Pourquoi ce titre ?
« Kwaïl Ar-roummân » que j’ai traduit par « Les Siestes grenadine » est une expression tunisienne, en fait tunisoise, puisque j’ai observé en dehors de Tunis que les gens la décodaient moins bien. Elle désigne cette période de l’année qui ressemble un peu à ce qu’on appelle en français « l’été indien ». Les chaleurs, parfois exceptionnelles, qui marquent le début de l’automne en Tunisie ont cette particularité de faire mûrir la grenade et le coing. C’est une époque de torpeur et de lascivité, où l’on n’a pas envie de recommencer à travailler, de rentrer à l’école, et qui dans l’imaginaire tunisois a aussi une connotation sensuelle. Dans le film, c’est le moment choisi par le père pour ramener sa fille en Tunisie, après qu’ils aient vécu ensemble plus de dix ans en Afrique noire. Le climat d’arrière saison lui paraît en effet le plus propice à négocier un retour en douceur de sa fille dans son nouvel environnement arabo-musulman. Evidemment, les choses ne vont pas lui obéir
Le film parle d’un rapt paternel permanent, puisqu’on apprend que la mère française essaye de les retrouver, et qu’il s’enfuient sans cesse. Peut-on voir là une allégorie de la relation hommes-femmes en Tunisie ?
La fuite est bien l’image que j’ai des hommes tunisiens, aussi bien dans leurs rapports avec les femmes où ils sont de plus en plus dépassés par l’évolution de celles-ci, qu’en tant que citoyens incapables de prendre leurs responsabilités. A son retour de Dakar, le père en fait l’expérience à ses dépens. Sa nouvelle compagne, Anissa, lui montre d’entrée de jeu que les Tunisiennes ne sont plus des femmes soumises, tandis que Soufiya, sa propre fille, forte de son héritage euro-africain (elle est de mère française et de vécu africain) se rebelle très vite contre la reprise en mains à laquelle il la destinait. Tout cela fait que cet homme n’arrête pas de courir après quelque chose qui fuit, qui lui glisse entre les mains. C’est vrai qu’il y a là une sorte d’allégorie sur la défection masculine dans la société tunisienne. Du reste, les femmes ont réagi d’une façon extrêmement positive au film lors de sa sortie à Tunis. Elles y sont représentées comme des êtres libérés là où on a trop l’habitude de les montrer comme des personnes opprimées, qui souffrent de la tyrannie des hommes musulmans. Même Anissa qui a l’air d’être opportuniste et qui se fait virer de la télévision est présentée comme une femme accomplie, qui a vécu, et qui est capable de prendre sa revanche sur les hommes. En fait, il était grand temps pour moi de montrer les femmes dans leur rôle, certes difficile, de citoyennes et non plus dans leur condition sinistrée de femmes musulmanes. C’est du reste leur réalité en Tunisie.
Le thème de la fuite est poursuivi avec le « fiancé » de Soufiya qui s’enfuit en Italie.
L’incapacité à se forger une citoyenneté sur place pousse à l’émigration bon nombre de jeunes tunisiens, même ceux issus de classes sociales aisées. C’est le cas de Chafik, le fiancé que l’on destinait à Soufiya et qui finit par fuir en Italie, non pas pour des raisons économiques comme c’est souvent le cas, mais parce qu’il n’arrive pas à s’épanouir dans son propre pays où seule compte désormais la valeur marchande des choses. Un garçon de son âge, s’il a d’autres rêves que matérialistes, aurait beaucoup de mal à trouver sa place dans la société. Or, Chafik est un jeune sans rêves, dont la carrière militaire lui avait été imposée par son père et que Soufiya libère justement de la domination paternelle. Pour autant, il n’a pas les moyens intellectuels de l’accompagner dans la cause qu’elle veut elle-même défendre. Aussi, quand il embarque clandestinement pour l’Italie, cela symbolise l’impasse dans laquelle il se trouve beaucoup plus qu’une solution à sa crise existencielle.
Le rapport à l’africanité est très flou et vous avez voulu l’aborder de front avec la culture africaine profonde de Soufiya et aussi la représentation du stambali.
Si ce rapport vous a semblé flou, voire peut-être même ambigu, c’est parce que les Tunisiens n’ont jamais vraiment assumé leur appartenance géographique à l’Afrique et se considèrent davantage comme des Arabes méditerranéens que comme ayant le moindre point commun avec les habitants de l’Afrique subsaharienne. Les Noirs du Maghreb souffrent en silence de cette mentalité qui fait d’eux parfois des citoyens de seconde zone, et ce en dépit du fait qu’ils sont eux-aussi des musulmans. En Tunisie, il reste certainement un substrat « raciste » dans l’inconscient collectif mais qui ne se traduit que très rarement par une attitude ouvertement hostile aux gens dits « de couleur ». Il n’empêche qu’en débarquant à Tunis avec sa passion pour l’Afrique noire (« Je suis une négresse blanche », se plaît-elle à dire), Soufiya est très vite confrontée aux vieux réflexes d’une société restée allergique à tout métissage avec le Sud. Mais la découverte du patrimoine musical noir représenté par la tradition du stambali réconforte Soufiya qui se rend compte que ce pays était capable, dans un passé pas si lointain, de pluralisme ethnique et culturel. Elle fera du combat pour la renaissance de ce patrimoine une condition symbolique de sa propre intégration dans la Tunisie d’aujourd’hui.
Avec le kif, vous jouez la provocation ?
Avec le kif, on ne provoque plus tellement aujourd’hui. D’ailleurs, la censure n’a rien trouvé à redire à ce sujet. Ce qui a un peu choqué, c’est le fait que les jeunes fument des joints dans un « lieu sacré », à savoir un édifice maraboutique. En réalité, c’est parce que le public actuel est acculturé que ce genre de pratique le scandalise. Quand j’étais petit, la première fois que j’ai vu quelqu’un fumer du kif, c’était dans un grand sanctuaire soufi de Tunis. Et mon père qui était un religieux n’y voyait rien de choquant. Pas plus tard qu’il y a six mois, j’étais en Inde pour filmer un pèlerinage soufi et j’ai remarqué que l’usage du cannabis y était non seulement monnaie courante mais en plus participait activement à l’extase mystique.
Choisir vos personnages dans la haute société ne vous coupe-t-il pas de la réalité ?
Je suis frappé de constater que c’est toujours en Occident qu’on me pose ce genre de question, laquelle sous-entend généralement un reproche, comme si un cinéaste du Sud qui ne filme la pauvreté se condamne à perdre toute crédibilité. Je vous rappelle que lorsque Visconti filmait l’aristocratie italienne ou allemande, la moitié sud de son pays vivait encore dans la misère, et pourtant il ne viendrait à l’idée de personne de critiquer son choix. Ce qui est prioritaire pour moi, en tant que cinéaste tunisien et arabe, c’est de traiter des sujets qui me donnent l’occasion d’élargir les espaces d’expression dans mon pays, peu importe le milieu social où ces sujets sont abordés. Je ne crois pas que les Tunisiens peuvent se payer le luxe de rejeter un film qui dénonce la corruption, le racisme, la main-mise sur les médias et la détresse de la jeunesse, sous prétexte que les personnages de ce film font partie de la haute société. Parler de ces problèmes, ce n’est pas se couper de la réalité mais au contraire s’y plonger corps et âme.
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