A l’initiative d’Africalia (et donc en présence de son directeur Frédéric Jacquemin et de sa gestionnaire des programmes Dorine Rurashitse), qui attribue des bourses d’étude à ses élèves, une masterclass est organisée à chaque Fespaco dans les locaux de l’ISIS (Institut supérieur de l’image et du son) de Ouagadougou. C’est cette année Alain Gomis qui était invité à répondre aux questions d’Alceiny Barry, enseignant et critique burkinabè. On en trouvera ci-après la transcription condensée des principaux passages.
Pourquoi le cinéma ?
J’ai toujours aimé vivre dans les films. J’avais l’impression d’habiter cet espace plutôt que m’identifier au héros. J’étais absorbé, immergé complètement dans un monde, au point qu’il fallût parfois me donner une gifle pour avoir mon attention ! La première fois que le cinéma est venu à moi, c’était une projection au sein de l’école au réfectoire : La Flèche brisée et Crin blanc. Plus tard, une grosse émotion fut Gosses de Tokyo de Yasujiro Ozu, où deux enfants déménageaient pour arriver dans une banlieue de Tokyo. Ils avaient mon âge, étaient à Tokyo et pourtant très proches, très intimes. Le changement d’école, se faire sa place, le regard d’un père dur mais soumis à son patron, tout cela me parlait et me racontait. Si bien je crois que ce qui m’importe au cinéma ce sont les relations de mes personnages entre eux : amour, jalousie, etc. Les choses premières en somme.
J’ai découvert par la suite le cinéma de Souleymane Cissé : un cinéma du temps, des choses que je ne comprends pas tout de suite qui m’interrogent, des mondes qu’on peut ressentir sans les dire. J’ai aussi découvert le cinéma de Djibril Diop Mambety : je ne comprenais rien à ce que je voyais mais j’étais pris par les émotions. En tant que métis, de père sénégalais originaire de Guinée-Bissau et de mère française, j’avais l’impression d’être chez moi.
Puis Eisenstein m’a marqué par son sens de la composition et du montage. Quelque chose se raconte en passant d’une image à une autre. Son livre, Eisenstein explique sa méthode : une rue ne se filmerait ainsi pas en travelling mais en plusieurs morceaux assemblés par le montage. Cela veut dire de choisir les morceaux signifiants. L’image n’est pas linéaire mais émotionnelle. Le spectateur de la rue reconstitue un souvenir, un sentiment de la rue. J’ai ainsi découvert un cinéma où le choc des images crée un sentiment. Il s’agit donc non le dire mais de le faire ressentir. Lorsque j’ai étudié le cinéma à l’université, un film montrait l’exécution d’un groupe de gens condamnés à mort. Seul le regard d’un homme était filmé. On entendait les ordres donnés, les tirs, les corps qui tombaient… Je ressentais la montée de la mort. Au dernier coup de feu, l’image était coupée. Le cinéma est donc toujours dans un rapport à l’émotion.
La fabrication du film
La musique parle sans qu’on sache pourquoi. Le cinéma est proche de la musique : même si on est différents, on peut comprendre l’autre et ressentir à sa place. Le problème n’est donc pas de dire mais de faire en sorte que le spectateur puisse s’approprier les choses.
J’invente peu de choses : je pars de petits éléments, de personnages que j’ai envie de voir à l’écran, a priori de quartiers populaires, en hommage à ces gens qu’on ne voit pas beaucoup au cinéma et qui représentent pourtant 90 % de la population mondiale. On ne voit que les 10 % restants et on nous dit que la vraie vie, c’est celle-là. Est-ce pourquoi on se fait autant de violence ?
J’avais des envies pour Félicité, mais le déclic fut les Kasaï All Stars et leur chanteuse. J’ai vraiment vu mon personnage. C’est dans ce mélange de tradition et d’urbanité, de chansons traditionnelles et d’instruments électriques urbains, dans cette ambiance, cet univers, que je voulais faire mon film. Et cette chanteuse réunit tout cela.
J’ai écrit une première histoire et suis allé à Kinshasa où je l’ai racontée aux gens que je connais pour savoir comment ça se passerait là-bas. Cela a donné une nouvelle écriture. J’étais très motivé par le fait de ne pas connaître. Quand Saul Williams a joué le rôle principal dans Tey, il ne parfait pas le wolof et que très peu le français, mais il a connecté avec une force incroyable avec l’intérieur des gens. Cela m’intéresse de me mettre en danger sur un territoire où je ne comprends pas tout. Les scènes sont écrites en fonction du contexte.
Quand j’écris, je connais le sentiment de la fin, où je veux aller. A 44 ans, j’ai le courage d’affronter les choses telles qu’elles sont. Le cinéma a quelque chose d’un sport de combat ou d’endurance. Quelque chose m’assaille que je veux exprimer. Les vies difficiles ont leur valeur et leur défi a sa beauté. C’est là où le cinéma devient politique : dire une partie de la vérité en montrant la vraie vie, représenter ce qui n’existe pas encore, un manque à remplir. Nous devons nous aimer, ce que nous sommes est beau. La minorité confisque l’image : il faut la récupérer. C’est une bagarre.
L’écriture se fait dans une économie du possible : j’écris en pensant au budget que je peux obtenir et cherche la forme correspondante. Nous avons envisagé ce qu’il était possible de rassembler : l’aide aux cinémas du monde, TV5, le Fopica (fonds de l’Etat sénégalais), la Belgique… Avec le lingala comme langue, je ne pouvais pas avoir l’avance sur recettes qui demande 51 % des dialogues en français. On arrivait donc à un budget de l’ordre de 600 000 € : cela serait difficile mais on y arriverait.
La préparation du film
Kinshasa comporte de nombreuses troupes de théâtre. Il y a aussi les comédiens de télévision. Mais nous avons aussi fait un casting ouvert à tous et proposé d’improviser en lien avec les personnages, en situation. Il fallait qu’elle aille demander de l’argent sans supplier. C’est la sincérité qui m’intéressait. Entre deux comédiens, ce qui est important est la relation. On joue mais on ne triche pas, il faut qu’on sente l’intensité, la sincérité. Si on est ensemble, une relation de confiance s’établit et la mise en scène essaye de soutenir au maximum cette énergie.
Kinshasa : il fallait tracer des trajectoires. La ville est dure, les infrastructures ne fonctionnent pas : comment la filmer sans des images repoussantes ? Il fallait trouver le chemin d’en montrer la beauté en se familiarisant avec elle, et donc se débarrasser des stéréotypes. La terre est sombre, le ciel est lourd, la densité des marrons tranche du jaune sable de l’Afrique de l’Ouest. Nous avons beaucoup travaillé sur la couleur avec le chef opérateur. Puisqu’il s’agit d’apprendre à s’aimer, il fallait intégrer le parcours avec la ville dans la mise en scène.
J’ai demandé que les éclairages soient travaillés pour qu’on puisse tourner à 360°, dans tous les sens. Des non-professionnels, on attend l’authenticité. Avec les professionnels, on répète pour obtenir ce qu’on veut. Dans la rue, le rapport avec la population est essentiel : il faut la laisser vivre. On ne peut pas se cacher. Les gens ont envie de participer. On l’a vu au marché, à l’hôpital…
L’espace onirique
Si je reçois un coup-de-poing, il résonne en moi. Le coup en soi n’est rien à côté de cette résonance. L’amour de même : où s’inscrit-il ? J’essaye de faire résonner les vrais endroits où ont lieu les choses, les endroits intérieurs. C’est l’endroit où nous emmène la musique. Dans l’absence de mots, c’est ce que je cherche, de façon malhabile : j’essaye de trouver ces espaces. Les espaces oniriques sont des espaces de résonance. La frontière entre le visible et l’invisible n’est pas très claire.
Numérique et esthétique
J’ai tourné un court métrage et mon premier long en super 16 : il fallait tourner trois prises maximum car ça coûtait cher. Avec le numérique, c’est plus facile et abordable. Je peux faire des prises longues de 12 minutes ! Quand on tourne, une intensité est là, à préserver, pour faire monter l’intensité. Dans Félicité, elle va chercher de l’argent chez une voisine qui lui en doit, accompagnée d’un policier. La femme s’énerve et lui donne son enfant par provocation pour qu’elle le vende. Dans la première prise, elle va chercher l’enfant. Un monsieur de la cour entre dans la scène et lui reproche de le faire. Et elle réagit en lui demandant de la laisser tranquille. Ce monsieur savait qu’on tournait un film mais il a dit « je rentre dans le cinéma ». On fait une deuxième prise où sa rentrée est prévue, et deux autres personnes font de même et rentrent dans le devant de la scène, si bien que cela devient très chaotique car toute la cour s’y met ! C’est une de mes scènes préférées à cause de cette vie qui s’introduit ! Le numérique permet ça.
Références de cinéma
Tarkovski, Jean Vigo, Djibril Diop Mambety, Murnau sont au cœur de ce qui me touche, qui font résonner du non-tangible. Il faudrait ajouter Kurosawa et Cissé. Pour moi, le cinéma c’est de l’espace et du temps, très simplement. Au montage, il faut faire en sorte que ça s’enchaîne comme de l’eau qui coule, une musique qui passerait d’un mouvement à un autre. C’est de l’ordre de la sensation, un peu empirique. Il faut qu’on ressente les choses. Avec toute l’équipe, on part ensemble dans une aventure et on va vivre un film plus que le réaliser.
Wang Bing, documentariste chinois, qui a réalisé un film de neuf heures, A l’Ouest des rails. Il montre des situations mais surtout des gens. On dépasse le rapport sociopolitique pour montrer des gens. Dans Félicité, j’aime Tabu par sa générosité, malgré son alcoolisme. Si on n’aborde pas les problèmes, l’espoir est mensonger. Je ne vais pas habiller les choses avec une belle lumière bien léchée. J’aime beaucoup le peintre Cézanne, qui dit qu’il ne faut pas intervenir. Son rôle est de s’effacer par rapport à l’émotion qu’il ressent. Pour Félicité, on tourne dans un bar en plein Matonge où le bruit est énorme. L’équipe voudrait tourner ailleurs mais je tiens à rester, et l’équipe de régie arrive à arranger les choses. Le deal avec les maquis alentour était de prendre leurs clients pour les mettre dans le film. Le problème est qu’ils en font un peu trop. Il fallait donc faire revenir le public normal avec nos comédiens. On trouve un arrangement en tournant avant et après les heures d’ouverture. Cela me permet d’installer une ambiance documentaire. Les gens s’habituent à la caméra sans devoir forcer les choses.
Dans la construction du film, on va vers des rushs bruts. Je tourne dans la chronologie par lieux. J’ai commencé par l’hôpital pour emmagasiner la partie émotionnelle de l’hôpital qui permette à l’actrice d’être dans le coup. Plutôt que de psychologiser, j’essaye de rendre les choses concrètes.
Un cinéma pour les Blancs ?
A force de regarder les films à la télévision, les gens ont l’impression que le story-telling à l’américaine leur appartient. On est colonisés par une esthétique qui vient des Etats-Unis. Si bien que faire autrement, c’est faire pour les Blancs ! Il y a là un paradoxe extraordinaire : c’est un vol d’identité !
Les règles du scénario sont basées sur la tragédie grecque. Cela a une grande force dramatique. Le problème pour moi est que la mécanique de scénario prend le dessus : des rouages automatiques provoquent la fin du film. On peut inventer à l’intérieur, mais le problème est que lorsqu’on adopte le langage de l’autre, on finit par dire la même chose que lui. Il faut trouver notre propre langage. Ma relation avec le spectateur n’est pas de le flatter mais de l’amener dans l’inconfort, où ces références sont absentes, où la longueur est différente, mais où naissent des sentiments qui seraient absents dans un scénario corseté. Ce qui m’intéresse n’est pas le coup-de-poing mais comment on le ressent. Dans un scénario classique, Félicité ne serait pas coupé en deux. Alors que j’ai envie de partager le fait que la vie revient doucement.
Le titre « Félicité »
Il est fait de deux choses : une chanson de Kabasele Grand Kallé qui dit : « ton sourire est comme une voiture blindée », une belle définition de Félicité qui est droite et fière mais aussi orgueilleuse. Et puis il y a un personnage d’une nouvelle d’Un cœur simple, une nouvelle de Flaubert. La bonne Félicité se courbe à force d’accepter mais finit par s’élèver aussi. Les épreuves et l’objectif, vers quoi on va.
Propos recueillis par Olivier Barlet, Ouagadougou, le 2 mars 2017