Être des guerriers du quotidien

Entretien de Olivier Barlet avec Kamel Zouaoui

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Né à Saint-Étienne, Kamel Zouaoui a débuté le théâtre à l’âge de 9 ans. Conteur et mime, il a notamment construit des spectacles autour du personnage de Nasr’eddin le Hodja, illustre penseur de l’islam au XIIIe siècle, où il interprète tous les personnages. Dans cet entretien où il évoque les évolutions depuis la Marche, il s’exprime sur sa position dans la société française et celle du film Rengaine de Rachid Djaïdani, dans lequel il joue.

Le succès du film Rengaine fut-il une surprise ?
Le film n’était pas lui-même attendu. Rachid Djaïdani, pendant neuf ans, a tourné des images avec le désir de faire un film parce qu’il avait envie dire quelque chose mais pas avec la volonté de le faire paraître publiquement dans le cadre normé du cinéma. Le projet de Rachid était de faire un film avec des copains, dire une histoire, un conte, de le projeter une fois dans une salle d’art et d’essai à Paris ou en banlieue et puis de le mettre ensuite gratuitement sur internet. Chacune des personnes sollicitées pour la réalisation de son film l’était sur les bases du  » cœur, du partage et de l’amour de l’art « . Puis vint le coup de foudre pour le film, qu’a eu Édouard Waintrop, qui dirige la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, la mise  » en vie  » du film, le buzz et la sortie en salles en France. Le film se positionne aussi comme un élément de plus pour un débat sur le racisme intercommunautaire et le racisme tout court en France, en Europe.
Est-ce que le titre de Rengaine est en rapport avec cette thématique ?
Il y a plusieurs lectures du titre, et chacun peut faire sa propre lecture. La volonté de Rachid était de parler de celui qui dégaine puis rengaine. Dégainer, c’est une énergie dans laquelle on nous met beaucoup ces dernières années. Il faut dégainer contre les différences, contre son voisin, il faut dégainer parce que  » tout va mal  » et il faut penser que  » tout va mal  » Et puis arrive un extraterrestre, Rachid Djaïdani, qui dit que par amour on peut rengainer. On a plus de dispositions à rengainer qu’à dégainer. Et autour de cela il y a cette petite chanson, cette rengaine, la musique raciste, ce petit racisme au quotidien qui habite chacun de nous. Ce film est une manière de nous rencontrer dans ces deux schémas : notre rengaine dans la tête et notre capacité à rengainer dans la poche.
C’est une date dans la conscience de soi car le thème du racisme intercommunautaire n’est pas traité au cinéma.
Avec les recherches et les échos qu’on a eus autour du travail de Rachid Djaïdani, on s’aperçoit que c’est une des premières fois qu’on traite du racisme intercommunautaire. On ne parle plus de Sud et de Nord, d’immigrés de tels ou tels pays, mais de gens qui vivent ensemble les uns à côté des autres, avec leurs couleurs, leurs origines, leurs spécificités, et qui réitèrent ce chemin du racisme ordinaire.
On a là une véritable volonté d’introspection.
La volonté de Rachid était de refléter son existence : son père est algérien, sa mère soudanaise algérienne, et il a vécu ce racisme en France. Les Arabes lui disaient que sa mère était noire et les Noirs lui disaient que son père était arabe. Plus qu’une volonté mentale, un désir politique de faire la démonstration qu’il existe un racisme intracommunautaire, Rachid a voulu dire ce qu’il a ressenti. Un journaliste lui a dit que neuf ans, c’était beaucoup pour faire ce film, et il a répondu humblement qu’il a mis 39 ans à le faire. C’est un désir de rendre une émotion, par l’amour plutôt que par une orientation politique. Sa seule volonté n’est pas de montrer qu’il y a aussi du racisme dans nos communautés. L’énergie qui a tenu Rachid durant neuf ans à faire un film gratuitement entre deux boulots, ce n’était pas de montrer ça, mais de faire entendre ce qu’il a en lui, dans son cœur, une vibration qu’il a envie de partager avec les gens.
Cela participe d’un positionnement que l’on retrouve aussi dans son œuvre littéraire.
Boumkoeur, traite aussi de la banlieue et des difficultés de vivre ensemble. Ici, il s’agit vraiment d’utiliser l’outil cinématographique pour partager une réalité du quotidien. L’acte est politique, comme conter ou vivre ensemble, mais son projet était vraiment de dire son ressenti, qui peut servir à quelqu’un, offrir en témoignage un chemin, le sien, et après chacun en fera ce qu’il voudra.
Tu insistes sur le conte parce que tu es conteur mais aussi parce que cette histoire bien réelle sort du réel avec une grande ironie pour parler de choses qui font mal.
Je parle de conte car le générique dit  » un conte de Rachid Djaïdani « . Il y a neuf ans, Rachid a voulu montrer la difficulté pour un comédien noir d’avoir un rôle à Paris, les castings chaotiques, où on nous retient, on tourne des scènes, mais on est coupé au montage. Sabrina, la protagoniste du film, est sa compagne dans la vie. Ils ont eu un enfant, Zaïa. Depuis, le thème du film a changé. Il a changé sa caméra d’épaule. Son scénario s’est construit différemment. Il a voulu montrer la difficulté de vivre une union mixte. Dans le film, Dorcy et Sabrina s’aiment d’une manière moderne et naturelle, un peu comme Roméo et Juliette. À côté de cela, on voit poindre, Ali Baba et les 40 voleurs, le grand frère Slimane qui a effacé son historique personnel et ne sait plus où il est. Et puis ses 40 frères, qui sont là pour ponctuer plusieurs couleurs de ce que peut représenter un frère quelle que soit son origine pour une sœur en France. C’est un double conte. À la fin du film, chacun peut continuer son histoire. Moi qui suis conteur, ce film me plaît car il est démocratique : chacun peut continuer lui-même l’histoire. Il y a une vision personnelle et ensuite :  » qu’est-ce que vous en faites ? « .
Ali Baba et les 40 voleurs, c’est aussi une vision de société ! C’est ce qu’on prend dans la gueule en permanence : le traître, le fourbe, c’est l’Arabe !
C’est ça, et aujourd’hui ça devient le Gitan, le Rom, le terroriste. Dans un festival de contes où on parlait de l’islam avec des amis, une jeune artiste de Toulouse, fort sympathique, après que je lui dise que je suis musulman, que je pratique ma religion et que j’ai la foi en Dieu, m’a répliqué :  » alors tu es un intégriste ! « . Pour elle, musulman était intégriste comme juif était sioniste.
Cette islamophobie a pris son ampleur avec les années 2000 et le choc des attentats du 11 septembre.
Oui, mais le film avait aussi une volonté poétique de se faire croiser Roméo et Juliette et Ali Baba, deux types de conte, un Oriental et un Méditerranéen.
Il y a 40 frères et neuf ans de tournage, cela pourrait durer des heures ! Mais le film est très concentré, très court, avec un rythme fou, une caméra très mobile et très proche des personnages.
Rachid a 400 heures de rushes. C’est un parti pris de faire un film aussi court, pour qu’il ne devienne pas bavard. À Paris, on ne peut pas filmer avec un trépied et ventouser une rue sans autorisation. Rachid a tourné à l’arrache, la caméra sur l’épaule et dans une errance dans la ville, toujours en mouvement. Il dit parfois que son film est un boxeur borgne : un seul œil et un seul pied. C’est un film fragile mais qui tape là où il faut. L’idée de filmer les gens très près est également quelque chose de pratique car en neuf ans les gens changent. Les femmes ont eu des enfants, Slimane a changé, etc. Avec une caméra rapprochée, le comédien devient lui-même le décor. Grotovski dit que l’essentiel au théâtre (au cinéma par déduction) c’est ce qu’il se passe entre l’acteur et le spectateur. Le comédien redevient le décor de l’histoire. On n’est pas proprets dans le film : on n’est ni maquillés ni habillés d’une manière spécifique, on est naturels, avec des poils qui dépassent des narines ! On est vivants, on est vrais. Rachid ne voulait pas tricher là-dessus.
Sans ingénieur du son, c’est aussi une façon de capter des sons plus intimes tout en s’adaptant au processus technique d’une nécessaire proximité.
Oui, il tenait le micro, souvent intégré à sa caméra, ou bien nous avions des micros cravate, mais il tournait en général en une prise, sur base improvisée. Il était aussi prêt de nous que sa caméra, nous proposant des schémas de scène. Il fait corps avec sa caméra : dans la vie, il filme tout et tout le temps. Sa caméra est une extension de lui. Quand tu vois qu’il est là  » cœur à corps  » avec sa caméra, on a envie de l’aider.
La construction du film est très orale : linéarité filigrane sur quoi se tissent les digressions, clins d’œil au spectateur, jeu ludique. En tant que conteur, tu as dû résonner !
J’ai vibré, d’autant plus que rien n’était écrit. C’était écrit dans sa tête, il faisait des suggestions, des mots-clefs, comme des cailloux pour le petit Poucet. Cela alimentait notre jeu, alors que bien peu d’entre-nous étaient comédiens professionnels. Cette constance de l’adresse au public, elle est kiffante, elle est vibrante. Quand j’ai tourné ma scène dans laquelle je dis que  » le mariage n’est pas possible pour un problème de logistique « , je pensais au fait qu’autrefois en France, la femme faisait partie de l’héritage comme si c’était un meuble.
Le fait que Dorcy soit noir faisait qu’on  » ne pourrait pas l’amener voir les cousins ou les potes « . Après avoir tourné cette scène, devant la violence des mots que nous nous sommes échangés, Youssef a explosé dans un cri énorme et j’ai pleuré quand je suis rentré chez moi : c’était terrible, tellement prêt du vrai, celui que l’on entend au quotidien. Ma mère a vu le film en famille, puis m’a appelé et m’a  » engueulé  » :  » Mon fils, je ne t’ai pas éduqué comme ça !  »
Le film ne fait-il pas date dans une conscience de soi affirmée dans le sens d’être étranger à soi-même, comme un miroir à une société qui refuse également cet état de fait ?
C’est très juste. Un acteur disait dans un débat qu’  » on nous demande de nous intégrer, mais cette part du chemin on l’a fait : on paye nos impôts, on va à l’école, on a des valeurs, on vote, comme tout le monde. On a fait notre part du travail mais quel chemin a fait cette société pour aller vers nous ?  » Ce ne peut être dans un seul sens. Quand cette société fera-t-elle sa part pour nous accepter comme étant pareil qu’elle, une partie d’elle ? Faut-il manger du porc et se  » bourrer  » la gueule pour être complètement français ? Mon grand-père est venu en France pour travailler dans la mine. Il a chauffé du monde avec le charbon qu’il en a sorti ! Il a choppé la maladie des mineurs, la silicose, il vit encore en France, on est nés en France, que faut-il faire de plus ? Faut-il se dénaturer ? En plus, il nous faut assumer notre double origine, avoir deux ailes. On a de la famille là-bas, et un amour pour nos proches, pour l’Algérie et sa culture. Nous faisons notre part du travail au quotidien : c’est à la société de faire aussi sa part envers nous. Je conte en français dans le monde entier. Je suis amoureux de la République. Mais que fait la République pour nous ? Les gens nous disent qu’on parle notre langue, quand ils entendent les expressions dans le film, mais cette langue existe et est partagée, elle est pratiquée par toute une partie de la population urbaine. C’est notre langue à tous !
Depuis la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, les choses évoluent mais il y a de fortes permanences. Comment vis-tu à la fois ces ruptures et cette continuité ?
Les revendications d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes qu’il y a trente ans : le thème n’est plus là. Aujourd’hui, une personne issue de l’immigration qui a réussi socialement sort de la case problème, comme c’est le cas pour certains élus de la République ou de personnes qui ont fait fortune. La cible n’est plus la même. Les enjeux identitaires ont changé. L’égalité, on n’y est pas encore. Partout en Europe, il devient plus facile de s’éloigner que de se rapprocher les uns des autres. Ce qu’a fait Manuel Valls avec les Roms, c’était ce qu’on subissait il y a trente ans : on nous singularise, on nous met de côté, on nous montre du doigt. Les voleurs de poules ne s’appellent plus forcément Mohamed ou Fatoumata car certains ont réussi. En dehors d’Al-Qaida, le cliché des femmes arabes qui restent à la maison est fini : elles travaillent et participent à la société. Il faudrait tous les ans des marches comme celle d’il y a trente ans, pour rester en alerte, parce qu’on s’en prend à d’autres. Tant qu’une minorité est attaquée, on n’est pas intégrés. Le jour où on arrivera à vivre ensemble sans incriminer une partie de la société, on pourra vivre tranquille.
En parlant de la République, tu soulèves la question du récit national et du fait de s’y inscrire sans être à part. Penses-tu que Rengaine soit une prise de position à cet égard ?
Issus de l’immigration, on n’a pas à quémander une place dans la société. On l’a de fait. Nous sommes d’ici. Notre histoire et notre identité collective ne sont pas figées, puisqu’on est en train de l’écrire. On ne peut pas être l’étude et l’objet de l’étude. On ne peut pas demander à faire partie de la société alors qu’on est en train de la construire. Si on se positionne comme Beurs ou différents, cela veut dire qu’on se met à l’extérieur de cette histoire commune. S’il se passe quelque chose, cela ne se passera pas sans nous. Non dans la revendi- cation ou la singularisation, la marginalisation mais dans la  » normalité « , dans la limpidité et la fluidité de l’existence. Désolé : on est là. On n’est pas venus voler quelque chose : nous sommes de fait, d’ici. Rengaine est une action qui s’ajoute à un positionnement dans le normal. Il peut aider les plus réticents à concéder quelque chose d’eux-mêmes. Nous, on l’a beaucoup fait. Nous ne sommes pas témoins à part : on est en train d’écrire l’Histoire ensemble. Il y a quarante ans, à l’école de la République, j’ai mangé des petits pois aux lardons. La République m’a dit : mange ! Et comme je suis d’ici, je mange. Mais cela ne fait pas sens avec ce que j’ai dans les tripes. Et quand je rentre chez moi et que je dis que j’ai mangé des lardons à la cantine, mes parents sont tristes. Aujourd’hui, il y a les petits pois avec lardons et les petits pois sans lardons.
Plutôt que d’être des rebelles, mieux vaut donc être des guerriers.
Des guerriers du quotidien, mais au même titre que Roland ou Michel, que Fatoumata ou Tranh : arrêtons de nous singulariser. On est tous des guerriers aujourd’hui. Il y a une prise de conscience, un changement au Maghreb, par exemple. Il y a le mouvement de la vie et on doit être des guerriers tous les jours. Faire un film sans argent comme Rengaine, c’est un acte de  » guerre et de bravoure  » au quotidien, une lutte qui vient de l’intérieur, une résistance. On porte des idées nobles. Il ne faut pas baisser la garde !
Des guerriers de l’imaginaire !
Aussi !

///Article N° : 12026

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