Les Suspects est une adaptation par Mahmoud Ben Mahmoud et Kamal Dehane de Les Vigiles, roman de Tahar Djaout, dont l’assassinat par les intégristes le 26 mai 1993 avait plongé l’Algérie dans le deuil. Ce changement sémantique n’est pas neutre : une dimension psychiatrique est ajoutée ici pour traiter des traces tant de l’héritage colonial que de la lutte de libération. Ces vieux combattants ont une vieillesse difficile : de vieux démons les travaillent, dont on sent bien qu’ils ont quelque chose à voir avec les blocages actuels de la société algérienne.
Mais ils préfèrent taire leurs cauchemars. Pourtant, dit M. Ziadia, « lorsque je ferme les yeux, le piège se referme sur moi ». Samia, la jeune doctoresse revenue au pays, l’écoute. Elle veut l’enregistrer pour utiliser son témoignage pour son manuscrit Algérie, mémoires blessées : on lui reproche d’ « apprendre la coiffure sur les cheveux des orphelins ». En fait, elle ne se heurte pas seulement à la difficulté d’un travail de mémoire mais à l’opposition systématique des intégristes comme de la Sûreté, tant les révélations qu’elle veut dévoiler peuvent mettre du monde en danger. Plus encore, l’intégrisme offre à certains anciens du maquis ce supplément d’ordre auquel ils aspirent et l’on s’achemine vers une société où chacun contrôle les murs de tous.
C’est là tout l’intérêt de cette réflexion sur la continuité de l’intégration de la violence et de l’intolérance dans et après le combat pour l’indépendance et la difficulté de tourner la page une réflexion qui rejoint le débat à l’occasion de la nouvelle sortie du film de Pontecorvo La Bataille d’Alger. Samia retrouve dans sa relation amoureuse avec l’inventeur Mahfoud les mêmes contingences et les mêmes limites : « Tu ne m’as jamais demandé comment j’allais ». Et lorsqu’elle lui dit qu’elle aimerait avoir du plaisir avec lui, il lui répond qu’en arabe, il trouve ça obscène. Le fossé se creuse tant dans la relation que dans la société entre deux visions du monde et du désir.
Il est cependant dommage que tout doit être dit par les dialogues et si peu par l’image : une pesanteur s’installe, que ne mérite pas cette vision d’un intégrisme comme mal sournois qui fait peu à peu son travail. Il est vrai qu’il n’est pas simple de faire sentir combien le compromis a pu bouffer l’âme de ce pays. C’est ce que cherche à faire Les Suspects, sur une société où la vigilance a peu à peu fait place à la suspicion.
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