Fespaco 2017: Le cinéma noir brésilien s’affirme

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Le Forum Itinérant du Cinéma Noir (FICINE) et le Cinéma Numérique Ambulant (CNA) ont organisé, le 3 mars dernier à Ouagadougou, une soirée dédiée au cinéma afro-brésilien. Au programme, la projection de quatre courts-métrages de réalisateurs noirs brésiliens dont le précurseur, Zózimo Bulbul, et un débat sur les relations entre les cinémas d’Afrique et ceux de sa diaspora. L’occasion de parler du racisme structurel dont sont victimes les cinéastes noirs dans ce grand pays d’Amérique du sud, et de la résistance qu’ils opposent.

 « L’Afrique ne se résume pas à ses habitants du continent », a déclaré Clément Tapsoba, directeur de la communication de la Fédération panafricaine des cinéastes (FEPACI), citant  ainsi Thomas Sankara, président du Burkina Faso au cours d’une visite à Harlem (quartier de New York aux Etats-Unis), dans sa main tendue aux Noirs d’Amérique et des Caraïbes en 1984. C’était au cours d’un débat sur les rapports entre les cinémas afro-diasporiques et les cinémas d’Afrique, organisé le 3 mars à Ouagadougou, à l’occasion de la 25ème édition du Festival panafricain du cinéma et de la télévision (FESPACO) par le Cinéma Numérique Ambulant (CNA) et le Forum itinérant du cinéma noir (FICINE).

La soirée consacrée au cinéma noir brésilien s’est achevée par la projection de quatre courts-métrages. Notamment L’âme dans l’œil (11’, 1973) de Zózimo Bulbul, œuvre inaugurale du cinéma afro-brésilien qui utilise le corps comme un lieu de mémoire pour raconter la traite et de l’esclavage des Noirs jusqu’à leur libération. Mais aussi des films de jeunes réalisateurs : Le temps des Orixás d’Eliciana Nascimento (20’, 2014) qui s’intéresse aux Orishas, divinités issues de la culture africaine avec l’eau comme symbole de la douloureuse séparation entre l’Afrique et une partie de ses enfants. Sur un ton plus léger, Le jour de Jerusa de Viviane Ferreira (15’, 2014), aborde la question de la solitude de vieilles femmes noires en ville. Backyard d’André Novais (20’, 2015) est un film fantastique qui nous mène sur les chemins de l’amour marital et des ambitions, même dans la vieillesse. Kbela de Yasmin Thayná (23’, 2015) aborde la question de l’identité noire à travers le cheveu. Une sorte de résistance pour avoir droit à une beauté naturelle, loin de l’opinion dominante qui veut que le cheveu beau soit bien lisse et non crépu.

Quatre films engagés qui présentent, de façon assez représentative, la production artistique noire au Brésil et qui soulèvent des thématiques différentes : l’esclavage, la mémoire, le passé, la question de l’identité raciale, les croyances, la solitude, l’amour, le quotidien… Mais qui permettent aussi de garder vivante la mémoire et les traditions d’origine africaines dans la culture brésilienne d’aujourd’hui.  Fait notable, les personnages de ces films sont presque tous Noirs. Et les films respectent bien le manifeste du cinéma noir brésilien intitulé « Dogme Feijoada », inspiré par le réalisateur Jeferson De en 2000, qui veut que les films soient dirigés par des Noirs, avec des protagonistes noirs, sur des thèmes liées à la culture noire brésilienne, en évitant des personnages stéréotypés ainsi que les super-héros et super-vilains et en favorisant le noir commun.

Des rôles stéréotypés pour les Noirs

Coordonnatrice du FICINE dont le but est de construire un réseau d’échanges et de projets qui posent la réflexion sur les cinémas noirs de la diaspora et du continent africain, Janaína Oliveira explique : « Les Noirs brésiliens sont absents des écrans et des salles de cinémas. Quand ils apparaissent dans les telenovelas, c’est eux qui servent le café, qui volent, qui se prostituent, ils sont toujours montrés dans des rôles négatifs. La proposition qui est faite dans ces courts-métrages c’est de montrer enfin des personnages noirs brésiliens avec des rôles positifs, pour changer cette image fausse qu’il y a de la population brésilienne ». La chercheuse Maíra Zenun, qui nourrit le projet de création d’un festival de cinéma dédié à Lisbonne au Portugal, renchérit : « près de 60% de la population brésilienne est noire mais elle est présentée dans le cinéma de façon très irrespectueuse. Ce qui fait que les réalisateurs noirs font aujourd’hui un cinéma de guérilla ». Pour Viviane Ferreira, présidente de l’Association des professionnels de l’audiovisuel noir (APAN), « l’audiovisuel brésilien a produit des films blancs, rendant invisibles les Noirs qui sont pourtant majoritaires au Brésil. Que le cinéma noir montre des personnages noirs, c’est mettre ça en valeur».

Dans un contexte d’embellie du cinéma brésilien (143 longs-métrages brésiliens distribués, plus de 184 millions d’entrées, 3 168 d’écrans en 2016 d’après le monde.fr), les œuvres des Noirs restent en marge. Dans son article intitulé « L’émergence d’un (nouveau) cinéma noir au Brésil: Représentation, Identités et Négritudes » publié en 2016, Adriano Domingos Monteiro, cite, pour confirmer cette marginalité, une enquête publiée en juillet 2014 et réalisée par le Groupe d’étude pluridisciplinaire Affirmative Action (GEMAA) de l’Institut des études sociales et politiques de Rio de Janeiro. Cette enquête baptisée «Le visage du cinéma national : profil, sexe et couleur des acteurs, réalisateurs et auteurs de films brésiliens» a analysé les plus gros succès du cinéma brésilien entre 2002 et 2012, pour un total de 218 productions. L’enquête montre que sur les films analysés, 84% des réalisateurs sont des hommes blancs, 13% des femmes blanches et seulement 2% des femmes et des hommes noirs. L’inégalité est maintenue lorsque les données se réfèrent à la présence d’acteurs dans les productions cinématographiques. L’enquête révèle que 80% de la distribution est blanche. Des Noirs apparaissent dans seulement 31% des films, très souvent dans des rôles stéréotypés liés à la pauvreté ou au crime.

Le cinéma comme outil politique

La question du racisme dont sont victimes les Noirs au Brésil a été au centre du débat. Autour de la table, Janaína Oliveira, mais aussi Clément Tapsoba, par ailleurs ancien conseiller du Délégué général du Fespaco, Maira Zenun et Viviane Ferreira. A ce sujet, cette dernière s’est faite virulente: «Au Brésil, le racisme existe, il est violent et son objectif est d’éliminer la population noire. La structure sociale du Brésil est basée sur l’esclavage et aujourd’hui, on voit que ceux qui ont des possibilités d’accès aux droits et aux privilèges ont des ancêtres qui un jour ont mis en esclavage des corps noirs. Les descendants d’Africains sont victimes de plusieurs racismes, en particulier du racisme symbolique. Ce qui justifie la nécessité de parler du cinéma noir comme outil politique ».

L’APAN qu’elle préside se veut donc un outil de lutte politique qui regroupe des professionnels des cinéastes activistes, qui font des films pensés comme des actes de résistance contre l’exclusion, dans un pays qui n’a pas encore réussit à faire la paix avec son passé esclavagiste. « Il existe pour revendiquer cette posture des corps noirs face à l’industrie cinématographique au Brésil et dans le monde », affirme Viviane Ferreira qui ajoute : « Les dix dernières années, il y a eu un investissement très fort de la part des autorités publiques dans le cinéma mais malheureusement, ces ressources n’ont pas bénéficié aux professionnels noirs. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le seul long métrage de fiction d’un réalisateur noir au Brésil date de 1984 [Amor Maldito d’Adelia Sampaio, également considéré comme le premier film brésilien sur le lesbianisme, NDLR]. J’ai 31 ans, je fais des films depuis 11 ans et j’ai une société de production depuis 9 ans. Mais dans mon pays, je n’ai eu la possibilité que de faire des courts métrages et ça, c’est une anomalie sociale ».

Dépendance des producteurs

Au Brésil, deuxième pays au monde qui compte la plus grande population noire après le Nigéria, l’Agence Nationale du Cinéma (ANCINE), un organisme public, s’occupe du financement des films, accentuant ainsi la dépendance des producteurs à l’égard de l’Etat. Certains réalisateurs noirs ont bénéficié de financements mais pas assez pour faire un court-métrage. C’est le cas de Viviane Ferreira et d’André Novais qui ont dû recourir au crowfunding. Là encore, les choses n’ont pas été simples : « Au Brésil, la population noire a un accès très limité aux capitaux et c’est très compliqué de se dire que les Noirs eux-mêmes pourront investir dans des films, puisque à partir du moment où les gens doivent financer un film ou manger, ils préfèrent manger », soutient la réalisatrice du Jour de Jérusa. Célia Regina Bittencourt, ambassadrice du Brésil au Burkina Faso, apporte une nuance à ce sombre tableau : « le Brésil est un pays très complexe, nous avons une population marginalisée et c’est nécessaire de poser ces questions mais je pense qu’on a fait des progrès. Le financement est très difficile, le gouvernement demande à des entreprises de financer la culture. Nous avons fait de gros efforts pour aider la culture brésilienne, pas seulement blanche, mais aussi noire et indienne ».

Malgré ces propos rassurants, les structures comme le FICINE, l’APAN et le Centre Afrocarioca de Cinéma créé en 2007 à Rio de Janeiro par Zózimo Bulbul, ont vu le jour pour promouvoir la culture africaine du Brésil et les cinéastes noirs. Ils permettent à ce cinéma encore marginal d’être présent sur les écrans pour participer à la construction des imaginaires et des identités, établissent des ponts avec l’Afrique. Ils suivent ainsi les traces d’un mouvement amorcé par Zózimo Bulbul. Une sorte de reconnaissance d’un travail qu’il avait commencé bien avant. Comédien et réalisateur brésilien, Bulbul tient un rôle dans le film La déesse noire (150’, 1978) du Nigérian Ola Balogun, unique co-production Brésil-Afrique jusqu’ici. Ce film raconte le voyage d’un jeune nigérian qui va au Brésil à la recherche de ses ancêtres déportés comme esclaves deux siècles avant. En 2009, Bulbul est invité par le Fespaco pour présenter ses films et ceux de 16 autres réalisateurs afro-brésiliens. En 2010, il participe au Festival mondial des arts nègres à Dakar au Sénégal. En 2013, Bulbul décède à Rio de Janeiro.

Il est à déploré que toutes ces actions, jusqu’ici, n’aient pas aboutit à une seconde co-production Brésil-Afrique. Cependant, Clément Tapsoba rassure de la volonté du Fespaco et de la Fepaci d’intégrer les cinémas de la diaspora : « La FEPACI dès le départ en 1970 avait cette volonté. Il y a eu des appels de pieds et il existe aujourd’hui la région Amérique latine et centrale avec un représentant nommé en 2013 à notre congrès à Johannesburg qui s’occupe de la diaspora de ces régions ». Janaína Oliveira souligne que le Fespaco a toujours eu cette ambition de décoloniser le regard qu’on porte sur le cinéma et d’être un miroir du cinéma noir brésilien. N’empêche qu’au-delà de la volonté collective affichée, les actions concrètes restent rares, et l’amnésie collective bien en place. Janaína Oliveira se veut positive toutefois : « j’espère qu’aujourd’hui c’est simplement le début d’une discussion qui va se poursuivre. L’idée aussi est d’amorcer une réflexion par rapport à comment est-ce que les personnages noirs sont perçus, de réfléchir à des liens qui existent entre les films ».

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