la chaîne ne peut l’assumer toute seule. Il faut donc trouver un distributeur et c’est très difficile. Il y a beaucoup de films qui sont financés mais ne sortent jamais. Par exemple, en France, il y a quelque deux cents films qui sont produits chaque année avec beaucoup d’argent provenant de l’État mais il n’y a peut-être que quatre-vingts pour cent d’entre eux qui sortent. Imaginez toutes les personnes impliquées dans la réalisation du film : le producteur, le réalisateur et d’autres qui y ont participé pendant un certain temps. La famille a souffert et personne ne le voit ! C’est dramatique mais, il y en a beaucoup dans ce cas !
Dirais-tu que c’est doublement le cas pour les films africains ?
Oui, c’est doublement le cas mais pas parce que ce sont des films africains. Je ne pense pas qu’ils soient censurés. Ce sont des films d’auteur et les films d’auteur du monde entier trouvent difficilement des distributeurs parce qu’ils ne rapportent pas beaucoup d’argent. C’est vrai pour un auteur français qui ne s’inscrit pas dans le cinéma commercial, comme pour tout autre auteur. Même le cinéma indépendant américain connaît le même problème et cela bien que l’Amérique soit La Mecque du cinéma ! Je pense que c’est un faux problème de dire que les films africains sont censurés. Tout film qui est différent trouve difficilement son public ou du moins son public est restreint.
Comment vois-tu l’avenir du cinéma africain ?
En général, le cinéma ne peut exister sans le soutien de l’État parce qu’il met en cause beaucoup de choses et donc, beaucoup d’argent. Il y a tout un cadre législatif qu’il faut mettre en place. Ce n’est pas le cinéaste, voire la FEPACI (Fédération panafricaine des cinéastes), qui peut le faire. C’est un domaine que doit conserver l’État mais, pour l’instant, nos États s’en désintéressent complètement comme ils se désintéressent d’une façon générale de la culture. Je peux même dire qu’ils ne montrent aucun intérêt à tout ce qui n’a rien à voir avec les armes ou la défense. Tant que nos États, les gouvernements africains, ne considèrent pas la culture comme étant aussi importante que d’autres domaines, notre cinéma sera toujours inexistant.
Aux États-Unis, un pays qui exporte son cinéma, le cinéma se porte plutôt bien, mais dans tous les pays européens, en dehors de la France, il est presque mort. La France arrive à conserver un cinéma parce que l’État y est impliqué au quotidien. Il soutient son cinéma national, par plusieurs mécanismes… c’est vraiment un exemple. Nos pays ne font pas cela parce que, d’une part, la culture n’est pas une priorité pour nos gouvernements et, d’autre part, même s’ils sont financièrement motivés, ils ne comprennent pas que le cinéma est aussi une source de revenus. Les Américains savent très bien que leur cinéma est la deuxième source de devises à l’exportation. Le soutien du cinéma africain n’existe pas en Afrique, c’est pourquoi nous sommes obligés de chercher des sources de financement à l’extérieur.
La plupart des financements des films africains viennent d’Europe, d’Agences gouvernementales comme le Ministère de la Coopération. C’est très généreux de leur part parce qu’autrement les films africains n’existeraient pas. Il est assez troublant de réaliser que sans appui extérieur, notre cinéma n’existerait pas. Non pas parce qu’il n’y a pas de créateur : il y en a beaucoup, mais parce qu’on ne leur donne aucun moyen. Il y a quelques pays en Afrique – je connais mieux les pays francophones -, qui essayent de faire des choses, notamment le Burkina Faso. On leur rend hommage, on n’est jamais assez reconnaissant. C’est un pays qui n’a pas beaucoup de moyens mais il a donné à la culture la place qu’elle mérite dans la vie de tous les jours. Il fait beaucoup pour le cinéma et pour le cinéma africain en particulier. Il y a eu de nombreuses coproductions interafricaines initiées par le Burkina Faso. Chaque fois que quelqu’un demande une aide au Burkina, cette personne est aidée dans la mesure du possible.
Je remarque aussi un clivage entre francophones et anglophones en ce qui concerne le cinéma
C’est toujours pareil, c’est une question de langue, c’est l’héritage de la colonisation. Les rapports entre nous ne sont pas très étroits parce qu’on n’arrive pas à communiquer, d’abord de par la langue et deuxièmement parce que le voyage interafricain est plus compliqué et plus cher qu’en passant par l’Europe. Il y a beaucoup de choses qui rendent la communication difficile. Si on veut communiquer, il faut qu’on réfléchisse à d’autres façons de communiquer. La communication est très difficile, non pas parce qu’on a des visions différentes mais parce qu’on a des langues différentes. Dans la cellule de réflexion que les femmes sont en train de faire, il y a des femmes du Kenya, du Ghana et aussi des femmes francophones : moi, des Burkinabés et d’autres. Nous avons toute la bonne volonté du monde pour essayer de communiquer mais c’est difficile, et ça fait mal.
Et tant qu’on ne parle pas des problèmes on ne peut pas les résoudre. On continue de vivre le mythe d’une Afrique unie, de Noirs qui sont frères. Il y a beaucoup d’obstacles et ça serait bien d’en parler, quitte à ce qu’on se batte en en parlant. Ce n’est pas normal qu’au moment où tout le monde a tendance à s’élargir nous n’arrivions pas à travailler ensemble. L’Union Européenne a pris du temps mais elle existe. On doit travailler ensemble « by any means necessary » comme le disait Malcolm X. C’est ça la vie, il y a beaucoup de choses qui nous réunissent et il y a beaucoup de choses qui nous séparent. On doit parler de tout cela, on a tendance à ne pas le faire.
La version anglaise de cet entretien est à lire sur le blog de Beti Ellerson : http://africanwomenincinema.blogspot.com/2009/10/in-memory-of-chantal-bagilishya.html///Article N° : 9133