Appréhender la société malienne d’aujourd’hui, son héritage culturel multiethnique autant que son tissu social, revient aussi à mieux cerner une composante de la population urbaine en France. L’enjeu de Mali Kow réside dans sa capacité à substituer aux idées éparses et préconçues du grand public une image d’ensemble de la société malienne dans son évolution. Il est prévu que l’exposition soit présentée à Bamako et le fait d’avoir impliqué la communauté malienne francilienne, dans et autour de l’exposition, devrait permettre aussi au public bamakois de reconsidérer son lien avec la diaspora.
Manthia Diawara est co-commissaire de l’exposition et professeur de Littérature comparée et de Cinéma, directeur des Etudes Africaines et de l’Institut afro-américain de l’Université de New York. Il explicite ici son rapport au Mali, au moment même où paraît son dernier livre, En Quête d’Afrique, chez Présence africaine.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi a consisté votre contribution à l’exposition ?
Elle est d’abord liée à une démarche qui a donné le livre En Quête d’Afrique. Avant de faire ce livre, je dois dire que je n’étais pas satisfait de la production académique qui m’entourait, les grands livres du type de celui de Mudimbé, avec L’Odeur du père, et qui a travaillé sur les sciences sociales, ou avec Anthony Appiah, qui a écrit le livre In my father’s house, ou même avec les Achille Mbembé et les Jean-François Bayard, toutes ces écoles. J’étais censé m’exprimer de la même manière et prouver que, moi aussi, j’ai fait l’école et que je peux maintenant soutenir mes arguments scientifiquement. Je n’étais donc pas du tout satisfait de tout ça. D’un autre côté, je pensais que le récit direct ne pouvait pas faire justice à ce que j’avais envie de dire. Parce que, quoi que j’en dise, j’ai été formé dans la vie académique, les universités, etc.
Je voulais donc vraiment parler d’une Afrique où beaucoup de choses se traversent, se contestent et communiquent mais ne laissent jamais indifférent. Ce qui m’intéressait dans la structure du livre, c’est plein de choses, un peu comme au marché de Bamako, où la personne qui vend des tomates est assise à côté de la personne qui vend des ventilateurs, elle-même à côté d’un autre qui vend une mobylette. Tout est mélangé et paraît très exotique pour celui qui vient d’Europe ou d’Amérique il l’appelle même « marché informel » – mais il y a une structure, une communication entre ces objets, ces vendeurs, ces clients qui viennent acheter. C’est un peu comme ça que j’ai fait ce livre.
Quand Jean-Paul Colleyn, qui est venu travailler avec moi à New York, m’a demandé de participer au projet de Mali Kow, je lui ai répondu que ma motivation tenait dans le fait de travailler sur Bamako, sur la ville, sur ce qu’il se passe aujourd’hui, et donc d’y inclure aussi une contribution des artistes. En fait, avec Jean-Paul, nous ne pouvions pas nous satisfaire d’aller là-bas, prendre les objets du Mali et de les exposer, ça ne nous intéressait pas. C’est donc dans cet esprit que nous avons commencé à travailler ensemble. D’autre part, Jean-Paul et Catherine de Clippel ont travaillé ensemble pendant de nombreuses années, ce sont des associés.
Je voulais donc que les objets du Mali communiquent entre eux. Si l’on se tourne vers le Musée de l’Homme, c’est un Mali qu’on y découvre, qui n’a rien à voir avec le Mali de la ville de Bamako, et qui s’en méfie d’ailleurs. On y met en jeu les questions d’authenticité, d’originalité contre les questions d’aliénation, de changement, de perdition. Quelqu’un comme moi, qui a grandi dans l’Afrique des années 60, qui est vraiment un produit des indépendances africaines, interprète l’aliénation comme une sorte de liberté. Etre aliéné, c’est peut-être bien, Dieu merci. On ne voulait donc pas reproduire quelque chose comme au Musée de l’Homme, et il était nécessaire qu’au-delà de la communication des objets entre eux, on communique aussi avec ce qu’il se passe dans le monde. Quand vous allez à Berlin ou à Munich, à Londres ou ailleurs, il y a une nouvelle manière de voir les choses, dans les installations et l’art conceptuel. Ce n’est pas nouveau mais c’est une manière qui s’est imposée, on ne peut plus figer les choses. Théoriquement aussi, on ne peut plus faire de grands récits linéaires, comme s’il n’y avait rien autour.
Quand j’ai vu que Jean-Paul était ouvert à tout ça, je me suis dit que je pouvais aussi y prêter mon nom. Le gros du travail s’est fait par eux. Moi, je n’ai fait qu’insister sur Bamako et l’émigration. J’étais à ce moment-là invité au Collège de France par Pierre Bourdieu et j’ai passé toute une année en France. Chaque dimanche, j’allais voir mes cousins, les Maliens. On mangeait et on parlait. Je les ai présentés à Catherine et je ne pouvais pas deviner qu’ils allaient trouver leur chemin dans l’expo. Ainsi, tout ce qu’on a fait s’est retrouvé dans l’expo et je suis très content de ça. Cette démarche recoupe en ce sens et mon livre qui vient de paraître et celui que je suis en train de préparer sur l’immigration, l’identité, la citoyenneté et l’appartenance, sur comment vivent ces immigrés à Paris.
Le programme de l’expo associe des interventions nommées « carte blanche » données à des associations et à des artisans. Etes-vous partie prenante là-dedans ?
Moi, je voulais qu’on invite mes cousins et cousines, qu’ils aient un stand à l’entrée de l’expo, comme une petite boutique à Bamako, vendant du sucre ou autre chose. Tout n’a finalement pas pu être maintenu. Je voulais aussi qu’on reproduise l’ambiance des foyers, qu’on fasse de la cuisine, bref quelque chose de vivant. C’est peut-être quelque chose d’exotique mais c’est aussi revaloriser ces pratiques quotidiennes des Africains, dans le cadre d’un musée. J’y tenais beaucoup.
Mali Kow est une exposition itinérante qui va passer par le Muséum d’histoire naturelle de Lyon puis elle va être présentée à Bamako. Comment envisagez-vous sa réception côté malien ?
Il faut revenir sur le côté aliénant, lié aux masques que l’on considère comme la culture authentique malienne, alors que les Maliens, à 95% musulmans, ne se reconnaissent plus dans ces masques-là. Les éditions Présence africaine ont une statue kananga pour logo, les Maliens eux-mêmes récupèrent les Dogons comme étant leurs ancêtres authentiques. Ils en sont fiers, on le voit à travers Hampaté Bâ et autres. Le côté aliénant provient du fait que ces Maliens ont méprisé les Dogons pendant des décennies. Pour eux, ce sont des sauvages, des gens qui n’ont pas accepté Allah. Il y a donc cette complexité.
D’autre part, des villes comme Bamako ou Dakar commencent de plus en plus à remplacer l’Etat-Nation. La ville a besoin de se revaloriser, de se rendre séparée, en commodité recherchée. Il faut absolument faire des musées et monter des expositions. Dans ce sens-là, cette exposition va tout à fait trouver sa place à Bamako. Certaines personnes se demanderont ce qu’il y a d’artistique dans notre vie de tous les jours. D’autres vont voir le Mali pour la première fois, parce que c’est souvent au travers d’une personne extérieure que l’on prend conscience de ce qu’on est. Les Maliens sont comme tout le monde. Ils pensent qu’ils ont la meilleure culture du monde. Mais, tout comme les Ivoiriens ou les Sénégalais, ils ont toujours été mélangés, ils ont toujours échangé avec d’autres cultures. Il n’y a rien d’authentiquement malien. De leur faire voir cette communication, confrontation, ce conflit, cet échange, je pense que ça leur apportera quelque chose.
Pour revenir à cette question de ville, de mondialisation, d’avoir sa place dans le monde, je pense que par sa présence pendant quatre mois à Paris et après à Lyon, beaucoup plus de personnes vont connaître le Mali.
En ce qui concerne le regard sur la diaspora malienne, quel effet avez-vous cherché à produire sur le public français ?
D’abord, les Français ne considèrent jamais ces étrangers comme des Français, ni ne les considèrent comme des gens qui participent à la même vie parisienne qu’eux, qui ont les mêmes différences par-ci par-là. Ils vont les découvrir différemment, comme des hommes avec des rêves, avec des difficultés et avec des ambitions. Ils vont les voir différemment que comme l’homme qui balaye la rue. Je suis professeur aux Etats-Unis. Je peux vous dire que ce n’est pas un cliché. En deux mois, on m’a arrêté deux fois à Paris pour me demander mon passeport. L’exposition va expliquer un petit peu que ces gens viennent de quelque part, que ces gens sont là, quoiqu’on en dise, dans l’histoire et dans le monde.
Et au Mali, ce regard sur la diaspora va expliquer beaucoup de choses. Bien que la diaspora contribue beaucoup à nourrir le Mali, les Maliens considèrent la diaspora comme des gens qui sont exilés et qui ne sont pas pour autant français, qui n’arrivent pas à obtenir leur appartenance à la France. Vous êtes en Europe simplement pour travailler et envoyer de l’argent, et celui qui oublie ça est aliéné et perdu. Ils ne savent pas que ces gens font des enfants ici, ont des familles et tombent amoureux, et s’ancrent ici. Ça, ce sont des choses dont on ne débat pas du tout. L’exposition ne donne pas la réponse mais elle participe à ce débat.
L’histoire se raconte comme ça, avec un passé plus complexe. C’est ce qui m’attire dans la diaspora. Mon début de compréhension, c’est les Etats-Unis. Il y a des Américains noirs qui pensent qu’ils sont africains, il y en a d’autres qui pensent qu’ils n’ont rien à voir avec l’Afrique. Ce débat qui se manifeste d’un côté ou d’un autre est un débat très intéressant pour moi. J’ai envie de confronter la jeunesse française à ce débat. Je sais que c’est très difficile
à cause, ici, de la politique de l’universalisme, de liberté, d’égalité, de l’individu comme modèle idéal de l’homme !
La France a refusé de discuter de certains problèmes qui sont réels et qui sont discutés de manière presque grotesque, mais plus saine, aux Etats-Unis.
Ici, on s’y refuse complètement, parce que l’on a raison, mais cette raison est aveugle à tout ce qui peut arriver. On a raison parce que c’est vrai que c’est l’individu qui est important, mais on a tort parce que l’individu, c’est l’idéal. Avant de parvenir à la construction de l’individu, il y a tellement de choses. J’ai donc envie de créer ou de participer à ce débat en France. Mais beaucoup de gens, même Bourdieu, me diront que je suis à côté du débat. Parce qu’en France, ce n’est pas possible d’amener les gens à discuter de cela. C’est incroyable. Ils le savent, ils savent que la police pratique le « racial profiling », délit de faciès. On le sait mais personne ne veut même l’imaginer, parce que ça voudrait contredire tout ce que l’on a de bien dans ce pays, qui a inventé la liberté, l’égalité et ainsi de suite. Donc, j’aimerai bien être le récalcitrant, le mauvais garçon, dans ce jeu-là. Ça, c’est un de mes rêves, mais je sais que je ne maîtrise pas la culture, la société. C’est bien, parce que j’apporterai comme ça un regard peut-être maladroit, parce qu’extérieur, mais plus intéressant.
Vous êtes-vous particulièrement senti limité par ce contexte français très différent de l’américain dans votre intervention pour l’exposition ?
Ma première limitation, c’était le temps, pour concrétiser ce projet de travailler ensemble, avec de bons amis. Ensuite, je suis une personne très limitée parce que, lorsque je vais au Mali, je ne le connais plus très bien. Je ne vis pas là-bas et m’y ennuie après une semaine. Ils veulent que je construise une maison là-bas, pour mes enfants, pour préparer le futur, mais ce n’est pas comme ça que l’on se voit, ni moi, ni mes enfants. Quand je viens en France, les choses que j’aime sont dépassées, c’est le quartier latin des années 60. C’est « ringard », comme on dit. C’est vrai que je suis une personne très limitée. Mais la culture m’interpelle. Et cette manière dont la culture m’interpelle me rend vraiment inadéquat, parce que je ne comprends pas ce qu’il se passe. Dans ce sens, vous avez vraiment raison, je suis vraiment très limité. Je le suis aussi aux Etats-Unis mais pas de cette manière. Je suis, ici, vraiment limité parce qu’il y a des choses dans lesquelles je ne m’identifie pas, mis à part le fait que je ne vis pas ici et que je ne lis pas le journal de tous les jours.
J’ai pu relever cet écart d’approches françaises et américaines, en terme de thématiques d’expositions, à l’occasion de l’exposition The Short Century, visitée à Berlin. Vous y participiez d’ailleurs
J’ai écrit pour cette exposition et j’y ai contribué en montrant une vidéo. Okwui Enwezor et moi avons longtemps collaboré et nous collaborons toujours ensemble, par exemple sur la Dokumenta. Nous sommes amis. Mais ce qui est important et qui peut déranger aujourd’hui un pays comme la France ou l’Amérique, c’est de dire que, pour de bonnes raisons, on a refusé les politiques identitaires. Nous, nous sommes les grands démons de l’Amérique parce que nous croyons aux quotas, etc. Mais les gens n’analysent pas bien et je pense qu’il fallait un Okwui, qui a fait les grandes écoles et qui est qualifié pour faire ça.
On n’a jamais eu le temps de raconter notre histoire dans la modernité, on nous a toujours considérés comme des Africains ou des Non-occidentaux alors que, moi, je ne connais pas d’autre culture.
Au Mali, ma culture, c’était Sartre, c’était Fanon, c’était James Brown et Angela Davis. On me dit qu’il y a l’occidentale, et que moi, je suis un Non-occidental. Cette séparation est confortée par l’histoire. On me rend complètement invisible. Et quand je me plains, c’est soi-disant parce que je veux toujours parler d’identité, de spécificité et ainsi de suite !
Okwui a participé à une exposition qui s’appelle Africa 95, en 1995, qui s’était d’abord tenue à Londres au World Museum et où n’était pas montré du moderne mais que des masques, etc. Quand l’expo est arrivée aux Etats-Unis, de nombreuses voix se sont élevées : « mais ça ne va pas ! Où sont les Noirs ? On ne leur laisse pas de place ! Qu’est-ce qu’ils en ont fait ? » C’est alors qu’ils se sont tournés vers les Okwui, à qui ils ont fait une place spéciale au sein de cette exposition de masques, de cette Afrique prisée. Ceux-ci y ont fait une exposition des photographies de Malick Sidibé et d’autres artistes déjà connus, qu’ils ont tous rassemblés. Au cours de cette exposition, tous les Noirs, tous les Indiens qui sont venus la visiter étaient là pour voir cette Afrique moderne. Parce que c’est leur histoire aussi, en Inde, en Asie, à Hongkong, ils se sont tous reconnus dans ça. Ils ont peut-être trouvé les masques curieux, exotiques ou intéressants, mais jamais ils ne s’y sont identifiés.
Okwui a pour l’occasion fait un discours dans ce sens, et plus tard, il a eu carte blanche pour faire The Short Century. Mais il en a trop mis, hein, c’est gigantesque. C’est qu’on a faim, et que les gens nous disent de nous taire ! Il a eu cette occasion de montrer quelque chose qui est de qualité et il fallait quelqu’un comme lui pour le faire.
S’il y a un reproche qu’on peut faire à Mali Kow, c’est que les parties consacrées à Bamako et à la diaspora sont toutes petites. Après, on n’a fait que répéter la même chose que les autres, les Dogons, les Bambaras
Je pense que c’est maintenant dans la direction de la jeunesse qu’il faut se tourner. Cette jeunesse se dit d’abord que la qualité est primordiale il ne faut pas faire de mauvais travail et qu’ensuite, c’est leur Histoire qui leur importe. Ils sont d’accord avec le principe de l’universalisme, mais ils veulent jouer un rôle dans sa définition. Ils veulent aussi ramener à la lumière tous les gens qui ont participé mais dont on n’a pas pris en compte la participation. Quand on regarde l’Histoire de France et tous ces Noirs et Métis qui ont contribué à faire cette Histoire, on est forcé de se dire qu’on ne les voit nulle part, qu’on ne les étudie pas dans les lycées.
Avec Okwui, on ne peut pas ignorer ça. Ce qui est intéressant dans le monde de l’art et qui, peut-être, a fait du mal à la France, c’est que l’on aime les gens qui ne dérangent pas. Par exemple, la Revue Noire, c’est une revue très belle, avec de très belles photos, mais il y a tellement de fautes. A chaque fois qu’ils écrivaient un article en anglais, c’était plein de fautes et trop court. On ne parlait que photo et ça ne dérangeait personne. Il n’y avait pas de pensée derrière et c’est comme ça que l’on aime les choses en France. Mais maintenant, les gens sont impatients, ils veulent que l’on fasse beaucoup plus que de démontrer qu’on est indiqué, qu’on a été dans les universités, qu’on est joli, qu’ont est acceptable
Deux pratiques concernant la communauté malienne sont souvent dénoncées dans les médias et peuvent être considérées comme des sujets sensibles : la polygamie et l’excision. Avez-vous abordé ces questions dans l’exposition ? Pouvait-elle donner quelques éclaircissements ou points de vue à ce sujet ?
Dans la section consacrée à la diaspora et à l’immigration, on a surtout abordé les problèmes que les jeunes rencontrent dans leurs propres familles, en France. Mais ce sont deux véritables problèmes. Nous, dans l’exposition, nous n’avons pas véritablement abordé ces choses parce que nous étions influencés par l’idée de montrer qu’il y a un autre Mali, avec une autre Histoire. Mais je crois tout de même que l’on aurait dû mentionner ces choses-là parce que c’est très important.
Je parle du problème de la polygamie dans le livre que j’écris actuellement sur l’immigration. Il convient de revenir sur la circulaire Pasqua de 1993. Dans cette circulaire, pour réduire l’immigration des étrangers en France, y compris les Maliens, il est fait état de « la constitution de menace à l’ordre public ». Celle-ci peut se définir de plusieurs manières. Il faut observer le comportement personnel de l’individu pour essayer d’analyser si l’individu crée une menace à l’ordre. Cela se fait donc au cas par cas. Dans cette circulaire, il est aussi fait état d’autre chose. Avant, en France, on disait que les Africains avaient leur culture et qu’il fallait leur donner leur espace culturel. Il y avait donc beaucoup de polygames. On ne les contestait jamais. A cette époque, je trouvais ça très vicieux : pourquoi permettre aux Africains d’être polygames en France ? Mitterrand, par exemple, disait qu’il fallait construire les foyers pour répondre au besoin de l’espace des Africains. Et tous mes compatriotes ne se posaient pas de question : ils faisaient venir une femme, deux femmes, trois femmes. Ils faisaient des enfants et ensuite ils touchaient les allocations familiales. La polygamie était illégale en France, mais ils touchaient les allocations familiales. J’étais contre ça.
Maintenant, depuis la circulaire Pasqua, il convient donc de s’assurer en premier lieu que l’individu ne constitue pas une menace à l’ordre public. Il convient de rendre très difficile l’obtention des certificats de résidence. Et troisièmement, si on regarde dans votre état et que l’on trouve que vous êtes polygame, on peut vous retirer la carte de séjour. Il y a donc eu une époque où l’on vous donnait la carte mais, maintenant, si vous êtes polygame, on vous dit que vous avez obtenu cette carte frauduleusement et on vous la retire. Depuis 1993, à cause d’une crise qu’ils n’ont pas créée est-ce que la population africaine tient l’emploi en France ? – cette mesure revient à dire que ces immigrés sont indésirables !
Je pense que les problèmes liés à l’excision rentrent dans ce même contexte. La circulaire a eu comme effet d’enlever tous les pouvoirs des mains de la Commission de l’immigration et le préfet a maintenant tous les droits de décision. Le seul Malien qui puisse émigrer encore en France, c’est le Malien illégal, celui qui n’a rien du tout et n’a rien à perdre. Il va se tuer pour venir. Le Malien normal ou qualifié, tel que docteur ou informaticien, qui veut changer sa vie par l’émigration, ne peut plus obtenir de visa à l’Ambassade de France. En Allemagne, par contre, ils ne veulent que les gens qui ont une formation. En France, en revanche, ils ne veulent que les balayeurs ou les gens qui nettoient leurs bureaux. Si tu es malin, on ne veut pas de toi
Dans mon livre, c’est comme ça que j’explique les choses. C’est une manière de harceler et de rendre impossible l’immigration en France. Moi qui suis professeur, avec un salaire mensuel en dollars conséquent, j’ai eu tellement de problèmes pour obtenir ma carte de résident temporaire. J’ai fait exprès de ne pas utiliser ma nationalité américaine et j’ai tout fait avec mon passeport malien pour voir et pour pouvoir décrire le processus. Dans les couloirs des administrations, c’est la ségrégation raciale : les Noirs d’un seul côté et les Européens de l’autre. Le jour où j’y suis allé, tout le monde était noir, malien, et le nom commençait par « Dia »: Diabaté, Diakité Diallo, Diarra
C’est quand même contraire à la France de l’universalisme ! J’étais là, assis comme tout le monde, et j’ai offensé un jeune qui était Diawara. Parce qu’il était Diawara, qu’il était jeune, à peu près de l’âge de mon fils, j’ai eu envie de lui parler. Et ce jeune qui a grandi ici, en France, il m’a regardé et il était en colère parce que j’ai essayé de lui parler ! J’ai compris que j’étais comme les gens de la cité, que je ne voulais pas lui reconnaître son individualisme, que je voulais qu’il soit Diawara comme moi. Et lui, il ne voulait rien savoir ! Ce sont ces mécanismes-là qui m’intéressent.
Une autre dimension dans ce regard simultané sur le Mali et l’émigration est celle du retour, volontaire ou subi. L’avez-vous déjà traité ?
C’est un sujet que j’ai abordé dans l’écriture de mes ouvrages et auquel on a pensé par rapport à cette exposition. La notion de retour avec la France est très intéressante, alors que c’est différent en Amérique. Ici, les gens ne se sont jamais véritablement posés la question sur l’impossibilité du retour. Ils viennent ici, ils travaillent et ils envoient de l’argent, ils travaillent et on leur envoie une femme, ils travaillent encore et après ils s’en retournent. Un jour, ils vont prendre leur retraite anticipée et ils rentreront avec deux ou trois millions de francs CFA. Ils travaillent donc toujours dans l’esprit du retour. Mais ils ne prêtent pas attention aux difficultés du retour. Moi, je pense qu’on ne peut jamais s’en retourner, une fois qu’on a quitté un endroit, à moins qu’il soit resté le même. Le voyageur pense à son point de départ comme un endroit qui n’a jamais changé.
J’ai écrit sur les Noirs Américains que, pour eux, l’Afrique, c’est vraiment comme ce stade où la mère arrête d’allaiter l’enfant. C’est un peu comme ça qu’ils la voient. Cette séparation les a marqués parce que l’enfant se sent rejeté, l’enfant se sent tout seul. Ils veulent toujours retourner à l’Afrique comme à cette mère, dont il pourrait encore reprendre le lait, comme s’il n’y avait pas eu de coupure. Mes enfants, ma fille qui va à l’école, commencent à penser à l’Afrique comme ça, parce que c’est ce rapport à l’Eden, l’authenticité et l’originalité qui est toujours en vigueur.
Mais on ne peut pas retourner comme ça et se reconnecter comme si rien n’avait jamais changé. Les Juifs ne peuvent pas s’en retourner comme ça. Les Africains non plus. Ce que les gens font d’une manière très difficile, en général, c’est de retourner et de créer un nouveau rapport à l’Afrique, qu’ils appellent l’Afrique authentique. Mais ils rentrent en fait avec une mentalité qui a changé, qui s’est cultivée en France et les gens les considèrent de toute façon comme des Français. Deux ans d’absence suffisent. En général, les gens négocient ce retour péniblement.
En ce qui me concerne, j’ai renoncé au discours de retour. Quand je retourne au Mali, je vais au Hogon écouter Toumani Diabaté, je vais à l’Akwaba, je vois mes amis, je vais au grain. Après une semaine, je me fatigue et j’ai envie de quitter. Je ne peux pas boire un verre de vin rouge. Les gens me demandent : »mais pourquoi tu ne t’habilles pas bien ? » Parce que pour eux, je m’habille mal alors que je suis ce grand professeur des Etats-Unis, alors je devrais mettre des boubous et faire comme Cheick Diarra. Un griot m’a dit : « Mais tu n’as pas d’autres habits que ça ? » Il m’a dit ça de manière très pathétique. Et si je ne fais pas ça, je leur fais honte. Ils veulent que je fasse ma rentrée comme ça, que j’aille à la télévision et que je fasse voir à tout le monde que je suis retourné au Mali. Mais c’est contraire à ma nature. Je n’ai plus cette lutte à mener. Cheik Diarra a besoin de cette reconnaissance, moi, je suis reconnu aux Etats-Unis, alors je me dis que ça finira bien par venir ici
J’ai renoncé au retour, même si j’aime beaucoup ces trois pays, Mali, Guinée et Sénégal, et que je me vois bien en train d’y acheter un appartement, comme je pourrais le faire à Paris. C’est aussi un discours que j’aimerais créer en France parmi les jeunes. Je pense que ça doit leur permettre de mieux préparer leur place en France, de lutter en France comme des Français. Tant que leurs parents pensent au retour, eux aussi se sentent appelés. Ils se disent que, s’ils ne pensent pas à ça, c’est qu’ils ne sont pas normaux. Alors que c’est tout le contraire ! Je sais que c’est une application grotesque de l’Amérique, mais j’ai vraiment envie de voir ça, ici, avec les jeunes issus de l’immigration. C’est aussi comme ça qu’ils vont le plus aider l’Afrique, en l’incluant dans beaucoup de choses que les Français font. En faisant évoluer les choses, ils rendront peut-être aussi le retour à l’Afrique plus facile. C’est comme ça que je vois le retour. Certaines personnes ont évacué ce sentiment de retour, comme ces gens qui ont remplacé ça par du mépris, j’ai aussi voulu éviter ça. Mais l’Afrique a quand même besoin de ces gens-là, tout comme l’Afrique a besoin de tout le monde, noir ou blanc. Ni le retour, ni le rejet ne résout mon problème à moi.
Dans la partie de l’exposition consacrée à la « bamanaya », au secret dans les sociétés traditionnelles maliennes, nous rencontrons, face aux vitrines d’objets anciens, des uvres d’art contemporain, comme celle d’Abdoulaye Konaté (« Hommage aux chasseurs du Mandé ») ou d’Amahiguere Dolo (sculpture sur bois). Ce contexte n’est pas anodin pour des uvres contemporaines. Pouvez-vous éclairer le lien qu’il peut y avoir entre ces uvres d’art et la tradition du secret ?
Ce lien est dangereux parce qu’il peut être mal interprété. Ce qu’on a voulu y faire, c’est de démontrer qu’en Amérique surtout, mais en France aussi, les Africains ont du mal à accepter Picasso. Il a volé l’art africain. Même quand ils veulent montrer qu’ils sont artistes aussi, ils se réfèrent à Picasso. Quand je dis Picasso, je veux dire aussi le modernisme, Braque et tous ces gens-là. Ils veulent toujours démontrer que l’art de Picasso est sorti des statues africaines. Ils se plaignent, mais c’est en même temps leur manière de montrer qu’ils sont intelligents, que c’est hypocrite, que c’est difficile. C’est dû à un contexte aussi, à une formation qui favorise un discours d’oppositions fantaisistes : tu es marxiste / je suis bourgeois ; je suis africain / tu es blanc
Ces oppositions fantaisistes ne sont là que pour bénéficier à l’individu qui créé l’opposition mais ne bénéficient pas du tout à la population. Les faux afro-centristes, les faux communistes, les faux africains. Picasso a fait une bonne chose et, toi aussi, tu peux faire une bonne chose.
A supposer que Picasso ait volé son cubisme, ses « Demoiselles d’Avignon » aux Africains, au lieu de pleurer ou de toujours en revenir à cette discussion, toi aussi, tu voles quelque chose de Picasso !
Je vois l’art comme ça. C’est un peu comme une compétition, tu fais ton travail et s’il y a des choses intéressantes, tu en prends. C’est ce que je fais : j’essaye de les imposer à mon travail et de créer une nouvelle signification. Tu peux prendre ta source quelque part et transformer. Cette transformation, c’est ton originalité à toi. C’est ce qu’Abdoulaye Konaté veut faire. Le risque de l’avoir mis dans le même endroit que les objets traditionnels, c’est que les gens y voient une continuité sans coupure. C’est tout aussi vrai pour Amahiguere, qui est tout aussi influencé par Giacometti. Si on écoute son discours, il n’est pas censé faire de la sculpture. Dans sa culture, la sculpture est censée être une affaire d’esclave ! Mais il le fait, comme Salif Keïta chante. C’est déjà une révolution contre la tradition dogon. Donc, si on tombe dans le piège de montrer une continuité sans coupure, sans rupture, on a échoué. C’est à vous de nous le dire. Les gens peuvent penser qu’il s’agit du même primitivisme, sans savoir que le primitivisme lui-même est un concept du modernisme et de la modernité. A l’origine, les gens se réclamaient du primitivisme pour être considérés comme des modernes. Sans connaître ces nuances, on est perdu.
Quels sont vos projets en cours ou à venir ?
J’ai eu un financement de la Fondation Andy Warhol pour faire un film sur la ville. On est donc allé à Bamako. On veut montrer que la ville a remplacé l’Etat-Nation dans la mondialisation. Maintenant le Mali ne se vend plus comme le Mali, mais c’est Bamako qui vend le Mali, avec la biennale de la photo, par exemple. Il faut aller chez Aminata, au Santoro, coûte que coûte. Il faut visiter Malick Sidibé, il faut aller dans les boites de nuit, il faut aller au marché de Bamako. Donc Bamako commence à s’étendre, et tout le monde veut publier un Géo. C’est par Bamako que l’on veut montrer que le Mali est démocratique, alors qu’il ne faut pas aller dans les villages, parce que là, ce n’est pas vraiment la même chose.
Cette façon dont la ville évolue m’intéresse beaucoup et j’ai rassemblé beaucoup de gens autour de moi, dont Okwui, pour faire des films sur les villes et les capitales africaines dans la mondialisation. Il y a aussi ce livre que j’écris actuellement sur l’immigration à Paris et aux Etats-Unis.
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