Rengaine : génération guérilla

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Sorti le 14 novembre 2012 sur les écrans français, Rengaine de Rachid Djaïdani est le témoin d’une nouvelle génération de réalisateurs qui bouscule et même redéfinit les règles du système cinématographique français, ouvrant ainsi une nouvelle voie d’approche du 7e art. Il surprend par sa genèse : neuf ans de conception (tournage, montage…), une caméra au poing nourrie par la force de conviction et « l’amour de l’art et non du dollar ». Cette œuvre correspond en fait à une société actuellement en complète redéfinition de ses principes et s’inscrit dès lors dans sa contemporanéité.

Regarde Mohammed Ali, mon film il bouge comme un papillon et il pique comme une abeille, c’est Rengaine.
Rachid Djaïdani

CE QU’IL FAUT RENGAINER, ce sont les clichés. La rengaine d’une société ankylosée et divisée. La rengaine des carcans communautaires. Entre ces refrains toujours répétés, des espaces sauvages et libres décrivent et condamnent cette réalité avec une force poétique critique. Le film de Rachid Djaïdani s’inscrit dans ces espaces et prend pour titre Rengaine comme pour faire un pied-de-nez à toutes ces ritournelles nauséeuses. Ces espaces sauvages qu’il faut arracher soi-même à la pointe de son stylo ou de sa caméra, Rachid Djaïdani s’en est approprié la vitalité en signant ce long-métrage qui raconte l’histoire d’amour entravée de Dorcy, noir et chrétien, et Sabrina, d’origine maghrébine et musulmane. Ces deux héros à la Roméo et Juliette veulent se marier malgré toutes les réticences de leurs familles ou amis respectifs. Cet obstacle, qui a été le point de départ de nombreuses autres histoires, se singularise par deux différences essentielles. D’une part le nombre de frères qu’a Sabrina : 40, comme une princesse des Mille et une nuits confrontée aux 40 voleurs ; d’autre part l’opposition violente de l’un des frères au mariage de sa sœur avec un Noir, et sa concertation voire sa confrontation avec ses autres frères sur ce sujet. Le film se construit d’ailleurs sur la double appartenance au conte et au documentaire offrant ainsi une fiction à la marge de toute définition. La caméra y est libre, se meut aux rythmes des pas du réalisateur ou peut-être du personnage, tel un reportage. On est dans l’esthétique de l’immédiateté : l’image perd facilement sa netteté, le son est pris en direct, à portée de caméra. On doit être dans le moment le plus juste et le capter au plus près d’une vérité n’excluant pas les tâtonnements. C’est ainsi que ce cinéma se découvre au fil du temps, nous met au plus près des personnages jusqu’à faire voir les pores de leur peau, nous faire sentir le souffle de leur voix : une signature artistique sur le béton de la ville, dont l’apparente spontanéité n’est que jeu puisqu’elle assume et sert l’ensemble de l’objet filmique. Œuvre à la fois poétique et politique car elle dénonce et  » fabulise « , poétise et concrétise, détourne et pointe nos peurs et préjugés quotidiens. Le film, en effet, parle de repli identitaire, de la nécessité pour certains d’une préservation de l’identité et de la  » tradition  » face au supposé danger d’ouverture vers l’autre, de notre hypocrite tolérance.
De mère soudanaise et de père algérien, Rachid Djaïdani a été confronté à la difficile acceptation du métissage et ne se serait pas senti légitime de faire ce film sans cette double appartenance baignée dans les cultures maghrébines et subsahariennes. Le métissage est une problématique récurrente car il met en jeu l’intime et la communauté, le moi et l’autre en tant que somme des interrogations humaines essentielles, de ces thèmes universels qu’abordent les contes. La force du film est de transposer cette problématique dans un contemporain immédiat (sans construction) porté par une langue urbaine, habitée par une population multiculturelle. Un peu comme un ethnographe, le réalisateur filme ce qui vit sous ses yeux nous dépeignant ainsi un Paris plus proche d’une réalité, d’une époque, la nôtre. Car il dit lui-même qu’il est ici avant tout question de raconter une histoire qui lui ressemble. Et par là même une volonté de prendre son destin en main, sans oublier celui des autres en les mettant en lumière. Le cinéma de Rachid Djaïdani s’inscrit dans une autre représentativité de la société française et dans une autre perception de ce qui nous fait et nous entoure. C’est cette liberté assumée tout en fissurant un schéma de représentation qui se rend garante d’une vérité dénudée. Avec ce film fait avec peu d’argent, sans scénario précis et tablant sur l’improvisation dans chaque séquence, avec des acteurs tant professionnels qu’amateurs, Djaïdani parvient à affirmer son art dans la qualité du sensible malgré le dépouillement de moyens matériels, avec la même énergie créatrice que Djinn Carrénard dans Donoma. On peut rapprocher les commandements de Donoma Guérilla (société de production de Djinn Carrénard) ; sorte de Dogme 95, du cinéma de Rachid Djaïdani. Ces réalisateurs guérilleros sont avant tout indépendants et font émerger un mouvement cinématographique inspiré par l’esprit hip-hop : autonomie (seul contre tous), créativité, débrouillardise. Rachid Djaïdani, à l’instar du réalisateur Jean-Pascal Zadi, se définit comme tel, déclarant que Rengaine est  » le plus vrai film hip-hop qui soit sur la place de Paris « . Cette musique urbaine née du métissage est la source d’identification de cette nouvelle génération de réalisateurs car elle correspond à un esprit d’indépendance et d’affirmation de soi. Les titres de journaux comme  » film fait avec 150 euros  » en évoquant Donoma et  » film fait en neuf ans caméra au poing  » pour Rengaine correspondent à une époque qui n’offre d’autres possibilités que de faire par soi-même. Ces formules quelque peu mystificatrices mettent tout au moins en évidence le côté artisanal et ouvrier de toute création artistique. C’est l’ère du cinéma prolétaire, du  » cinéma de la crise  » selon l’expression de Djaïdani. Une génération sans argent, sous tension, qui a l’énergie de revendiquer, qui a le talent de provoquer, qui n’est pas dans la séduction et donc libre : c’est Rengaine.

///Article N° : 12025

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