» J’avais le choix entre l’exil, la prison ou la mort » rappelle volontiers le romancier haïtien Emile Ollivier qui, depuis plus de trente ans, vit loin de sa terre natale, dans un Québec qui lui est aujourd’hui devenu familier. E si cette » seconde patrie » jamais ne supplantera la première, il aurait aujourd’hui néanmoins quelque peine à le quitter si les conditions d’un retour au pays natal se trouvaient réunies. » J’aurai mal au Québec « , avoue-t-il…
Comme tant d’autres, Emile Ollivier participe de cette littérature haïtienne, emportée aux quatre coins du monde par les souffles violents et meurtriers d’une dictature familiale sanguinaire. A la suite de René Depestre qui, à l’âge de vingt ans (en 1946), dû quitter son pays pour n’y plus revenir – à quelques brèves et rares exceptions près -, nombre d’écrivains haïtiens furent, en effet, durant ces quatre dernières décennies, contraints à l’exil. Si René Dupestre arpenta le monde, successivement à Paris, à Prague ou au Chili, aux côtés de Fidel Castro à Cuba ou travaillant à l’Unesco à Paris, avant de se retirer dans les Corbières pour se consacrer à l’écriture, d’autres écrivains haïtiens ont choisi un exil plus sédentaire, sur le continent africain, en Europe et principalement à Paris, ou bien encore en Amérique du Nord, entre Montréal, New York et Miami.
Certains choisirent l’Afrique et y occupèrent, ici et là, des postes culturels stratégiques. Roger Dorsinville, après un séjour au Liberia, s’installa à Dakar où il collabora activement à la naissance des Nouvelles Editions Africaines – activités éditoriales qui ne l’empêchèrent pas de poursuivre sa propre carrière littéraire dont la trajectoire semble tout entière inscrite dans ces deux titres : Mourir pour Haïti, Renaître à Dendé. Un parcours ponctué tragiquement puisqu’il ne revit jamais son pays, y retournant aveugle, en 1986, quelques temps avant de mourir. De même, et toujours dans la capitale sénégalaise, tandis que le poète Lucien Lemoine exerçait ses talents de comédien au Théâtre Daniel Sorano, Jean-François Brière partiquait la critique littéraire et publiait une uvre poétique riche de plus de trente titres répartis chez des éditeurs sénégalais, français, argentin, cubain ou suisse.
D’une plus immédiate proximité géographique et linguistique, le Québec s’est révélé une autre terre d’accueil : les écrivains y ont reconstitué une communauté qui, bien qu’elle ne soit pas véritablement structurée, n’en comporte pas moins quelques repères : associations, maisons d’éditions, revues témoignent de cette présence culturelle active. Ainsi, outre Emile Ollivier déjà cité, Anthony Phelps (Et moi je suis une île), Gérard Etienne (Le Nègre crucifié), mais aussi dans une plus jeune génération le poète Joël Des Rosiers, le poète de Savanes et l’essayiste de Théories caraïbes, Dany Laferrière, l’auteur trublion de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ou bien encore Stanley Péan qui est né à Port-au-Prince et vint, à l’âge de quelques mois, s’installer au Québec, et bien d’autres ont su constituer une entité haïtienne singulière au sein de la production littéraire québécoise. Aujourd’hui, il est à noter que les Etats-Unis séduisent également quelques écrivains : Dany Laferrière réside à Miami et, plus récemment, Edwige Danticat, citoyenne de New York, a également choisi de s’exprimer en anglais pour conter une destinée en grande partie autobiographique dans Le Cri de l’oiseau rouge.
Autre lieu d’exil : Paris. Jean Metellus y est installé depuis 1959 et, malgré ce long éloignement, son uvre tend indéfectiblement vers Haïti, même si deux romans ont été lancés dans la mare des idées reçues afin de » mettre fin à l’idée qu’un écrivain haïtien ne peut fournir que boudin créole, femme-jardin ou banane pesée « . Le premier de ces deux romans, Une Eau forte, contait les problèmes d’héritage d’un peintre installé à Neufchâtel en Suisse ; le second, La Parole prisonnière, avait pour cadre la ville de Metz et pour sujet les troubles du langage d’un enfant. Des lieux et des préoccupations bien éloignés des » crépuscules jacméliens » et des » pipirites chantant « …
Egalement installée à Paris, Mimi Barthélémy ne cesse de fouler les scènes du monde pour y faire revivre les fabuleuses histoires de Bouki, Malice et autres personnages de la tradition orale haïtienne. Jean-Claude Charles est » Free » comme le proclame le titre de son dernier recueil et c’est bien ainsi qu’il compose – depuis Paris mais souvent en nomade – son oeuvre romanesque ponctuée de titres voyageurs et vagabonds (Bamboola bamboche, Ferdinand je suis à Paris, Manhattan blues). Autre itinéraire d’exil multiple, le cas du poète nouvelliste et romancier Louis-Philippe Dalembert mérite quelque attention. Après un séjour à Paris, il eut l’occasion d’une résidence à Rome (à la Villa Médicis) puis à Jérusalem, avant d’avoir l’opportunité de retourner à Port-au-Prince afin de travailler au cabinet du ministre de la culture, le cinéaste Raoul Peck. Il travaille aujourd’hui à Rome, à l’Institut italo-latino américain et vient de publier un second roman, L’Autre face de la mer qui est aussi une tentative de dialogue transatlantique.
Malgré ces déracinements multiples, plus ou moins prolongés, l’immense majorité de ces écrivains poursuit une uvre profondément enracinée en terre haïtienne. Toutefois, l’éloignement semble guider les créateurs vers des situations d’errance et de partance, particulièrement sensibles lorsque les romanciers mettent à jour des fragilités existencielles et esquissent des tentatives de retour. Ainsi, les personnages de Jean-Claude Charles semblent toujours entre deux lieux, entre deux verres, entre deux amours. Louis-Philippe Dalembert (Le Crayon du Bon Dieu n’a pas de gomme) comme Emile Ollivier (Mère-solitude) ou Stanley Péan (Zombi blues) conduisent leurs personnages sur les traces d’un retour, plus ou moins heureux, au pays natal. Quand à René Depestre, fidèle à son » géolibertinage amoureux « , il conte, avec saveur, les frasques de ses héros aux quatre… lits du monde.
L’exil marque parfois, plus immédiatement, les écrivains et leur création, et plusieurs d’entre eux ont choisi d’intégrer leur environnement africain, nord-américain ou européen dans leurs oeuvres. Ainsi peut-on trouver au hasard d’une bibliographie haïtienne des titres comme Un Noël à Gorée, Poète à Cuba, Eros dans un train chinois, Un ambassadeur macoute à Montréal, Ferdinand je suis à Paris ou Manhattan blues, pour ne reprendre que les plus immédiatement explicites. Un nomadisme littéraire qui traduit ce double ancrage tout à la fois métissage fécond et douloureuse déchirure.
Mais si la littérature haïtienne connaît une abondante production hors de l’île, quelques résistants » du dedans » ont poursuivi, contre vents et Duvalier, la lutte. Au centre du maelström : Frankétienne qui du haut de ses trente titres publiés dans l’île (pour la première fois, un éditeur parisien, Jean-Michel Place, s’est intéressé à son uvre et vient de publier L’Oiseau schizophone) domine la vie littéraire, mais il trouve à ses côtés d’autres » candidats au voyage à l’intérieur d’eux-mêmes » pour reprendre le sous-titre d’un numéro hors-série du magazine Cultura publié, en 1998, à Port-au-Prince. Yannick Lahens (Tante Résia et les dieux) qui affirme une présence féminine dans cette très masculine assemblée, Lyonel Trouillot (Les Dits du fou de l’île, Rue des pas perdus), Jean-Claude Fignolé (Les Possédés de la pleine lune), Georges Castera (Ratures d’un miroir), Anthony Phelps aujourd’hui de retour après une longue absence québécoise, Rodney Saint-Eloi (Graffiti pour l’aurore) sont, avec quelques autres, parmi les vigies les plus attentives aux lendemains littéraires de l’île.
Ainsi, là où certains affirment qu’ils ne sauraient écrire, loin de leur terre natale, d’aucuns répondent, depuis l’ailleurs, par une exemplaire productivité, choisissant le parti pris de faire contre mauvais exil bonne littérature. Tous, sans aucun doute, ont vu dans l’écriture une façon d’atténuer la douleur, d’abolir quelques distances et de poursuivre un combat commencé, ici ou là, quelques années auparavant. Si le lecteur égoïste peut légitimement penser que certains titres ont vu le jour grâce à (à cause de ?) ces situations extrêmes, il est tout aussi légitime de souhaiter que cet éloignement fécond ne soit plus un exil (quelles que soient les nuances apportées à ce mot) mais le fruit d’une démarche volontaire, un choix sollicité par les hasards bienveillants, les envies et les désirs et non dicté par les craintes, les oppressions sanguinaires et les tyrannies imbéciles. Car il est possible en effet d’accorder quelque crédit à la formule de Mario Golobeffi qui affirmait dans Ecriture métaphore de l’exil que » la littérature aujourd’hui est, elle-même, un exil permanent. Nul n’écrit parce qu’il se sent à sa place, mais, plutôt, parce qu’il se sent déplacé « … Certes, mais ici et là dans le monde, certains se sentent sans doute plus » déplacés » et moins » à leur place » que d’autres !
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