La Martinique de Dédé St Prix et les sources du chouval-bwa

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La musique martiniquaise vibre des percussions africaines, comme le montrent les rythmes des ti-bwa

 » Un pays où la dérive de l’habitant, ce par quoi il tient à la terre, comme une poussière têtue dans l’air, c’est cet aller tout aussi bien que ce revenir, à tous les vents. Notre science, c’est le détour et l’aller-venir. Un pays ouvert, mais qui ne fut jamais déboussolé de son erre et d’où, si la pensée s’envole, ce n’est pas en fuligineuses déperditions. Un pays éperdu dans ses calmes plats, mais qui ne s’est jamais perdu. C’est de ces sortes de pays-là qu’on peut vraiment voir et imaginer le monde.  »
Edouard Glissant, Tout-Monde.

Sur l’arc de fragments terriens joignant l’ancienne Hispaniola aux côtes vénézuéliennes, la Martinique porte les fardeaux de l’histoire avec l’aisance d’une souriante dame.
A l’aube du XVIème siècle, une nouvelle société, issue du génocide des Amérindiens et des affres de la traite, est bâtie sur l’exploitation esclavagiste, dont la brutalité est à la mesure des profits réalisés par les planteurs.
Ainsi, à l’âge d’or de la colonisation, en plein dix-huitième siècle, Voltaire pourra écrire que  » ces pays qu’on peut à peine apercevoir sur une mappemonde produisirent en France une circulation annuelle d’environ soixante millions de marchandises « . (1)
Les conditions de l’implantation de cette société, inévitablement ouverte à toutes sortes de métissages, firent de la Martinique un creuset de formes culturelles originales et nourries des apports venant des quatre horizons.
Les convoitises, les aventures, les souffrances, les espoirs et les vagabondages, à l’ombre du commerce triangulaire et d’un système de domination implacable, fécondèrent le génie de la terre et celui des hommes. Ils surent profiter de ce chaos de relations et d’échanges pour faire d’un croissant volcanique d’un peu plus de mille kilomètres carrés un vivier bouillonnant de langages expressifs.
 » Non, non, allez, n’ouvrez pas les yeux, imaginez toujours.
La terre est un Chaos, le Chaos n’a ni haut ni bas,
et le Chaos est beau.
Oui le Chaos est beau.
Comme est beau l’enlacement de végétation qui multiplie sans fin dans les détours de la Trace en Martinique, entre Balata et Morne Rouge, où la volée d’écumes qui s’enroule en éventail fou dans ce moment étincelant où deux vagues de mer écrasent leurs crêtes l’une contre l’autre, au large de Gorée…  »
Edouard Glissant, Tout-Monde, Gallimard.
Entre le XVIème et le XVIIIème siècles, l’île est un laboratoire où la musique et la danse se renouvellent sans cesse dans un grand brassage de genres aux idiomes les plus disparates.
A Saint-Pierre, on écoute et on danse de tout : gavottes, sarabandes, polkas, tarantelles, mazurkas, saltarelles, gigues anglaises, et les divers styles africains, dont les colons sont assez friands.
Cette ville florissante est le centre culturel des Petites Antilles, une espèce de Nouvelle Orléans martiniquaise, capitale ante litteram des musiques du monde. Ceux qui les jouent utilisent le violon, accompagné par le tambour basque (ou tambour di bass), parfois par une trompette.
Ainsi, dans les rues et dans les quais de Saint-Pierre, un nouveau langage s’impose peu à peu, la musique créole, dont le démarrage définitif aura lieu à la belle époque de la colonisation, au début du dix-huitième siècle.
 » Les marins étrangers et les engagés se joignent aux esclaves, écrit l’ethnomusicologue martiniquaise Jacqueline Rosemain, car les danses des dimanches après-midi étaient aussi en usage en France. Danses africaines et européennes se côtoyaient. Les espaces géographiques n’ayant pas de frontières, les danses serves s’européanisaient ou se christianisaient et vice versa « .
Manifestations de cette osmose, biguine, mazurkas et valses créoles sont parmi les figures principales d’un patrimoine qui évoluera pendant trois siècles pour vivre la période de son premier rayonnement dans les années vingt, quand la biguine s’affirmera à Paris dans le  » Bal Nègre  » comme un sensationnel événement culturel et mondain.
Rencontre inopinée des harmonies courtoises, dont les airs sont originaires des steppes et des montagnes d’Europe Centrale, avec les pulsations des savanes et des forêts africaines, la musique martiniquaise est quand même dominée par la trace noire. Malgré les apparences de chorégraphies un tantinet maniérées, la vibration essentielle des percussions fon, yoruba, mandingues, wolof, kongo ou kimbundu lui donnent les caractères et les postures typiques de l’esthétique musicale négro-africaine.
La biguine par exemple, mais aussi d’autres formes urbaines comme la quadrille ou la mazurka, peuvent être animées par le mouvement du ti-bwa, propre aux diverses figures du bel-air, genre paysan répandu dans le Nord où la concentration des esclaves avait été la plus forte.
Couple de baguettes en bois qui, dans le cas du bel-air, sont frappées à l’arrière du tambour, dont ils annoncent les grondements sourds avec un son typiquement aigu, les ti-bwa sont essentiels dans les animations musicales des manèges créoles, les chouval-bwa des campagnes martiniquaises.
Fabriquées avec des branchettes de goyavier que l’on fait sécher au soleil après les avoir coupées, les ti-bwa sont un élément incontournable du répertoire créole, où elles insufflent les halètement propres aux polyrythmies africaines. La musicologue Sully Cally nous apprend que le rythme qui en résulte est  » tap-pi-tap-pi-tap-tap  » dans la première attaque, et  » pi-tap-pi-tap-tap  » dans la suite.
Dans le chouval-bwa, ont obtient les agencements en percutant les baguettes sur l’armature en bambou du manège. Sorte de prélude rythmique, les ti-bwa évoluent dans un ensemble rural où ils sont accompagnés par la flûte en bambou, par le tambour dé bonda à deux peaux (de probable origine yoruba), parfois par l’accordéon ou par une harmonica.
Les origines des ti-bwa remontent à l’ancienne Côte des Esclaves. Aujourd’hui encore, durant les cérémonies funéraires de Porto Novo, les femmes frappent deux minuscules baguettes en bois pour ponctuer les lamentations en l’honneur du défunt. Joint par téléphone, le musicien béninois Danialou Sagbohan, nous précise que les équivalents du ti-bwa sont aujourd’hui pratiqués dans le genre zeli, à l’origine une musique de deuil du royaume d’Abomey. Il semble aussi que ces deux planchettes aient remplacé avec le temps les claquements de mains des femmes, en donnant le même son sec.
A Cuba, les minuscules idiophones étaient employés dans les formes primordiales du son, sous le nom de claves. Leur rythme, le clave, fournira plus tard le tempo basique de la salsa qui, éclose aux Etats-Unis sous l’impulsion de musiciens portoricains et cubains, deviendra style planétaire pour danses torrides dans les discothèques de Miami, de Paris ou de Dakar.

(1) Martineau et May, Trois siècles d’histoire antillaise, Librairie Leroux.///Article N° : 374

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