La Vie poème de Marc Alexandre Oho Bambe : Manifeste de (sur)vie poétique

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Il y a des poèmes qui sont faits pour être déclamés, pour quitter le confort des pages et renaître dans l’exercice de l’écoute et du partage. Le dernier recueil du poète et slameur camerounais Marc Alexandre Oho Bambe, paru en août 2022 chez Mémoire d’encrier à Montréal, en fait partie. À la fois « célébration de la parole poétique » et « invitation fête à habiter poétiquement le monde », la poésie se veut ici une expérience de vie, une « vie poème » vouée à être transmise et amplifiée. C’est dire qu’il faut lire La Vie poème à voix haute, comme on lirait un manifeste poétique, un manuel de résistance et de (sur)vie à partir du poème.

Dire et définir le poème

« Je n’ai pas de distance avec la poésie », écrit d’emblée Oho Bambe. La vraie distance, celle que comble justement la poésie, est plutôt entre le poète et le monde. Pour mesurer cette distance, il faut penser la poésie comme une réserve d’offrandes et de liens. Une poésie qui comble, complète, raccommode les êtres et les objets. Une poésie fluide et accueillante, appelant le lecteur à en prolonger les battements. Ici, on prélève un « éclat de vers » dans le corps du poète. Là, on fredonne le refrain d’une chanson « d’espérance sublime ». Presque partout, on glisse de l’individuel au collectif et vice-versa :

Le monde
Comme un terrain de « Je »
Qui peuvent Se transformer
En « Nous »

La Vie poème est un recueil porté par le besoin obsessif de définir la poésie, de mettre en mots son essence et ses incarnations : « Profession de foi et de feu, utopie héréditaire, hérésie, démesure d’un rêve solidaire, douce folie, chemin de vie solitaire que je trace à plusieurs ». À la fois patiente et résolue, l’écriture pose ses principes comme autant de manières de vivre avec et dans le poème. Il en résulte une forme de métissage poétique où se superposent l’ancrage et l’errance, la grâce du silence et le souffle de la parole, la fulgurance du verbe et le rayonnement de l’image.

Vivre en poésie

Pour Oho Bambe, vivre en poésie veut dire braver « l’époque opaque », chanter l’évasion, célébrer le chemin du non-retour. Qu’il s’agisse de prélever des scènes dans le quotidien des anonymes ou d’habiter les villes du monde l’espace d’un vers ou d’une rime, l’objectif est le même : éveiller l’esprit de résilience au cœur de toute parole poétique : « Nous sommes / Des ingouvernables / Porteurs de poèmes / Et de rêves fragiles ». Liberté et fragilité d’une existence poétique alignée sur les frémissements de la nature, sur les frissons de l’élan créateur, sur les crépitements de ce feu intérieur qui n’a d’égal que la beauté « des matins de givre, des nuits sans sommeil et des gestes de tendresse ».

Vivre en poésie c’est aussi faire un pas de côté, « dévirer de l’axe initial / dériver à la verticale du rêve ». Le poète est cet éternel « vagabond céleste », ce « ménestrel aux semelles de vent » qui porte la poésie chevillée à l’esprit et au corps, constamment « en état d’art », prêt à saisir les vibrations du monde, à « garder capacité / d’altérité », à cultiver son état d’éveil poétique. Vivre en poésie c’est aussi célébrer « la vie augmentée / traversée d’éclairs / et de tonnerres qui grondent / en écho à son cœur tambour », marteler le besoin de « se regrouper / en communautés / d’humanités belles / et d’idéaux », perfectionner l’art d’écouter le monde, d’ajuster le rythme de sa vie à celui du vivant, de renouveler son souffle poétique dans les exercices d’ouverture, de tolérance et de mobilité.

Marc Alexandre Oho Bambe (c) Ken Wong-Youk-Hong

Présences et mutations poétiques

Figure récurrente dans l’univers d’Oho Bambe, « l’intranquille apatride » investit le poème pour partager ses périples et ses souffrances, pour parler des départs et des déchirements qui recommencent. « Transformer en poèmes les pulsations de mon cœur » : chaque poème est une renaissance, un retour sur soi, une foi renouvelée dans le pouvoir des « mots volcans ». Même au cœur de l’épreuve pandémique, la poésie s’impose comme une évidence quotidienne, à l’image des chants et des applaudissements destinés, hier encore, aux soignant.e.s :

Ces gens par exemple aux fenêtres qui chantent
C’est de la poésie !
Tous ces élans de solidarité, ces gestes de tendresse salutaires
C’est de la poésie !

Tantôt cri retentissant dans la nuit du monde, tantôt manuel de (sur)vie sous l’arbre à poèmes, le recueil d’Oho Bambe porte la voix d’un nous rebelle, résilient, assoiffé de vie et de lumière, résolument tourné vers l’à-venir. Ici, la poésie assume sa quête de beauté et de tendresse, proclame sa manière de transformer la douleur « en douceur / vive, vivifiante ». Il s’agit de saluer l’« âme / nomade » du poète, d’écrire comme on prendrait « la mer ou le maquis », de s’ouvrir aux présences et aux mutations fantastiques que seule la poésie rend possibles : « et grâce à l’écriture, loa de feu je flirte entre les êtres et les dieux, les druides et les djinns, les elfes et les fées ». La barque poétique tangue vers le domaine du rêve et des visions qui libèrent mais le poème reste cet organe indissociable du corps du poète :

Je partirai donc comme je suis venu
L’âme à nu
Et les poèmes devant

Le langage en fête

D’une page à l’autre, l’écriture d’Oho Bambe invente des vocables, détourne des slogans, se joue de la grammaire et de la conjugaison, interroge le rapport aux espaces et aux temporalités. Le programme est de « faire table rase / du futur » et de « rendre grâce / aux bonheurs du passé / sanctifier le présent », surtout par l’intermédiaire du langage. Le recueil déborde de trouvailles linguistiques, accumule les figures de style, enchaîne les éclats sémantiques et prosodiques qui transforment la poésie en un champ illimité de possibles. Derrière l’abondance – par moments excessive – des homonymes et des paronymes, il faut peut-être voir la quête de « l’harmonie suprême », une sorte de vertige poétique qui ne s’interdit aucune fantaisie pour dire ce que peut la poésie.

Il faut donc investir le pouvoir du néologisme, dire sa « mélanfolie douce », savoir « foliesopher » et « poétriper », être toujours prêt à « reprendre la coeurversation ». Certes, les jeux de mots, de qualité inégale, s’enchaînent parfois trop vite et peuvent être lassants : « lâcher prose / relâcher prise » ; « chercher en soi / ses parts de soie » ; « se faire la malle / au lieu de / se faire du mal / filer en étoile ». Mais il faut dire qu’Oho Bambe assume le choix d’« exagérer la fête », de célébrer à chaque page le bonheur d’un langage poétique libre et exalté, donnant à lire à la fois ses accents et ses excès : « ne plus jamais perdre / l’emphase / la vie / le rêve vissé au cœur ». On parvient donc sans difficulté à vaincre sa lassitude ponctuelle pour savourer la mélodie des reprises et des allitérations qui tissent d’autres liens dans la matière du poème : « dans le vague voguer / naviguer vague à l’âme / voguer / naviguer / sur les flots / contre vents et marées ». Le poème débridé est toujours en partance, tutoyant les géographies, traversant les époques, rappelant son énergie et ses rébellions :

Tu auras
Entraîné ta vie
Dans un tango
Frénétique
Brisé les cadres mornes
De toutes les normes.

La poésie d’Oho Bambe est cette danse ardente et lumineuse qui se pratique nécessairement à plusieurs. Le lecteur attentif retrouvera dans La Vie poème des échos d’Aimé Césaire et d’Édouard Glissant mais aussi des références à Apollinaire, René Char, Virginia Woolf, Dany Laferrière ou encore au groupe IAM, autant d’« enseignant(e)s / De l’espérance » que le poète convoque à sa fête. On referme cette Vie poème avec un sentiment d’allégresse et de vitalité, comme une envie de prolonger le souffle de cette poésie alerte et enjouée, toujours prête à dire la liberté et l’hospitalité du verbe. Publié dans l’excellente collection « Poésie » de Mémoire d’encrier, le recueil d’Oho Bambe est un appel à vivre pleinement, ici et maintenant, les luttes et les voluptés de la poésie.

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