Zinder, d’Aïcha Macky

Ce que disent les balafres

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Multi-sélectionné et primé dans les festivals, le nouveau documentaire de la Nigérienne Aïcha Macky fait partie de ces films qui marquent, tant par son poids humain que par la réalité qu’il révèle.

Les premiers films documentaires sont souvent personnels ou familiaux, une façon de faire ses armes à partir de ce qu’on connaît le mieux. C’est ce qu’a fait Aïcha Macky avec L’Arbre sans fruits (2016) sur son infertilité, un film courageux et d’une magnifique maturité. (cf. critique n°13686) Elle élargit son champ ici au contact d’un milieu fermé, exclu, angoissant, que sont les « palais » de Kara-Kara, ces bandes de jeunes bodybuildés munis de chaînes au cou et de t-shirts hollywoodiens qui vivent dans l’ancien quartier des lépreux. Durant deux ans, elle s’est peu à peu fait accepter par un palais nommé Hitler, arborant la croix gammée, dont les membres croient qu’Hitler était un redoutable guerrier américain qui n’avait peur de rien !

Il y a cependant une continuité de démarche, tous les films d’Aïcha Macky s’intéressant au corps, qui était pour elle un problème lorsqu’elle était petite du fait de sa maigreur contraire à la norme sociale. L’Arbre sans fruits sur le corps maternel, mais aussi ses courts métrages : Moi et ma maigreur (sur le lien établi entre maigreur et sida) et Savoir faire le lit (sur le corps séduction). Dans Zinder, c’est le culte du corps que développent ces jeunes à travers la musculation mais aussi leurs nombreuses cicatrices, filmées de près. On pense aux scarifications traditionnelles : ces traces de bagarres et de violences constituent leur identité, ils les exhibent volontiers, autant que leurs muscles et leur force physique, leurs atouts puisqu’ils sont la plupart du temps analphabètes.

Car la question de leur place dans la société traverse tout le film. Au-delà du groupe et de ses nombreuses individualités, Aïcha Macky développe une relation particulière avec trois jeunes (qui ne sont d’ailleurs plus si jeunes), chacun ayant un rôle positif. Bawo s’est trouvé un travail de moto-taxi et lui confie comme à une thérapeute son passé de violence. Sinaya-boy prend soin de sa femme enceinte et essaye d’assumer les frais du suivi médical avec son commerce d’essence frelatée. Il est approvisionné par Ramsès qui va chercher les bidons à la frontière nigériane à la barbe des douaniers, dans cet hallucinant va-et-vient qui fait que le pétrole extrait à Amgamen et raffiné à Zinder est envoyé en fraude au Nigeria pour être mis en bidons et notamment revendu aux contrebandiers nigériens qui le ramènent au pays où il sera vendu à moitié prix à chaque coin de rue, concurrençant terriblement les stations service locales mais faisant vivre tout un secteur informel tout en allégeant le coût de la vie de toute la population…

Hermaphrodite, Ramsès fait le lien entre hommes et femmes. Celles-ci ont aussi la parole après que les hommes aient raconté leurs viols et leur assignation. Elles aussi sont marquées par de graves cicatrices… Par discrétion, les prostituées n’apparaissent à l’écran qu’à contre-jour, à la lumière de leur cigarette. Dans leur quartier, la nuit domine. C’est aussi un choix esthétique : une légère musique en suspension, bourdon où se dégagent quelques notes de piano, soutient l’approche tandis que des grillages évoquent les limites.

La prison est bondée, au quintuple de sa capacité (des cellules de plus de 200 personnes qui doivent s’alterner pour pouvoir s’étendre et dormir). Sans aide des familles, on n’y mange qu’une fois par jour. Les membres des gangs y sont torturés pour servir d’indics plutôt qu’attendre leur jugement. Ceux du palais Hitler sont quand même solidaires du projet de Sinaya de monter une société de gardiennage.

Se dessine ainsi une réalité sous-jacente : derrière leurs muscles, des hommes qui ne demandent qu’à trouver leur place dans une société qui les exclut. Lorsque les douanes saisissent les voitures des contrebandiers et leurs bidons, le commerce de l’essence s’éteint et ne reste plus que la délinquance pour survivre…

Comment une jeune réalisatrice pouvait-elle se faire accepter par ce milieu ? Deux ans de contact pour se rendre familière, repérer les personnes, subir les tests et provocations, et se rendre familière. La caméra devient un objet de séduction et de valorisation. En revanche, dans l’intimité des entretiens dans l’obscurité, la parole se libère. Sociologue de formation, Aïcha Macky conserve cette approche informative, mais son rapport aux personnes est tellement franc et humain que son film devient instrument de partage, vecteur d’écoute et proposition de réflexion.

Il ne s’agit pas d’universaliser mais d’ouvrir à une dimension métaphysique. Un drone permet de filmer les trous que font ceux qui cherchent des pierres à casser pour les maçons. C’est alors la terre qui est elle aussi balafrée de cicatrices, entailles de la souffrance à endurer pour se construire un avenir.

L’avenir dépend bien sûr des cartes qu’on a en mains, et ceux de Kara-Kara n’ont pas reçu l’éducation qui leur permettrait de mieux le choisir. Ce sont ces déterminations aussi qui mobilisent Aïcha Macky. Son film alerte mais il va plus loin : ses protagonistes ne sont plus des problèmes mais des êtres agissants, qui prennent leur vie en mains malgré les obstacles, des figures de courage en somme, bien loin du cliché angoissant des gangsters malfaisants. Il nous apprend ainsi à voir ce que masquent les muscles, les t-shirts américains et les chaînes au cou : que chaque personne est un humain digne de respect.

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