A l’heure où fleurissent en Afrique nombre de téléfilms approximatifs et de séries mal fagotées, un des plus grands réalisateurs africains apporte une magistrale démonstration de la qualité que peut atteindre ce genre de produits audiovisuels si l’on veut bien y insuffler davantage de cinéma. Projet de série télé au départ, puis de téléfilm, Min yé
puise en effet dans les codes du genre : histoires de tromperies et de jalousies, personnages stéréotypés hauts en couleurs, scénario à rebondissements. Le désir est le moteur de l’action, mais c’est chez Cissé le prétexte à une peinture sans concession et particulièrement caustique de la bourgeoisie bamakoise, de ses permanentes tromperies, sa grossière futilité et de son mépris pour le bas-peuple. Car contrairement au genre, l’identification n’est pas possible et une distance est ainsi maintenue qui favorise l’esprit critique : les personnages de Min yé sont pathétiques voire antipathiques ; ils n’arrivent jamais à leurs fins, se mentent en tous sens, développent des stratagèmes de duperie et sont plutôt agaçants. Mais ils ont une épaisseur humaine qui autorise une réflexion. Mimi (interprétée par la présentatrice de télévision Sokona Gakou) est la deuxième épouse d’Issa Karissi, un cinéaste en vue (joué par le réalisateur Assane Kouyaté). Elle est coléreuse et suffisante mais c’est aussi une femme qui cherche un véritable amour et le trouve dans les bras de son amant Aba, lui-même marié et père de famille. Issa est un indécis chronique, sans autorité et incapable de gérer la polygamie qu’il a mise en place. La liberté que développe Mimi l’insupporte, mais le déstabilise : il sent bien qu’elle retraduit les évolutions des murs et de la société. Plus Mimi s’émancipe, plus il est aussi seul qu’un oiseau sur un mur, et cela malgré la polygamie. Il est l’archétype d’une société en train de changer, que le patriarcat ne pourra régir comme auparavant.
C’est ce changement en cours que Min yé encourage et est en cela au fait de la modernité : le mensonge se généralise et l’on sent bien que ce qui se passe au sein des couples est au diapason de leur environnement, mais l’enjeu est aussi pour les femmes leur autonomie et leur individuation, qui ne pourra que faire bouger la société.
Le film baigne dans les blues maliens d’Ali Farka Touré et les chansons nostalgiques d’Oumou Sangaré ou de Rokia Traoré, mais aussi Vieux Farka Touré, David Reyes, Bassekou Kouyaté, les frères Cissé ou l’Ensemble instrumental du Mali : il en adapte le rythme mais aussi la dynamique méditative. Des images contemplatives viennent volontiers s’insérer entre les scènes dialoguées, ouvrant le registre de l’évocation. Mais ce sont surtout le cadrage des personnages en portraits tout en dignité, l’utilisation des perspectives et des couleurs, la maîtrise des scènes d’intérieur, la dextérité d’une caméra qui prend le temps de son sujet mais sait passer à l’épaule pour soutenir la tension, et les subtiles métonymies qui permettent au film de tenir sa durée autant que de pointer sa vision.
Dans Min yé, la polygamie n’est qu’un jeu de haine entre femmes et d’incapacité pour l’homme : Cissé la condamne sans détour. Mais plus encore, il décrit une classe impotente, à la manière d’une cour tournant sur elle-même sans un regard autour d’elle. Les codes de la série sentimentale lui permettent de renforcer cette impression de huis-clos tout en maintenant la tension. En détournant ainsi un produit populaire, Souleymane Cissé démontre qu’il reste un grand cinéaste.
///Article N° : 8677