Laurentine Milebo est décédée le 17 août 2015 à Paris. Issue du théâtre de rue en République du Congo et connue pour ses rôles dans les films de Jean Odoutan, notamment Barbecue Pejo qui avait contribué à la lancer en 1999, elle marquait d’une forte présence, autant à l’écran que sur scène. Nous avions parlé ensemble devant mon enregistreur à l’époque de Barbecue Pejo et ne l’oublierons pas.
L’écrivain Genette disait que le comique est un tragique vu de dos. Au cinéma, c’est même une condition nécessaire pour éviter la mièvrerie et la bêtise franchouillardes de nombre de films soi-disant drôles : les grands comiques sont ceux qui savent émouvoir et donner une épaisseur humaine à leur personnage. De Keaton à Coluche, les clowns tristes sont les seuls qui survivent à l’épreuve du temps.
Laurentine Milebo était de ceux-là. Elle avait de l’énergie à revendre et une présence à l’écran qui faisait complètement adhérer à son personnage. Son incarnation (tout à fait corporelle) en 1999 d’une mère de famille dans le premier long métrage béninois à sortir sur les écrans, Barbecue Pejo, de Jean Odoutan, ravissait et émouvait à la fois. Ce récit des aventures burlesques d’un paysan pauvre qui essaye de s’en sortir par la débrouille y gagnait la profondeur qui aurait pu lui manquer. Pourtant, il se démenait ce paysan : rêvant de réussite sociale, il rachetait une vieille Peugeot pour en faire un taxi qui ne dépassera pas la place du village. Recyclé en moulin à farine, le moteur lâchera vite. Mais il avait encore plus d’un tour dans son sac
Sa femme n’était pas dupe et le traite de tous les noms : flémard, gagne-petit, ramasse-miettes
Elle sentait bien qu’il lui faudrait se débrouiller par elle-même. Le tragique n’est pas loin, sur la plage où elle allait se vendre non loin d’une vieille barque à esclaves
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« Laurentine et moi, indiquait Jean Odoutan, c’est une longue histoire ! Je l’avais rencontrée dans Black Mic Mac 2, et on a fait 6 ou 7 courts métrages : je commence à mieux la cerner, à savoir ce qu’elle peut faire. Et comme je connais son jeu, j’écris pour elle, et je me bagarre avec elle pour qu’elle soit plus contenue, parce qu’elle est plutôt extravertie. Elle mérite d’être dirigée par des grands ! C’est une femme qui a vécu des choses dures dans sa vie et cela transparaît : elle le sort dans son jeu. »
Effectivement, sa présence à l’écran ne venait pas de rien. Elle avait fait un peu de théâtre et de cinéma en France, mais c’est surtout dans les théâtres de quartier en langue munukutuba à Pointe noire qu’elle a puisé sa force de jeu. « On jouait par exemple dans les églises, disait-elle, des saynètes de la vie courante : petites histoires de quartier, mères frustrées, femmes faisant cocu à leur mari. On m’appelait aussi pour les veillées mortuaires : je racontais des histoires à l’assemblée pour que les pleureuses se reposent, et cela me faisait plaisir de voir les gens rire aux larmes ! »
Tout cela était bénévole et gratuit. Au théâtre, aucun texte n’était écrit, juste des situations : « On nous donnait le rôle de la femme cocue ou de la maîtresse et on nous mettait en situation. Le public nous donnait comme toujours les idées en participant et du courage en applaudissant. »
Une fois arrivée en France, elle fait des ménages, comme bien des femmes africaines
Ensuite, pour vivre lorsqu’elle ne faisait pas de cinéma, elle était garde-malade chez des personnes âgées. Cela n’allait pas sans frustration : « Qui écrit de grands rôles pour la femme africaine ? On est cantonnés à des seconds rôles. La femme de ménage sera noire
Il faudrait que les Africains se réveillent et écrivent, puisque les Blancs ne le font pas ! »
Dans Barbecue Pejo, cette femme se battait pour ses filles, contre les voisins et l’adversité : « Ce rôle est profond et je m’y sens bien. Jean Odoutan me demandait de jouer naturellement, tout simplement d’être moi-même. Je pense que c’est le meilleur que peut faire un comédien. » Car quelle différence faire entre le théâtre et la vie, puisque la vie, c’est du théâtre ! « Je joue comme si c’était une histoire vraie dans ma vie. Je ne fais plus la différence entre la réalité et la fiction. »
Nous n’oublierons pas Laurentine Milebo. Souvenez-vous avec quel naturel et quelle force de conviction elle sortait une tirade à son petit-fils dans Djib de Jean Odoutan :
« Djib, quand tu vas comprendre qu’il faut te prendre en mains, qu’il faut être toi-même, ne pas copier les autres, ne pas suivre bêtement les fils de mal-élevés qui font yoyo dans les rues, je suis rappeur et je nique ta mère ? Quand tu vas comprendre que je ne veux pas que tu finisses comme tes parents, les sans cervelles ? Ils ont voulu faire comme les Blancs, fumer de la ganja, boire de l’alcool frelaté, faire l’amour sur le trottoir devant tout le monde, faire pata poutou pata poutou, viva la vida, crier leur haine plus que le Blanc. Ils sont où aujourd’hui ? ça fait 10 ans que je me traîne derrière la muraille où on ne respecte personne, que je te donne tout ce que je possède ! Dix ans ! Toi, mon petit-fils, je veux faire de toi un patrimoine, un monument, je veux que tu finisses comme un Léopold Sédar Senghor, un Nelson Mandela. Ta place n’est pas dans une cité de banlieue ! »
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