Il y a quelque chose de très nouveau bien que si évident dans Noires mémoires : le fait de lier le malaise noir en France à la persistance des représentations issues de l’esclavage et de la traite négrière, à travers ce lien qu’est la colonisation. C’est nouveau parce que c’est hyper-rare à la télé ! Le dispositif du film est efficace : il réunit diverses personnalités noires et métisses et les filme dans leurs conversations mais aussi dans un jeu de va-et-vient au cours d’une enquête menée par Stéphane, un jeune Antillais qui recueille témoignages, explications et interrogations.
« Je me cherche tout le temps », lâche une institutrice antillaise. Entre son propre refoulé et celui d’une République qui ne veut pas regarder son Histoire en face s’établit un jeu de miroir que le film ne cessera de révéler. Cette France qui n’assume pas son passé colonial a pourtant besoin de mémoire pour pouvoir se définir un avenir multicolore. Le rappel historique sera donc nécessaire : des historiens comme Claude Ribbe ou le controversé Olivier Pétré-Grenouilleau sont convoqués pour rappeler que c’est la couleur qui fait l’esclave et combien la traite était l’apprentissage et l’expérimentation du racisme et des horreurs modernes.
Faut-il commémorer ? Soutenir une logique de mémorial ? Oui, répond Christiane Taubira, « il faut inscrire cette mémoire dans l’espace ». C’est une condition pour vivre avec et en faire une richesse, suggère Karfa Diallo. En chantant le désespoir comme dans le gospel, on célèbre la mémoire mais on fait aussi uvre de dépassement et c’est finalement ainsi qu’on se définit un espoir !
Mais les Français sont encore loin d’accepter d’être dirigés par un Noir dans leur travail ou en politique. Et pourtant, être français n’est pas forcément être blanc ! Il y a tant de non-dits qui demandent à sortir, de sourdes souffrances qui voudraient s’épancher. Les préjugés nourrissent le doute fatal au moment de l’embauche ou de l’entrée dans une boite de nuit tandis que le plafond de verre empêche d’escalader l’échelle sociale. L’exemple du Chevalier de St George est évoqué, qui ne put accéder à la direction de l’Opéra parce qu’il était noir.
Comment dès lors s’étonner des réactions violentes, des cristallisations identitaires et des discours radicaux ? Et les médias de s’étendre sur le prétendu « racisme anti-blanc » des dérives de mars 2005
De nettes inversions sont à opérer : Napoléon, « c’est le connard qui a rétabli l’esclavage », rappellent les BGA, les « braves garçons de l’Afrique », un groupe de jeunes Noirs qui s’organisent pour le rattrapage scolaire et des animations dans une cité de banlieue. Finalement, comme le rappelle la rapeuse Bams, les jeunes qui vivent ensemble une société multiculturelle construisent un nouvel avenir où le Noir n’est plus vu comme inférieur. Si la mémoire est importante, le danger serait de tomber dans l’obsession mémorielle. Lilian Thuram a ainsi le mot de la fin : « on peut changer les choses, rien n’est figé ».
Le film est construit très télé, comme un article de magazine, alternant commentaire, reportage et extraits d’interviews. Il donne avant tout la parole aux Noirs sur ce qu’ils vivent dans la République : du jamais-vu à la télé ! Voilà qui est salutaire à l’heure où les politiques restent scandaleusement silencieux sur ces questions et que les parlementaires osent voter en février 2005 une loi demandant aux enseignants de souligner les aspects bénéfiques de l’action de la France dans ses colonies ! L’intérêt de Noires mémoires est ainsi qu’il privilégie le témoignage sans s’enfermer dans le discours économiste ou la dénonciation, qu’il évite toute victimisation et met en avant l’imaginaire historique comme source du malaise présent. Surtout, il montre combien ce malaise puise ses sources dans la colonisation issue de l’esclavage et de la traite. Et rappelle combien il s’agit encore d’un refoulé de l’Histoire qu’il est urgent de voir en face. On commence seulement à étudier combien les contradictions de la République qui éclatent aujourd’hui se révèlent dans ce lien que des livres collectifs comme La République coloniale (éd. Albin Michel) ou La Fracture coloniale (éd. La Découverte) mettent récemment en lumière. Ces livres et des films comme Noires mémoires sont essentiels pour que cette République cesse d’essayer de blanchir ses sujets pour enfin accepter sa multiculturalité comme une richesse.
Une ambiguïté demeure cependant à travers les concepts invoqués. Le film met en avant et se termine sur le métissage comme réalité et comme avenir sans souligner les travers de ce concept racialiste qui sous-entend l’existence de cultures pures et séparées que l’on mélangerait et donc une hiérarchie de ces cultures, l’Occident vivant un supposé bain de jouvence au contact de celles du Sud (cf. notre dossier « Métissages : un alibi culturel ? », Africultures n° 62). A force de se battre pour une reconnaissance de « l’Autre », on l’isole dans sa marginalité. On demande même aux enfants d’immigrés de « s’intégrer », eux qui, nés et/ou grandis en France, vivent déjà une double culture ! Cette question de l’intégration est brandie comme une menace pour la société : on doute de leur volonté de le faire. Leur destin est de s’assimiler à un « modèle français », défini comme unique, universel et supérieur.
A cet égard, et malgré toutes les qualités énoncées, ce film tend dans son désir d’apaisement vers le « politiquement correct » alors même que l’actualité des incendies comme des expulsions dévoile la violence toujours accrue du rapport. C’est bien d’une fracture raciste dont souffre la société française et non d’un simple manque d’éducation au respect de l’Autre. Comment faire sauter les verrous qui empêchent ceux que dénoncent leur nom ou la couleur de leur peau de progresser dans l’échelle sociale ? Les représentations racistes n’évolueront certes que si on prend à bras le corps le poids de l’Histoire et qu’on la regarde en face comme on a pu le faire pour l’extermination des Juifs. Mais la mémoire, devoir ou travail, ne suffit pas : ce sont bien les contradictions de la République qui sont en cause, dans son incapacité à reconnaître ce qu’elle doit aux autres et à quel point ils la font vivre, dans son repli et sa position défensive permanente. On ne peut tourner une page qui n’a pas été écrite. Cela va au-delà du dialogue et du partage, autres mots fourre-tout utilisés à qui mieux-mieux. Tant que la République ne se définira pas comme une société multiculturelle, elle continuera d’engendrer le racisme et le rejet. C’est donc bien sur le terrain politique et non seulement juridique que se joue l’avenir, dans la définition d’une nouvelle citoyenneté qui tienne compte des noires mémoires pour forger un nouvel imaginaire social.
Diffusé le 26 novembre 2005 sur France Ô, Noires mémoires devrait être programmé dans une version de 52 minutes sur France 3.///Article N° : 4078