S’ils restent encore marginaux, les réalisateurs et acteurs afro-brésiliens continuent de marquer le cinéma brésilien et témoignent d’un monde à part. Derniers rebondissements.
En un peu plus d’un siècle de 7ème art, la plupart des films produits l’ont été par un élite intellectuelle et politique. Le Brésil ne fait pas exception et comme, en dehors de cas exceptionnels, les Afro-brésiliens n’appartiennent pas à cette élite, on peut compter sur les doigts le nombre de cinéastes afro-brésiliens. La première trace de film brésilien autre qu’une simple image documentaire du paysage est A Dança de Um Bahiano (1901) d’Alfonso Segreto, connu pour avoir été le premier à apporter une caméra Pathé au Brésil. Le film est à bien des égards typique de la participation afro-brésilienne et amérindienne au cinéma brésilien : un homme blanc plutôt intellectuel observe un non-blanc plutôt physique dans le plein exercice de sa culture et de son art. Ce schéma se retrouve répété sempiternellement dans la société brésilienne de la naissance du pays avec les colons portugais à aujourd’hui (où une petite élite blanche s’approprie le bénéfice du travail d’un vaste prolétariat de descendance africaine et amérindienne) en passant par tout le labeur des mineurs, cultivateurs, coupeurs de canne et maçons africains. Bien sûr, en tant qu’industrie, le cinéma se fait dans le moule de la société et si les interprètes étaient blancs, bon nombre de menuisiers, électriciens, machinistes, costumiers, cuisiniers etc étaient noirs.
Lorsque Nelson Pereira dos Santos fit Rio, 40 degrés (1955), le premier film brésilien à s’aventurer dans les favelas, ce fut avec la désapprobation des censeurs de l’époque. Imperturbable, il réalisa Rio, zone nord (1957), révélant le talent extrême de Grande Otelo pour transmettre ce que ressentent les oppressés en interprétant un compositeur de samba toujours optimiste qui essaye de prouver ses capacités à une classe moyenne cynique et opportuniste. C’est la grande époque du Cinema Novo, lorsque la lutte des Brésiliens noirs et, dans une moindre mesure, des Indiens contre l’oppression devient une métaphore de la lutte de la gauche brésilienne pour la liberté politique et de pensée. Ce fut le début d’une période où les acteurs afro-brésiliens eurent des rôles correspondant à leur talent. En plus de Grande Otelo, Ruth de Souza, Léa Garcia, Luiza Maranhão, Antonio Pitanga et plus tard Zézé Motta et Milton Gonçalves apportèrent la beauté noire et leur vitalité au monde blanc du cinéma brésilien. Certains réalisateurs issus du Cinema novo continuèrent à offrirent de grands rôles aux acteurs afro-brésiliens.
Deux films produits dans la vague récente de sagas historiques portent sur des personnalités du monde noir. Cruz e Souza Poeta do Desterro (Silvio Back, 2000) est la biographie de Cruz e Souza, poète noir du même nom né au sud du Brésil au début du siècle. Il est considéré comme l’un des meilleurs poètes de son temps mais vécut dans une grande pauvreté des suites de l’idéologie raciste qui suivit l’esclavage. Il mourut tragiquement tôt de tuberculose. Un autre film, Aleijadinho, porte sur ce sculpteur métis, fils d’une esclave, qui fut le génie suprême du baroque brésilien. Son nom signifie « le petit boiteux » car il était victime d’une maladie de dégénérescence. Ruth de Souza y interprète la belle fille de l’artiste qui raconte son histoire.
A l’aube du 21ème siècle, l’incroyable contraste entre la technologie des métropoles comme Rio ou São Paulo et l’extrême dépravation visible non seulement dans le Nordeste mais aussi dans les favelas et bidonvilles des métropoles elles-mêmes fait que la réalité dépasse la fiction. En août dernier, tout le pays a été témoin en direct à la télévision de l’attaque d’un bus de Rio près du jardin botanique. Un jeune homme noir tenait les passagers en otage alors que la police, la télévision et les curieux entouraient le bus. Après des heures de négociation, il fut finalement persuadé de quitter le bus avec une jeune otage. La police les faucha d’une rafale de mitraillette, tuant l’otage mais pas « le criminel ». On apprit plus tard qu’il s’agissait d’un des survivants du massacre de la Candelaria où un groupe d’enfants des rues avaient été exécutés alors qu’ils dormaient devant une église du centre-ville. Une histoire vraie qui dépasse celle d’un des rares succès internationaux récents du cinéma brésilien : Pixote (Hector Babenco, 1980). Fernando, qui interprétait l’enfant des rues héros du film fut lui-même exécuté par la police de São Paulo dix ans plus tard. N’ayant pu être un acteur professionnel, il s’était criminalisé, mais, si l’on en croit sa femme âgée de 20 ans, essayait de retourner au droit chemin et écrivait ses mémoires quand il fut tué. L’enquête prouva qu’il avait été exécuté d’en haut alors qu’il était accroupi dans un coin. Le destin tragique de Fernando fit l’objet d’un autre film : Qui a tué Pixote ? (José Joffily, 1996).
Ce poids de la réalité a conduit certains réalisateurs au documentaire comme Rap do Pequeno Principe (Le Rap de Pequeno Principe, Paulo Caldas, 2000), sur deux jeunes Noirs dans le vaste complexe des favelas qui entourent Recife, capitale du Pernambuco dans le Nordeste. L’un est un musicien essayant de se débrouiller en périphérie de la ville alors que l’autre est en prison, accusé de 22 meurtres car il s’était donné pour mission de nettoyer le quartier des âmes mauvaises. Comme le dit sa mère, tout le monde l’aime bien, bien qu’elle soit désolée pour les mères de ses victimes. D’importantes pétitions ont été signées pour qu’il soit relâché, même s’il en a pris pour 99 ans. Avec sa franchise désarmante et son air de gamin pour expliquer la profession de justiceiro qu’il s’est choisi, l’assassin juvénil semble plus à l’aise que le musicien tendu dont le dos porte de noirs tatouages de Martin Luther King, Malcolm X et Che Guevara. Parmi les scènes les plus marquantes du film, l’une est la queue massive des femmes et des enfants aux portes de la prison attendant sous le soleil de pouvoir entrer pour leur visite du dimanche, l’autre est une vue aérienne de Recife montrant l’étendue des favelas sur les collines entourant la petite zone d’appartements et d’immeubles de bureaux. Le rap de la bande son donne le ton au film, insistant sur la fracture totale séparant un monde sauvage du modèle de sécurité et d’opulence de la classe moyenne offert par la télévision.
En 1999, Carlos Diegues a proposé une fiction sur ce monde avec Orfeu, tiré de la même pièce qui avait inspiré Orfeu negro de Marcel Camus (1958). L’Orphée de Diegues compose ses sambas sur un ordinateur portable tandis que son Euridice est une émigrée du Nordeste. Il la perd en s’opposant au caïd de la drogue de la favela. Les critiques ont rejeté le « populisme » de Diegues et le jeu des acteurs principaux, le chanteur de reggae Tony Garrido et la Nordestienne Patricia França. Les producteurs, en revanche, organisèrent des séances en plein air sur des écrans géants dans les favelas de Vigárop Geral, Vidigal et Mangueira en présence des acteurs et de l’équipe. Le succès fut immense. Pour beaucoup, c’était la première fois qu’ils voyaient un film sur grand écran. Alors que l’audience d’un soap populaire à la télévision peut atteindre des centaines de milliers de spectateurs, aller au cinéma est réservé à la classe moyenne. La télévision brésilienne commence juste à établir des ponts avec le cinéma brésilien, la plupart des films diffusés étant des séries B américaines selon un dumping général sur la planète. Le grand public ne va dans les salles que sous l’effet d’un matraquage médiatique, comme pour Titanic. Il n’est pas étonnant que la classe ouvrière, dont la plupart des Afro-brésiliens font partie, soit à peine au courant de l’existence d’un cinéma brésilien. L’expérience d’Orfeu a cependant montré qu’il a un public potentiel.
Les télévisions communautaires, qu’elles utilisent de grands écrans avec un projecteur montrant des programmes en plein air comme TV Olho à Recife, TV Machambomba dans les banlieues de Rio ou TV Tagarela à Rocinha, la plus grande favela de Rio, ou bien qu’elle diffusent sur un circuit court à petite distance comme dans la favela de Santa Marta ont montré à une nouvelle génération qu’il est possible de créer ses propres programmes, réaliser ses propres films, même en simple vidéo. La production est précaire mais le festival international du film de Rio 2000 comportait une section appelée « Génération future » montrant diverses émissions et courts métrages réalisés par des adolescents, notamment un groupe nommé Nós do Morro (Nous de la colline) de la favela Vidigal de Rio qui a produit une fiction de 40 minutes en super 16 mm appelé Une façon brésilienne de devenir Portugais. Les activités de Nós do Morro ont commencé par le théâtre et nombre de personnages secondaires du film sont joués par des membres du groupe que l’on retrouve aussi dans Orfeu et dans les films d’un jeune cinéaste de Rio, Rosane Schwartsmann (Comment être célibataire à Rio, 1997), un des principaux créateurs de l’école de cinéma de la favela.
Jefferson De, un jeune réalisateur noir de São Paulo, a trouvé une certaine notoriété en énonçant Dogma Feijoada, sa propre version du Dogma 95 des préceptes pour le cinéma afro-brésilien :
1. Le film doit être réalisé par un cinéaste afro-brésilien.
2. Les protagonistes doivent être noirs.
3. Le thème du film doit être lié à la culture afro-brésilienne.
4. La production du film doit être économiquement viable.
5. Les personnages stéréotypés ne sont pas admis, qu’ils soient blancs ou noirs.
6. Les super-héros et les bandits doivent être évités.
7. Le script doit cadrer avec la vie des Afro-brésiliens ordinaires.
Jefferson a produit plusieurs vidéos et, dans le cadre de son école de cinéma, un court de trois minutes, Genèse 66. Il travaille maintenant à un court de 20 mn grâce à une aide du gouvernement de São Paulo et a écrit un scénario de long métrage qui attend les investisseurs.
Nós do Morro a d’autres scripts de prêt et une école de cinéma dans la favela avec les anciens membres du groupe qui y enseignent au même titre que des cinéastes professionnels. Les récentes avancées technologiques comme les caméras numériques de petit format et les logiciels de montage bon marché comme Final-cut pro ou Première permettent maintenant de créer des images de cinéma de qualité avec un faible budget. Il sera intéressant de voir ce que la nouvelle génération en fera.
Vicky Santos Birkbek avait accompagné les cinéastes afro-brésiliens en 1999 aux festivals de Milan, Black Movie de Genève et Racines noires de Paris lors d’une programmation rétrospective de cette cinématographie. Elle avait coordonné un catalogue commun groupant d’intéressants articles.///Article N° : 1678