entretien d’Olivier Barlet avec Jean-Pierre Bekolo à propos de Les Saignantes

Etre à la fois africain et contemporain

Paris, juillet 2005
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Qu’est ce que te permet la référence au rituel mevungu des femmes Beti au cinéma ?
Je suis toujours dans une dualité entre le sérieux et le léger. Je vais chercher un contenu, un sens, qui fonde un cinéma « africain », non dans le sens contemporain mais aussi mythologique. J’ai découvert le mevungu à travers un roman, Le Tombeau du soleil de Philippe Laburthe Tolra (Le Seuil / Points Odile Jacob) qui enseigne à la Sorbonne. On avait même commencé une adaptation du livre au cinéma mais la production a cessé son activité et le projet n’a pas eu de suite. Bien que moi-même Beti, je ne connusse pas ce rite. Cette société secrète de femmes faisait ce rite rarement, quand tout allait mal. Elles chassaient les hommes pour faire ce rite destiné à ramener la vie face à des événements graves qui pouvaient être dommageables à la communauté. Les femmes utilisaient cette force de la nature pour changer la direction des choses. Le sexe n’était pas à la base, plutôt l’organe féminin. En beti, la même racine désigne le concubinage, la descendance, le procréateur etc. : au moins une dizaine de termes sans rapport avec l’acte sexuel. Je me disais qu’avec tout ce qui va mal en Afrique et au Cameroun en particulier, c’était le moment de refaire ce rite ! Mais je ne pensais pas en parler au départ : qu’on sente les choses sans que ce soit dit. Essayant d’avoir quelque chose de magique au montage, je ne voulais pas que ce soit assimilé au clip et qu’on sente bien que ça vient d’Afrique. Cela m’a poussé à rajouter la voix off féminine qui parle du mevungu. Ce qui ne voulait pas dire qu’il fallait le définir. Cette force de la nature féminine avait une résonance dans les maux de la société camerounaise actuelle. Lors d’un séjour au Cameroun, je voulais rencontrer un ministre mais n’y parvenais pas. Une jeune fille m’a dit qu’elle pouvait organiser ça. J’ai vite compris que c’était tout un réseau et que j’aurais pu rencontrer tout le gouvernement ainsi ! Ces jeunes filles maîtrisent le fonctionnement du pays et ont un certain pouvoir. Il y a une complicité collective, compréhensible vu le contexte mais qui n’est pas sans conséquences sur la capacité d’une société à s’épanouir. J’ai vu par ailleurs une belle fille à qui la famille reprochait de les laisser dans la misère et de ne pas valoriser son potentiel de charme ! Je voulais que cette question éthique soit dans le film. Entre 15 et 20 ans, les filles se posent très vite la question : ce type a ce que je veux, dois-je coucher avec lui ou pas ? La pauvreté ne justifie pas les manques à l’éthique : où est la ligne à ne pas traverser ? Les filles négocient beaucoup cette ligne : dois-je glisser ? En plus de l’idée d’un rite réparateur d’une société qui se meurt, cette question éthique m’intéressait. C’étaient les points de départ. La question était de structurer cette histoire. Je ne voulais pas faire le simple tableau d’une société qui se meurt avec des filles corrompues.
Cela risquait de vite tomber dans du déjà-vu.
Oui et surtout de rentrer dans une image où chacun tape dessus. Si je critique, qui est-ce que je critique ? J’arrive à un âge où je me dis que je ne suis pas si impuissant que ça. Je ne peux plus me contenter de me révolter sans me sentir responsable. Je me suis dit donc que ce serait une sortie d’enfer plutôt qu’une descente en enfer. L’idée était d’imaginer l’alternative. Je voulais des personnages qui subissent au départ, n’ont pas de plan, se trompent, sont confrontés à ces vieilles femmes qui veillent, se font finalement un plan qui marche plus ou moins bien en bricolant pour déboucher sur une envolée qui présage une sorte de victoire.
J’ai monté le film moi-même car il était sans cesse en chantier, pour trouver une forme qui soit la plus proche de la dimension mythologique du mevungu, de la dimension sociale, politique, mais aussi divertissante. Je voulais des filles qui rigolent et qui dansent et qui ont une énergie en elles, un désir de revanche par rapport aux hommes.
Parlons de la forme justement. Le film n’est pratiquement tourné que de nuit, avec des éclairages très construits et des jeux de couleurs sur des décors interlopes qui font ressortir les personnages, donnant l’impression que ce qui t’intéresse, ce sont des corps en mouvement. En même temps, une fragmentation est systématique, utilisant saccades, ralentis et ellipses. Ces corps mis en avant sont sans cesse l’objet d’un modelage.
Ils sont possédés.
Oui, mais c’est aussi un modelage social.
C’est vrai. Le corps africain de jour est devenu un code qui n’exprime plus ce qu’il est.
Tu ressens donc la nécessité de casser une image pour la reconstruire ?
Exactement. Comme dans Le Complot d’Aristote où il s’agissait de reconstruire l’Afrique, la nuit est un décor moins déterminé que l’Afrique réaliste naturelle de jour. Le cinéma donne la capacité de se réinventer un avenir. Les lumières pouvaient m’aider à redéfinir ce qu’on voudrait que l’Afrique soit. Beaucoup de gens ne pensent pas que l’Afrique puisse ressembler à cela, mais avec le cinéma tout est possible. La première chose est de frapper l’imaginaire des gens, qui ouvre le possible. Cette sortie d’enfer devait avoir sa beauté. Les filles ont pour négocier leur corps et leur bouche car elles parlent beaucoup. Leur corps est leur matériau de base. Corps, parole, argent sont les trois éléments de la négociation, à l’image de ce qui se passe dans la société camerounaise.
Le montage rythmé participe-t-il de cette reconstruction ?
Le mal-être des filles est patent. Il devait être senti. De même que la présence du mevungu, cette force invisible. Tout cela devait être senti visuellement. On dit qu’en Afrique tout est lent mais les rythmes ne le sont pas : si le montage est un rythme, il devait avoir cette tension.
On voit récemment des réalisateurs multiplier des images saccadées comme Manthia Diawara dans ses films sur les villes africaines. On peut interpréter cela comme un essai de rupture avec une vision voyeuriste ou touristique. Ne pourrait-on dire que « Les Saignantes » tente ce type de rupture tout en s’inscrivant dans des références qui parlent aux jeunes, ce qu’on appelle aujourd’hui un « cinéma de l’imagerie » : les codes du clip permettent une rupture avec l’identification pour inscrire une distance qui est à la fois réflexion mais aussi appartenance à un modèle finalement sécurisant. N’y a-t-il pas dans cette ambiguïté de la forme un problème, le risque étant de faire du spectateur un consommateur de références ?
Bien sûr. En faisant ce film, j’ai gardé en tête le fait que la population africaine a moins de 15 ans : je me suis demandé comment lui parler. Je ne me situe pas dans une objectivité de point de vue. Le principe d’identification est le point d’entrée du cinéma et commence par le casting : si je vois quelqu’un qui me ressemble ou qui a quelque chose que je veux, j’adhère. Je me suis toujours demandé qui avait envie d’être comme les personnages des films africains. C’est une question primaire. Enseignant aux Etats-Unis, on a amené à mon cours des élèves d’un lycée pour voir comment un Noir enseigne, tout simplement parce qu’on y pense que les Noirs ont besoin de pouvoir s’identifier et que de voir un Noir enseigner rend pour eux possible d’étudier voire d’enseigner. Les jeunes n’intellectualisent pas sur le film mais le prennent au premier degré. Ils nous reprochent souvent de faire de l’Afrique une mauvaise image : pourquoi ne faisons-nous pas des films comme les autres ? La sape est typique du souci d’image des Africains. C’est en résolvant le problème d’image qu’on résout le reste. Dans le film, Yaoundé peut être belle. Beaucoup de Noires africaines ne savent pas qu’elles sont plus belles que les Noires américaines. C’est ce genre de questions que ce film voudrait faire avancer.
Le casting était donc essentiel !
Il fallait trouver les deux filles pour avoir le film. Philippe Adrien à la Cartoucherie m’a beaucoup aidé. Si elles étaient trop fortes physiquement, elles devenaient comme des professionnelles : on a opté pour des filles plus faibles, de teints différents, avec des accents différents. On ne pouvait en choisir une mais la paire car elles étaient inséparables. Il fallait qu’elles soient belles, sinon on allait faire un film social.
Emile Abossolo paraît assez figé en comparaison. Les hommes du film ne sont pas très attrayants !
Il m’a fait un cadeau en acceptant le rôle car c’est une grande pointure. Il mettait à l’aise les autres acteurs et facilitait grandement les choses. Il est très perfectionniste et pousse tout le monde vers le haut. C’est une culture d’excellence dont l’Afrique peut apprendre ! Il sentait bien son personnage et sa manière de l’incarner a une grande résonance dans la culture camerounaise, avec cette pesanteur du pouvoir. Le méchant est le plus dur à incarner au cinéma ! Entre ses côtés obsédé sexuel, vaudou, dictateur, intelligent, beau, il fallait arriver à composer le personnage ! Travailler avec des comédiens est une véritable expérience : ils amènent beaucoup en s’appropriant le rôle.
Quelles étaient les grosses difficultés du tournage à Yaoundé ?
Il n’y a plus de bons techniciens locaux. Les jeunes n’ont pas encore l’expérience nécessaire. Les coûts sont multipliés, sans aucune assistance. Ce qui est suicidaire pour le pays, c’est qu’on regarde un projet arriver sans jamais s’impliquer. Il n’y a pas d’interlocuteur. Pour les billets d’avion sur Cameroon Airlines, nous avons eu 20 euros de réduction ! Et pour tout changement de date, il nous fallait payer 100 euros. J’ai la chance d’avoir un peu d’expérience, mais je ne vois pas comment des jeunes peuvent faire. J’aurais tourné à Paris que cela aurait été moins cher ! Toute la logistique nécessaire et les gens à amener et faire vivre, cela représente beaucoup d’argent alors même que les salaires locaux ne sont pas bas. Au Cameroun, tout est business. Par contre, il y a plein d’excellents comédiens que l’on retrouve dans le film.
« Quartier Mozart » a laissé des traces, ce qui fait que « Les Saignantes » est très attendu au Cameroun.
Oui, je n’ai pas envie de perdre cette connexion au public. Les expressions, le vocabulaire, les lieux font partie de la culture populaire. Ce n’est pas du réalisme mais les gens vont s’y retrouver. Par contre, ce type de cinéma populaire a du mal à trouver son financement !
Ne sièges-tu pas dans une commission de financement de l’Agence de la Francophonie ?
Oui, c’est tout nouveau. Je passe mon temps à y interroger la dynamique de cinéma posée. Comment peut-on faire aujourd’hui du sous-Yeelen ou du sous-Hyènes ? Il y a des maîtres et des chefs d’œuvres : quand on arrive avec des projets très en dessous, comment les défendre ? Il faut laisser la place à un cinéma qui pousse la forme. Tout ce qui est cinéma de genre est systématiquement éjecté, sous prétexte que ce serait caricatural et cliché. J’en sais quelque chose à mon niveau personnel ! J’ai fait des études de physique à l’université de Yaoundé. Quand on sait résoudre une équation, on se sent à l’aise, on domine. Mais on se retrouve dans le cinéma face à un refus de l’excellence apprise à l’école. Ces commissions donnent « par pitié » avec des arguments qui n’ont plus rien à voir avec le cinéma. Certains en jouent, en cultivant la différence.
La fondation Bill Clinton est-elle une alternative de financement ?
Bill Clinton a créé au sein de l’université d’Arkansas la Clinton School of Public Service : ils ont choisi 16 personnes pour un leadership programm de projets se donnant pour but de rendre service à la communauté. Cela m’a séduit car on a une mission de service public. La fondation se décarcasse pour soutenir le projet qu’on définit, grâce à tous ses contacts. A la fin du tournage des Saignantes, les jeunes demandaient comment continuer l’énergie. J’ai récupéré un vieil immeuble que j’avais de mon père à Yaoundé et suis allé chercher les autorisations à la Mairie pour démarrer quelque chose. On cherche de l’argent pour que ça fonctionne, on veut a crée une television locale: é4.
Qu’est-ce que tu enseignes aux Etats-Unis ?
J’ai enseigné le cinéma. Le dernier cours, à Duke University, s’appelait « le cinéma invisible ». En fait, j’enseigne ma démarche : d’où je pars, comment je procède et où j’arrive. On démonte des extraits de films plan par plan pour se placer du point de vue du montage. C’est un cours qui marche bien car beaucoup d’étudiants sont intéressés par cette approche pratique face aux cours théoriques.
Quel bilan tires-tu de cette expérience américaine ?
J’y suis depuis 1998. Il y a plusieurs Amériques et j’ai eu la chance d’être dans la bonne ! Il y a de grands bonhommes dans les universités. J’ai eu la chance de fréquenter Valentin Mudimbe ou John Hope Franklin, l’auteur de From Slavery to Freedom. Je trouve intéressant le pragmatisme mais n’aime pas la superficialité ou le manque d’approfondissement. Les Noirs américains m’impressionnent, même si la relation n’est pas facile : ils sont comme des aliens au quotidien, qui doivent sans arrêt survivre et lutter. Do the Right Thing de Spike Lee m’a convaincu quand je faisais Quartier Mozart qu’on pouvait faire des films avec notre façon d’être et notre culture tout en étant contemporains. Ce fut un déclic : la manière d’y parler en anglais était proche de notre façon de parler le français au Cameroun ! Cela m’a donné de l’assurance. Par contre, la langue reste une grosse barrière car elle est peu nuancée. L’Africain ennuie l’Américain avec ses métaphores et sa façon de contourner les choses !

///Article N° : 3944

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