En sortie dans les salles françaises le 28 septembre 2016, The Sea is behind (Al bahr min ouaraikoum) est un film étonnant, provocateur et dérangeant. A lire en outre les explications données par Hicham Lasri sur le film lors de débats avec les spectateurs du festival d’Apt (cf. [entretien n°13782]) ainsi que sa leçon de cinéma à lire et/ou visionner sur notre site (cf. [article n°13423]).
The Sea is Behind est en noir et blanc, « dans un pays sans couleurs ». Le film est comme le pays : aride. Larbi (Arabe), le cheval qui doit convoyer les mariés refuse d’avancer, son coach désespéré sent sa fin venir. Quant à Tarik, le personnage principal, il s’enferme dans son mutisme, sans réagir au mépris et aux vexations d’un flic islamiste gangster. Il n’a qu’une obsession : comprendre pourquoi les chiens se reniflent quand ils se croisent. Dans ce pays où la vie est un match de boxe, où les rapports entre les êtres se jouent à la batte de baseball, une communauté de marginaux trouve dans les espaces désolés d’une friche industrielle les derniers terrains encore libres pour vivre son nihilisme : « la vie pour nous n’est que gaspillage ».
Il n’y a pourtant pas de fatalité dans les humiliations du monde arabe. Douloureusement, chacun cherche un sens à sa vie, et Tarik, le plus fataliste de tous, pathétique victime, va faire son deuil et renaître. Ce monde de rescapés pourrait être celui qui suit les printemps arabes, où chacun se cherche une place, au-delà de la virilité pourtant omniprésente et structurante. Tarik n’est pas homosexuel : il s’habille en femme pour le rituel où la noce suit une carriole sur laquelle danse un travesti. Cela lui vaut les quolibets et les coups. Mais Larbi, le cheval épuisé, refuse d’avancer : comment progresser dans ce monde à la Mad Max, dans cette société bloquée où la différence est violentée ?
La mer est derrière nous : c’est ce que la légende attribue à Tarik Ibn Ziad (qui fera une apparition dans le film) lorsqu’il s’adresse à ses troupes en 711, après avoir fait brûler les bateaux de l’armée qu’il entraîne à l’assaut de l’Andalousie. Pour ce Tarik contemporain aussi, pas de retour, « il ne reste que la sincérité et la patience ». Comme dans une bande dessinée, il lui faudra subir mais aussi affronter ce monde de science fiction, ce monde de sauvages sans cur. Au fond, il est comme Yacine (Samir Guesmi) dans Andalucia d’Alain Gomis (cf. [critique n°7254]) : un être étranger à ce monde et sans illusion, dedans mais différent, incorporé (embedded) mais en errance, déstructuré, sans attache, sans place. Mais si Yacine navigue activement entre les mondes dans une sorte de limbe, Tarik s’abandonne dans l’indifférence avant de réagir et de pouvoir entrevoir la mer en couleurs.
Le noir et blanc renforce la distance entre le récit et le spectateur pour élever le film au rang de fable contemporaine. Le formalisme de la mise en scène et les ellipses coupent de tout réalisme pour mieux transgresser les codes : c’est un cri que pousse Hicham Lasri dans ses films, un cri qui voudrait empêcher de tourner en rond.
Paradoxalement, son objectif est la dignité. Non pas celle de la virilité des héros de pacotille mais celle de ceux qui s’avouent leurs faiblesses, comme Lotfi, le flic harceleur qui a volé à Tarik maison, femme et enfants. Derrière l’absurde et la comédie noire se profile une tendresse pour des personnages extrêmes et des femmes qui savent dire non. La veine fellinienne exacerbée de Lasri peut déconcerter, mais au-delà de sa pommade surréaliste, reconnaissons que sa formule est décapante.
///Article N° : 13783