« On croyait pouvoir changer l’Afrique… »

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Aimée Gnali

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En 1987, Tchicaya U Tam’si publiait aux Editions Seghers un roman, Ces fruits si doux de l’arbre à pain. Son thème : la justice et les morts sans sépulture en Afrique post coloniale et particulièrement au Congo-Brazzaville. Treize ans après sa mort, Aimée Mambou Gnali, sœur du grand poète, ulcérée par l’amnésie de ses compatriotes et par les violences des trois guerres civiles qui ont ravagé le Congo-Brazzaville nous donne à lire un beau récit : Beto na beto, le poids de la tribu, qui relate sa vie amoureuse avec Lazare Matsocota, brillant intellectuel, membre de la mémorable F.E.A.N.F (Fédération des étudiants d’Afrique noire française), assassiné en 1965 au Congo, dans des conditions jamais élucidées (cf. Africultures 40). Tour à tour récit intime, document historique et hommage d’outre-tombe, Beto na beto éclaire les mécanismes des violences politiques et ethniques au Congo : un document politique authentique, d’une brûlante actualité, stigmatisant le cuisant échec de la FEANF et montrant combien nos sociétés post coloniales tournent le dos à l’humain.

Votre livre retrace à travers Lazare Matsocota – l’une des figures emblématiques de l’histoire politique du Congo – tout un pan de mémoire congolaise occultée. Pourquoi avoir attendu tant d’années pour écrire cette histoire congolaise ?
Disons que je ne me sentais pas le besoin, ou mieux, je voulais au départ réaliser un besoin personnel. Je voulais parler de cette expérience intime avec un homme. L’aspect politique ne m’avait pas encore paru une nécessité. Et c’est seulement à partir de la Conférence nationale souveraine en 1990 que j’ai décidé d’écrire ce livre, parce que je me suis rendu compte que les gens ne connaissaient pas l’Histoire. Et puis, j’étais scandalisée par notre amnésie collective, par le fait que nos politiques et hommes d’Etat n’ont jamais évoqué cette période assez sombre de notre histoire. Nulle part, ni dans les livres ni dans les notices historiques, on ne mentionne jamais cette date du 15 février 1965. Je trouve cela scandaleux. Et comme, à la Conférence Nationale, on est revenu sur la question des morts sans sépultures de 1965, j’ai pensé qu’il était temps, qu’il était nécessaire de ressusciter cette part de notre histoire, de notre mémoire collective. J’ai terminé la première version de ce livre en avril 1993, juste avant la guerre. Et puis, je l’ai donné à lire à des amis, notamment à Abdoulaye Yérodia, qui m’a fait une critique précise en sept pages manuscrites. Nino Chiapano que vous connaissez a également lu le manuscrit. En m’aidant de leurs critiques, j’ai commencé à écrire la deuxième version, mais sans trop me presser. Je ne ressentais pas l’urgence d’écrire. Et c’est pendant la deuxième guerre de 1997 que j’ai décidé de terminer ce livre. Je l’ai terminé plus précisément en mai 1999, j’ai envoyé le manuscrit à Henri Lopès, qui était très emballé. C’est lui qui l’a soumis à mon éditeur, Jean-Noël Schifano. Ce dernier m’a demandé de rajouter la partie historique, pour mieux situer le contexte du récit.
Je n’ai cessé, en lisant votre récit de penser aux Fruits si doux de l’arbre à pain de Tchicaya U Tam’si. L’arrière fond historique n’est-il pas le même ? Ici comme chez Tchicaya, les morts n’ont pas de sépulture.
Au fond, c’est la même histoire qui a inspiré Tchicaya U Tam’si. Je le sais, parce qu’on en parlait. D’ailleurs, il y a un personnage dans le roman de Tchicaya, le juge Poaty inspiré du procureur Pouabou tué en 1965. La différence entre les deux livres, c’est que Tchicaya se sert de l’histoire pour écrire de la fiction. Alors que mon récit est autobiographique, authentique telle que je l’ai vécu. D’ailleurs, depuis Les Cancrelats, en passant par Les Méduses jusqu’aux Fruits si doux de l’arbre à pain, Tchicaya retrace toute l’histoire du Congo depuis la colonisation jusqu’aux indépendances. Il faut simplement savoir lire entre les lignes.
A votre avis, à quel moment Lazare Matsocota a-t-il dérapé ?
En fait, il dérape tout le temps. A partir du moment où l’on choisit la tribu au détriment de la nation, on a de fortes chances de déraper. Certes, la tribu peut être un tremplin politique. Et lui la considérait comme tel. Mais il est débordé après. Et à un moment donné, je crois qu’il aurait fallu qu’il choisisse. Il ne l’a pas fait. Il n’a pas eu ce courage. Je ne sais pas réellement si c’est un manque de courage, ou alors il s’est dit après tout, il avait plus à perdre qu’à gagner. Lui, il ne le dit pas non plus. Il ne s’est jamais expliqué sur sa décoration par le président Fulbert Youlou.
Mais cette réunion avec Ambroise Noumazalaye, que vous évoquez dans votre livre, n’est-ce pas elle, au bilan, qui signe sa fin, puisqu’il avait finalement décidé de sortir de sa clandestinité ?
Apparemment, il y allait avant. Et je ne le savais pas. Quand je lui ai dis que j’allais à un rendez-vous avec Ambroise Noumazalaye chez Mambounou, il m’a répondu, j’y vais aussi. Effectivement, je n’ai pas compris comment il pouvait aller dans un milieu qui lui était en partie hostile.
Est-ce que son ambition politique aussi affichée et son manque de modestie ne lui ont pas été fatales ?
Je partage votre point de vue, parce que quand il refuse d’être ministre en disant qu’il veut être premier ministre ou rien, je pense qu’il aurait dû accepter ce poste de ministre. Pour un militant, on n’a pas besoin d’être un premier ministre pour réaliser quelque chose dans son pays. Il est vrai que dans nos pays, quand on n’est pas président de la République, on ne peut rien réaliser. Mais il faut accepter de jouer le jeu. C’est-à-dire faire ce qu’on peut. D’ailleurs, je pense qu’une personnalité assez forte comme lui, avec sa carrure, il aurait fini par se faire remarquer et aller plus haut. Mais ce ne sont là que des suppositions, on ne peut pas refaire l’histoire.
Vous dites aussi dans votre livre que le poids de la tribu explose au moment où le député congolais de la IVème République française Félix Tchicaya se retire et où le président Youlou s’impose comme la figure politique du Congo. Est-ce que ce n’est pas refaire l’histoire ?
Je le maintiens, persiste et signe, le tribalisme ne s’est pas exprimé au Congo avant Youlou. Il faut dire que le jeu politique n’était pas le même avant Youlou. En fait, Félix Tchicaya est député du Congo au Palais Bourbon. Les colons sont encore là. Ce sont eux au fond qui gèrent le pays. Nous luttons contre eux pour l’indépendance. En ce moment, les dirigeants politiques Félix Tchicaya, Jacques Opangault, sont encore proches du peuple. Ils se battent pour le peuple. A partir des indépendances, nous sommes en face de nous-mêmes. Nous sommes les seuls maîtres à bord. Au lieu de mener le pays dans les intérêts de tous. Nous commençons à nous servir. Quand je dis servir, ce n’est pas nécessairement en termes d’argent. Parce qu’aujourd’hui, il y a des Congolais qui se disent, avec raison d’ailleurs, que finalement, on a reproché à Youlou son enrichissement personnel, alors que rien n’a changé en la matière, si l’on compare avec la situation actuelle où les hommes politiques détournent les deniers publics. Mais toujours est-il que c’est avec Youlou qu’on commence à faire le jeu de la tribu. On commence à se sentir congolais. D’ailleurs Youlou ne s’en cachait pas. Quand on lui demandait par exemple pourquoi il n’envoie en formation en France que les Laris ou les Kongos, il répondait « les autres n’ont qu’à en faire autant. Pourquoi Gadzion n’envoie-t-il pas les Tékés ? Pourquoi Tchitchelle n’envoie-t-il pas les Vilis, etc. » Pour lui, la logique ethnique était une logique naturelle. Chacun devait travailler pour sa tribu puisque dans son gouvernement toutes les ethnies principales étaient représentées.
Comment votre livre a-t-il été perçu par vos compatriotes ?
Du côté politique, il y a un silence. Des collègues ministres l’ont lu. Ils m’ont dit que j’étais courageuse. Quant aux intellectuels, il y a un bel article de Lecas Atondi dans la Semaine africaine. Tati-Loutard m’a dit que ce livre aurait dû s’intituler un destin avorté, parce qu’en réalité, il s’agit d’un livre où il ne se passe rien. Il y a certes au centre une personnalité très forte, brillante. Mais ça tourne court. Et ça, c’est le beto na beto qui en est responsable.
Mais est-ce que ce livre n’est pas aussi celui de l’échec ? L’échec de toute une génération de la F.E.A.N.F qui rêvait de changer l’Afrique, mais qui a été broyée par la politique ?
Absolument ! Cela dit, au Congo, il n’y a pas d’étudiants de ma génération qui étaient membres de la F.E.A.N.F. A part Ambroise Noumazalaye. J’avoue que je n’ai pas osé en parler à Noumazalaye. Je ne sais même pas s’il l’a lu. Mais j’en ai discuté avec des Sénégalais qui, certes n’étaient pas avec moi à la F.E.A.N.F., mais qui ont connu d’autres personnes que je cite dans le livre, qui m’ont proposé de venir faire des signatures à Dakar. Je suis certaine qu’à Dakar, on aurait eu des débats intéressants, parce que ce sont des choses dont je discutais souvent avec des amis sénégalais. On croyait pouvoir changer l’Afrique, on s’est fait avoir par les politiques et les appareils d’Etat.
L’écriture de ce livre est sobre, concise. Il y a comme une volonté d’aller à l’essentiel et de faire ce travail de deuil avec dignité.
Quand j’ai soumis la première version de ce livre à Abdoulaye Yerodia, il m’a suggéré de développer la première partie, notamment celle où j’évoque notre amitié avec les Antillais et celle consacrée à l’avortement pour mieux expliquer le contexte de l’époque. Je ne l’ai pas écouté. Je voulais que ce livre soit le plus dépouillé possible. Je voulais faire un livre court, accessible à tous. D’abord, parce que plus il est gros, plus il coûte cher. Et surtout, il est difficile à lire pour les gens qui n’ont pas l’habitude de le faire. Ce qui est, hélas, le cas de plusieurs Congolais. Enfin, je pense qu’un livre est davantage percutant lorsqu’il est concis. Je voulais, comme vous me le faites remarquer, aller à l’essentiel. Enfin, la concision est une discipline que je m’impose, parce que j’ai assez de facilité pour écrire. Quand on a la facilité, on se laisse aller, on noircit les pages. Alors, je me méfie un peu de moi. Naturellement, j’ai un style lyrique, qui s’accordait mal avec le propos de ce livre, qui est pour moi un devoir de mémoire.

///Article N° : 132

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