Moroni le chant urbain

Carte postale #5 Moroni

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Pendant ces mois de juillet et août, la rédaction prend le pouls des capitales africaines. Tous les 15 jours, à travers une carte postale sonore, comme un arrêt sur images, nous plongeons dans une ambiance, sur le Continent : concerts de rues ou de bruits, de clubs ou de maquis, de jour ou de nuit, soirées privées, musiques et chants rituels… Autant de facettes d’une ville qui se raconte en musique ou pas.

Principal chef-lieu d’un petit archipel, se réclamant d’un rêve de lune jamais atteint, les Comores, Moroni est aussi le lieu d’une mythologie urbaine, empruntant son nom au miracle des eaux et à l’enfer des hommes. Une cité qui bruit de sa fureur dès potron-minet. Dès l’aube se diffuse le chant coranique. Psalmodies et rappels de muezzin y réveillent, en effet, l’habitant à coup d’enceintes survoltées. Personne, bien sûr, n’irait discuter du bien-fondé de cette pratique pourtant interdite dans bien des capitales musulmanes, et ce, en vertu des usages du fikhi (1). Tonitruant, le verbe de Dieu se faufile entre les mailles de la nuit. Et c’est la première musique dont se souviennent les riverains au labeur…
Traditionnellement rattachée à des rites sociaux, la musique (ici) peut agresser le mélomane par sa présence forte dans les échoppes de nuit. Dans les magasins de jour et les ambiances de marché, également. Les towa ndrenge (vendeurs ambulants) et leur portable amplifié rivalisent avec les sono de grands commerces à Moroni, où se propagent les tendances « didje » du moment. Comprendre par là, cette musique de jeunes crooners, jouant aux dandys scratch pour jeunes filles au glamour hard, en pastichant des tubes caribéens, westaf ou estaf, sous influences rap et slam. Une musique industrieuse, concoctée sur ordi à la vitesse des ondes, avec des paroles scandaleuses, et des clins d’œil aux fesses chaudes.
Vous rentrez dans un taxi et vous comprenez votre douleur. Car Moroni n’est pas aussi prude qu’on voudrait le croire avec son visage fracturé aux mille mosquées. Dans les ruelles agitées, il y a toujours cette télé envahissante trônant sur un étal, diffusant des clips en provenance d’Abidjan ou de Dar Es Salaam, parfois du Caire ou de Jo’Burg, et souvent de Kin ou de Tana. Corps enfiévrés, formes qui coupent et décalent, en mouvement. Pas un quartier de tôles brinquebalantes sans son robinet à clips. Dans les foyers, la technologie du grand écran à diffusion satellitaire a fait son chemin depuis fortes lunes. Seule la jeunesse fashion cheap, connectée sur facebook, avec des marques étrangères plein la tête, oblige à la différence, en écoutant du son baggy, pour faire comme à New York ou Marseille.
Mais Moroni, c’est aussi une geste musicale qui donne le la durant les périodes de grandes vacances. Les mariages sur la place Badjanani ou dans l’enceinte du Foyer des femmes. Des institutions incontournables pour le clinquant des fêtes communautaires. Madliss, ukumbi, twarabu, utra dahoni. Ne jamais chercher à retenir ces noms. La liste serait trop longue à dresser des prétextes à musique. Passons sur les pique-niques au son abrutissant, passons sur les playback ratés de jeune talent à l’hôtel Itsandra. Ici, les notables aiment danser en toge, les femmes en robe à paillettes. La musique y est grasse, sirupeuse. Quant aux plus jeunes, s’ils ne sont pas dans un concert à l’arrache à Al-Kamar ou en boîte à Rose Noire, ils se vautrent en meute dans des salles privatisées où danser reste encore un prétexte pour emballer la fille du quartier d’à côté.
Moroni by night, entre karaoké improvisé au Select, battles (mrenge) de mgodro (2) dans les quartiers chauds, jeu de jambes à Rose Noire, la boîte la plus populaire du coin, ou encore bal-poussière à Sanfil’iho Hankunu, apparaît donc par moments comme le lieu d’un bruit assourdissant, dû au non-respect notamment d’un code commun des nuisances sonores et à la diffusion bordélique de sons enregistrés mal mixés. Car le point commun entre tous ces moments festifs, et censément de partage, c’est quand même la disparition du vrai live. Celui qui faisait le bonheur des riverains dans les seventies avec les grands ensembles sur scène à l’Al-Qamar ou au Stade Beaumer. Anges Noirs, Kart’s, Asmumo, Aul’A’dil’Komori, Ngaya. Des groupes qui ont marqué l’histoire musicale de l’archipel. Même les rares live des twarabu (concert de mariage) dans cette ville, fameuse pour ses orchestres, se mettent soudainement à chanter faux de nos jours. Tout comme les chorales de femmes, traditionnellement connues pour porter les mariés aux nues.
En fait, Moroni et toutes ses fêtes en musique signalent la mort du live. Il faut être une star à succès pour que les vrais artisans de la scène remontent d’outre-tombe ou encore être un groupe étranger en tournée pour mériter le droit de se produire en real show. À croire que cette cité a perdu le plaisir de s’entendre exister en live music. Les jaloux, comme on les surnomme ici, sont ces gens qui ne sont jamais raccord avec leur temps. Ils pérorent en bons détracteurs de leur temps, tirant à vue sur tout ce qui bouge. Ils ont souvent l’esprit conservateur, le cœur ronchon et trouvent toujours matière à critiquer dans le réel. Ce sont eux qui nomment le désastre. Ah ! Si vous saviez comment c’était à notre époque disent-ils en nostalgiques old school. Sauf que c’est archi faux ! La vraie musique n’a pas disparu de cet espace insulaire. Totalement, du moins. Encore faut-il avoir une autre perception des choses. Accepter par exemple de nommer « musique » ce qui, pour beaucoup, apparaît comme étant un simple rituel ancestral ou une pratique religieuse des plus singulières.
Se rendre au zawiyani de Shashanyongo, lieu de culte où se retrouvent les disciples soufi du Sheikh El-Maaruf, et où les khalifa shadhulii (3), à minuit passé, peuvent laisser place au triomphe des Sabena. Entre poses extatiques et stases emphatiques, les corps dansent alors au rythme du divin. Et le chant est si perché, si gracile, si rauque, si si si… que n’importe quel mélomane se laisse emporter dans le tourbillon des abyatwi (4) foudroyant. Le dhikri, rituel d’invocation divine, est un moment unique de musique somptueuse et de communion mystique. Les mains entrelacées, les cœurs tendus, le souffle aspiré vers les cieux, dans un même élan, les corps se soulevant au rythme des « ah », qui sont autant d’invocations, en legato et crescendo, en accélérés et en ruptures. Un dhikri peut se poursuivre jusqu’à la transe pour les muridi, disciples intronisés et mystiques.
Vous pouvez aussi, comme nous, vous engouffrer dans une venelle secrète de la vieille médina, à l’intérieur d’une maison aux murs humides, aux pierres repeintes à la chaux, dans un salon feutré où se négocie un juste rapport d’allégeance entre des djinns chevaucheurs d’homme et leurs maîtres. Le rythme est alors dense, ternaire, suspendu, dans sa temporalité. Les yeux rouges, le msomali y réinterroge le sens des origines, précédant de près le rawhani, son alter ego sur la piste de danse, pendant que le mrehuri, en médiateur, vient jouer au devin d’un jour, à leur suite. Ces drôles de petits noms rencontrent ainsi le destin commun dans l’interprétation d’une musique toute en cadence, faites de percussions ardues, de battements de mains et de chants hypnotiques. Un moment unique où se noient les rancœurs et les vicissitudes.
Car s’il est vrai que le Comorien broie son espérance dans une musique enregistrée et mécanique, la plupart du temps, il est encore des événements dans son existence où la musique a valeur de nécessité, de liant social ou d’intermède avec l’outre-monde. Il vous suffit de pousser une porte de mosquée ou de baraques en tôles dans Moroni, la nuit, pour que les esprits en surchauffe vous subliment en rythme le malheur des uns, et rallument la flamme du bonheur dans les regards… Moroni, dit-on, n’est pas toujours ce qu’elle laisse entendre. Plus tu cherches, plus tu te laisses surprendre, dans cette ville. Et en musique, ce dicton s’avère encore vrai…

(1) Le droit musulman.
(2) Musique ternaire et populaire.
(3) Titre d’une autorité dans la hiérarchie de la confrérie shadhulii.
(4) Morceau de chant soufi.
///Article N° : 13195

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Les images de l'article
Lors d'un bal-poussière à Sanfil'iho Hankunu © Soeuf Elbadawi/ Fonds Washko Ink.





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