Anna Roussillon connaît bien l’Egypte. Elle y a grandi et maîtrise l’arabe. Présenté dans la sélection ACIDC au dernier festival de Cannes, son documentaire multiprimé Je suis le peuple restaure une parole inaudible, celle des petites gens, face aux bouleversements de l’espace public lors de la révolution de janvier 2011 jusqu’à la destitution du Président Morsi par les militaires en juillet 2013.
Je suis le peuple a la force des films qui se font sur la durée. Durant ces années intenses, la réalisatrice a côtoyé Farraj et sa famille paysanne de la région de Louxor, à 700 km du Caire. Elle était allée faire un documentaire sur le tourisme de masse mais les événements du Caire ont bouleversé son plan. Le quotidien de cette famille alterne avec ce que leur montre la télévision nationale de la révolution, quand une coupure de courant ne vient pas interrompre les programmes. Farraj aime la politique, s’enthousiasme, change de camp, analyse avec ses voisins
Sa femme réagit elle aussi. C’est ce degré de conscience des plus pauvres que documente Anna Roussillon : on peut être analphabète et penser le monde. Les islamistes disent qu’en votant Morsi, on ira au paradis, mais les gens du peuple ne sont pas dupes, qui auront voté Morsi pour changer de régime et par confiance dans la valeur de l’islam qui structure leur vie.
« Je suis le peuple », comme le chantait Oum Kalthoum en 1964 (1) : ce peuple qui manque, pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze, au sens d’un peuple sans visibilité, d’un peuple qui n’a pas la parole. C’est ce peuple qui s’est forgé en tant que tel dans les manifestations et les émeutes qui jalonnent l’Histoire égyptienne, mais surtout dans les slogans dans la révolution de 2011, lorsqu’il s’est soulevé contre Moubarak, militaire et dirigiste, comme Nasser et Sadate. Ce peuple qui s’affirme en tant que tel en exigeant la chute du régime, ce peuple existe bien, dans ses contradictions, dans ses sensibilités, et dans sa réponse radicale aux espoirs déçus. Une conscience politique, certes, mais aussi un quotidien plus difficile avec la désorganisation du pays : manque de gaz pour cuire le pain, augmentation des prix
Au-delà de la beauté du peuple, que ce film montre dans son éclat à travers un personnage et sa famille, s’impose la dureté de ses conditions de vie, et en perspective la catastrophe à venir, celle de la désespérance et de la recherche d’une autorité qui se pensera une fois de plus dans un vocabulaire de puissance, un quatrième « pharaon de l’Egypte moderne », pour reprendre le titre de l’indispensable série de Jihan El-Tahri (programmée sur Arte le 19 janvier 2016).
Je suis le peuple est de ces films qui abordent le sujet de côté et le traitent mieux que ceux qui sont en plein dedans. Il y eut une multitude de films sur la révolution tunisienne mais ceux qui en firent le mieux sentir les enjeux parlaient d’une femme sans logis (C’était mieux demain, de Hinde Boujemaa) ou des réfugiés africains fuyant la Libye (Babylon, de Youssef Chebbi, Ismaël et Ala Eddine Slim). Il y eut de même des dizaines de livres sur l’Itsembabwoko, le génocide au Rwanda, mais les plus marquants n’en faisaient pas la description et se situaient au contraire à distance, comme La Phalène des collines de Koulsy Lamko ou L’Aîné des orphelins de Tierno Monenembo. Le regard aigu de Farraj sur ce qui se passe au Caire autant que ses conflits avec la réalisatrice sur la signification des événements imprime à la fois une présence et un écart propres à cerner le bouleversement politique à l’uvre, non celui qui se joue sur la Place Tahrir mais celui, beaucoup plus intime et bien moins spectaculaire, qui marque le peuple égyptien dans son entier, pour qui rien ne sera plus comme avant.
Je suis le peuple est ainsi un film sur la conscience du peuple, qui se forge dans l’expérience du quotidien et qui transparaît dans le rapport au politique. Non cette conscience nationaliste idéalisée que chantait Oum Khaltoum mais au contraire une conscience contradictoire, mouvante, sensible aux rapports de force et aux discours dominants, sujette à l’emportement et à l’erreur. Cette conscience qui dans tous les pays du monde où elle peut se déployer et s’affirmer, dans un rapport complexe à la peur et à l’autorité, forge sous des modes divers un pouvoir du peuple, imparfait et incertain, une démocratie.
1. « Je suis le peuple… le peuple de l’élévation et du combat. J’aime la paix mais je me livre à la guerre. De moi jaillit la vérité et de moi jaillit l’imaginaire. Et j’ai la beauté et j’ai l’espoir ».///Article N° : 13402