Selim Ben Safia : « Il faut un festival visible pour montrer le travail des jeunes chorégraphes ».

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Jusqu’au 18 juin  à Tunis, se tient le festival Carthage Dance. Cette quatrième édition propose un peu plus d’une vingtaine de spectacles, en plein air et dans des salles du centre-ville (El Hamra, le Rio, le 4e art, la Cité de la culture) avec un focus important sur la création chorégraphique tunisienne installée et émergente. Du côté de la scène étrangère, place à des compagnies venues du Québec, de France, de Palestine et du Burkina Faso. Africultures a rencontré le directeur artistique de ces Journées Chorégraphiques. Selim Ben Safia succède à Mariem Guellouz. Chorégraphe, danseur, il est aussi le fondateur de l’association culturelle « Al Badil- l’alternative culturelle » qui œuvre depuis 2017 à la structuration du secteur culturel en Tunisie avec des formations, des événements décentralisés et l’impulsion de réseaux internationaux.

Selim Ben Safia, vous avez pris la direction des Journées chorégraphiques de Carthage (JCC) pour cette 4e édition. Quels sont les défis de l’organisation d’un tel événement ? 

C’est un vrai challenge car j’ai été nommé en février à la direction de Carthage Dance. J’avais donc quatre mois pour organiser un festival international porté par le ministère de la Culture. J’ai accepté parce que je pense qu’aujourd’hui, à Tunis, il faut un festival visible pour montrer le travail des jeunes chorégraphes. Ce festival vient en continuité de ce que je fais déjà. J’ai organisé, avec la structure Al-Badil, en février, le festival Les Premières chorégraphiques : une plateforme de diffusion pour les jeunes chorégraphes qui n’ont pas l’occasion de montrer leur projet et ne peuvent pas louer un théâtre. Avec le festival Hors lits, dont la dernière édition s’est tenue en mars, nous proposons un événement décentralisé chez l’habitant, pluridisciplinaire (danse, musique, théâtre). On touche alors un public plus large, dans des régions où il n’y a pas de salles de spectacles. Carthage dance, qui a un budget plus important, vient soutenir ces initiatives.

24 spectacles sont programmés. Comment les avez-vous sélectionnés ? 

Pour les artistes tunisiens, par un appel à candidatures qui a recueilli 40 dossiers pour 13 spectacles retenus. Le choix s’est porté sur différentes maturités de créations et sur divers axes de recherches. J’ai décidé de mettre en place un focus “Premiers pas” pour donner la chance à des jeunes chorégraphes de montrer leur travail, tout en leur donnant le droit à l’erreur. Ce sont des performances assez courtes. Une occasion pour les artistes d’expérimenter et d’avoir des retours. Il faut essayer pour pouvoir demain ou après-demain faire l’ouverture du festival. Le deuxième focus est sur les artistes tunisiens qui ont déjà une certaine maturité mais qui souffrent d’un manque de visibilité. Ils se produisent à Carthage Dance sur des horaires de soirée, dans des théâtres avec des moyens techniques importants pour qu’ils aient les conditions optimales pour montrer leurs projets et asseoir aussi le paysage chorégraphique tunisien. Nous accueillons 11 spectacles étrangers. J’ai invité des artistes avec qui je travaille depuis longtemps comme le chorégraphe français Yvann Alexandre,  Aguibou Sanou avec qui j’ai fait la biennale Danse Afrique Danse, l’artiste palestinienne Ramz Siam dans le cadre d’une collaboration avec le festival de Ramallah où des artistes tunisiens sont aussi programmés…

Comment décririez-vous cette jeune scène tunisienne que vous avez choisi de montrer à Carthage dance ?

C’est une scène créative, passionnée et qui persévère. Par exemple Kais Boularess, un chorégraphe qui vient du théâtre, présente Son excellence le citoyen. Une pièce où il critique ouvertement et courageusement le pouvoir de l’administration sur le citoyen en Tunisie. Le travail de Marwen Errouine dans Coiffeuse rend hommage aux femmes de ménage qui travaillent dans les théâtres. Une pièce très touchante avec des interprètes exceptionnels. A côté de ces chorégraphes qui ont déjà une certaine maturité, Ileys Triki, danseur du Ballet de l’opéra, a présenté sa toute première pièce.

Vous publiez à l’occasion de ces Journées Chorégraphiques un Manifeste « en faveur de la mobilité des artistes et des professionnels de la culture en Méditerranée et dans le monde », avec différentes propositions adressées aux responsables politiques.

J’ai été invité par le Fonds Roberto Cimetta dans le cadre du Forum méditerranéen, à travailler sur un manifeste autour de la mobilité au sens large, avec des professionnels de la rive nord et de la rive sud de la Méditerranée. Bien sûr il y a des leviers, comme les visas, où nous avons peu de prises vis-à-vis du politique. Notre rôle d’artiste est d’alerter, de faire savoir. Et au-delà, comment travailler ensemble à repenser nos mobilités ? Entre professionnels tunisiens, il s’agit, par exemple, de poser la question des espaces de diffusion. Il y a peu de festivals de danse en Tunisie et ils sont concentrés dans la capitale. Comment travailler sur nos mobilités internes ? Repenser le local est une des réflexions qui est ressortie aussi de la crise Covid. Au-delà du Manifeste, deux tables rondes parlent des mobilités. L’une axée sur les mobilités Sud-Sud avec des acteurs culturels d’Egypte, du Burkina Faso et de Tunisie. La question des visas Nord-Sud est centrale mais il ne faut plus parler seulement de problématiques et se tourner vers nos solutions. L’une d’elles est de développer les circulations entre nos territoires Sud-Sud, trouver des leviers financiers et mieux travailler ensemble. La deuxième table ronde, “Rien acheter, rien à vendre, tout à partager”, avec Hafiz Dhaou, Salia Sanou, et Taoufiq Izzediou portaient vraiment sur les collaborations avec l’Institut français et la biennale Danse Afrique Danse. C’était intéressant d’avoir leurs retours d’expériences concrets sur comment créer une programmation Sud-Sud, comment collaborer et faciliter la visibilité des artistes.

La force de la Tunisie c’est la société civile. C’est grâce à elle qu’on va réussir à dynamiser la scène culturelle.

La question de la circulation des artistes et la nécessité d’intégrer des réseaux nationaux, régionaux et internationaux pour y répondre est alors très présente dans les échanges à Carthage Dance. Pouvez-vous nous parler du réseau Archipel créé entre Tunis, Nantes et Québec. 

Le réseau Archipel a été créé avec deux autres structures : le théâtre Francine Vasse à Nantes et le groupe Danse Partout à Québec. C’est une communauté d’une cinquantaine de professionnels réunis pour faciliter la circulation des artistes, et ce de manière éco-responsable. Par exemple, au Québec nous avons une quinzaine de partenaires avec qui nous réfléchissons sur comment créer des temps de résidence, de production et de diffusion qui peuvent se succéder pour n’utiliser qu’un seul billet d’avion et non pas multiplier les allers-retours. Je suis allé à Nantes et à Québec pour rencontrer les artistes et je leur ai proposé de venir rencontrer les artistes tunisiens. Une délégation d’une cinquantaine de professionnels s’est ainsi déplacée à Carthage Dance : direction de théâtre, de festival, de lieu de résidence, institutions aussi.  Tout le début du festival a alors été dédié à la promotion des spectacles d’artistes tunisiens pour montrer ce que les Tunisiens ont à dire aujourd’hui.

J’aurai pu mettre en avant des productions étrangères qui tournent déjà, ça aurait été « facile », mais ce n’est pas ce que je voulais. Je suis artiste avant d’être programmateur. Et nous avons organisé des temps d’échange avec aussi des artistes non programmés pour qu’ils puissent présenter et parler de leurs projets, de leurs univers artistiques, de leurs besoins, et qu’ils dessinent leur propre réseau. Pour les professionnels, c’est aussi un moment pour mieux comprendre les enjeux qui animent la création ici en Tunisie. Qui ne sont peut-être pas les mêmes au Québec ou en France. L’impulsion de créer d’un artiste ici en Tunisie est souvent liée aux maux de la société, au statut de l’artiste. La prochaine étape serait un marché professionnel de la danse.

En 2019, vous présentiez la pièce Chawchra à Carthage dance qui interrogeais la place de l’artiste notamment en Tunisie et la structuration du secteur. Qu’en est-il aujourd’hui ?

La structuration est encore bancale en Tunisie. Il n’y a pas d’Ecole nationale de danse. Le statut de l’artiste est encore à challenger. Il n’y a pas de structures juridiques pour les compagnies… Mais depuis plus de 10 ans il y a de grandes avancées : un Ballet national payé par l’argent public a été créé ainsi qu’un festival national de danse. Les aides à la création pour les chorégraphes ont augmenté. Le Ballet a fait l’ouverture de cette 4e édition de Carthage Dance. Je voulais vraiment montrer justement qu’il y a un secteur qui se professionnalise et s’allie. On avance petits pas par petits pas. Et le festival est un levier qui peut aider à cela.

Il y a un secteur danse en Tunisie qui se professionnalise et s’allie.

Comme l’est le travail que vous construisez avec Al-Badil ? 

La démarche de Al Badil est de participer à toutes les étapes importantes d’un projet artistique et culturel. Nous formons des jeunes en management culturel. Nous créons des temps forts avec les festivals Hors lits et Premières chorégraphiques. Nous participons aux enjeux de diffusion internationale avec le collectif Archipel avec la France et le Québec. Et aujourd’hui nous mettons en place d’autres leviers pour créer des dynamiques de projets à impact culturel, social et environnemental sur le territoire. Nous avons lancé le programme SAFIR avec un consortium d’acteurs : 6 mois d’incubation et 6 mois d’accélération pour accompagner des projets culturels à impact sur tout le territoire. Nous avons eu 200 dossiers, nous en avons sélectionné 12 pour l’incubation, 6 pour l’accélération, avec des financements de 15 à 20 000 euros par projet. Nous accompagnons un projet de centre culturel à Bizerte, une compagnie à Kasserine, un festival de cinéma à Sidi Bouzid… Il s’agit de créer une dynamique alternative à ce que l’Etat peut proposer aujourd’hui. La force de la Tunisie c’est la société civile. C’est grâce à elle qu’on va réussir à dynamiser la scène culturelle.

En parlant d’impact, vous avez voulu inclure dans cette édition les préoccupations environnementales. Comment ?

Un jeune festival comme le nôtre devait s’emparer des enjeux écologiques. Rien de révolutionnaire mais nous avons réduit par deux l’impression d’affiches et de programmes. Nous avons mis en place un partenariat avec Vélorution qui fait un plaidoyer pour l’usage des vélos et la réduction de l’empreinte carbone. Nous invitons les festivaliers à utiliser les vélos pour circuler.  L’étape suivante serait de réfléchir à comment créer de manière plus responsable. L’acte de création artistique ne doit pas correspondre à un acte de surproduction. Nous pouvons être initiateur, en tant que festival, de ces questionnements, pour que d’autres artistes et événements s’en emparent. Il serait intéressant aussi de réfléchir par exemple via le ministère de la culture à la mise à disposition d’un espace pour stocker les décors  et costumes des spectacles passés et que les artistes puissent y avoir accès pour leurs prochaines créations.

Chorégraphe et danseur, quelle est votre prochaine création ?  

Mon métier premier est chorégraphe. J’ai une création en cours dont la première représentation est prévue en octobre en France à Montval-Sur-Loire. Un petit village. Et je suis fier de cela car cela permet aussi de montrer comment on délocalise et décentralise la danse. C’est une pièce coproduite avec plusieurs partenaires de France, du Québec et du Liban. Nous avons 7 semaines de créations avec 6 danseurs, et nous irons en France, au Maroc, au Mali avant de débarquer à Tunis. C’est une pièce sur les cabarets de Tunis, intitulée El Botinière, du nom du cabaret qui était en face de chez mes parents. J’ai grandi avec l’imaginaire de ce cabaret sans n’y être jamais entré. Je voyais les gens entrer vers minuit, très apprêtés, et en sortir à 6h du matin, complètement défaits. Je me demandais : mais qu’est-ce qui peut bien se passer à l’intérieur ? Pour créer cette pièce, je ne suis pas allé dans ce cabaret pour en garder l’imaginaire de l’enfance, mais j’ai été dans tous les cabarets de Tunis. J’y ai remarqué que sous ses airs de fête, de joies, de transe, s’exprimaient des maux de la société extrêmement puissants ; le patriarcat, l’homosexualité refoulée de manière violente, le rapport à l’argent, la puissance des femmes aussi… Je voulais évoquer toutes ces questions de société à travers ces endroits de pseudo liberté. Le cabaret devient prétexte. C’est Hazem Berrabah qui travaille sur la musique avec des sonorités électro et des percussions tunisiennes. Electro parce que de mon regard d’enfant, par la fenêtre, j’entendais la transe de ce cabaret et la transe aujourd’hui est particulièrement intéressante dans l’électro, accompagnée d’épices tunisiennes. Une pièce contemporaine qui peut parler à tous.

 

Entretien de Anne Bocandé avec Selim Ben Safia. Tunis. Juin 2022

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