#9 Les migrants cap-verdiens en Angola au XXè siècle

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Fenêtre n°9. Cap-Vert : société et scène artistique durant 40 ans d'indépendance
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Nous continuons nos fenêtres lusophones sur les PALOPs (Pays Africains de Langue Officielle Portugaise) avec le Cap-Vert. Un pays qui compte plus d’habitants à l’étranger que sur ses propres îles! On connaît, souvent grâce à la chanson « Sôdade » popularisée par Cesaria Evora, le destin des émigrés Cap-verdiens à São Tomé. On est familiarisé, par la figure d’Amilcar Cabral et la lute commune pour l’indépendance, avec les liens entre le Cap-Vert et la Guinée-Bissau. On découvrira ici la réalité moins connue des émigrés cap-verdiens en Angola, ainsi qu’une histoire des musiques contestataires au Cap-Vert.

Ils sont arrivés en Angola il y a cent ans. Ils ont assisté à la décadence d’un pouvoir colonial qui les a instrumentalisés et à la naissance de la nation angolaise. La mémoire des immigrants cap-verdiens en Angola raconte une histoire d’oppression et de résistance que le sociologue créole Nardi Sousa retrace dans son livre Contractuels et colons cap-verdiens en Angola : domestiques, Segundos Europeus (1) ou immigrés (1947-1973)(2).

Le Cap-Vert et l’Angola ont une histoire commune. Des épisodes d’un empire créé par des caravelles et renversé par des luttes au corps à corps. Mais il existe aussi un autre volet, l’émotionnel, qui lie les deux pays depuis exactement un siècle et un an quand, en 1914, les premiers émigrés des îles du Cap-Vert arrivèrent en terre angolaise. Ils étaient un peu plus de quatre-vingt-dix.
Créoles en terres australes, dont le parcours a été raconté par le sociologue Nardi Sousa dans son livre. « Je crois que l’Angola est le pays du monde où les Cap-Verdiens se sont le mieux adaptés », dit-il. Une affirmation forte, quand on sait combien les Cap-Verdiens ont émigré partout dans le monde, à tel point qu’il y a aujourd’hui plus de Cap-Verdiens dans des pays comme le Portugal, les Pays-Bas ou les États-Unis que sur les dix îles du pays.
Durant les années qu’il a passé à Luanda pour son étude de terrain, de 2003 à 2006, Nardi Sousa a ressenti ce qu’il dit être « la forte intégration des Cap-Verdiens dans le tissu social angolais ». « Il y a beaucoup de mariages mixtes, explique-t-il. Il suffit d’aller à Prenda, São Paulo, Sambizanga, Boavista, tous ces quartiers où vivent la plupart des Cap-Verdiens de Luanda et leurs descendants, et de voir quelles sont leurs relations avec les Angolais. »
« Les classes moyennes embarquèrent pour l’Angola »
Le mythique musicien cap-verdien Codê di Dona raconte dans « Febri di Funaná », les destins des émigrés cap-verdiens : « Le nanti embarqua pour la Hollande / Le privilégié embarqua pour Lisbonne / Les petits possédants embraquèrent pour l’Angola / Ceux qui n’avaient rien partirent pour l’armée » (3), dit le refrain.
Bien qu’avec des moyens économiques différents, pour beaucoup de Cap-Verdiens, l’émigration a été une question de vie ou de mort. Dans les années 1940, l’archipel connu un cycle de sécheresses et de faims particulièrement dévastateur, qui tua presque la moitié de la population des îles. Un épisode que l’écrivain cap-verdien Luis Romano a raconté dans son livre Les Affamés (« Os Famintos ») en 1962 : « Le silence s’emparait de tout : les fermes, les villages, les maisons dispersées qui rappelaient les noms de ceux qui étaient partis ou restés enterrés par ci par là, et ceux que les oiseaux s’acharnaient à déterrer. »
Affamés, de nombreux Cap-Verdiens lancèrent à ce moment-là dans la première grande vague d’émigration forcée vers l’Angola. « Le régime avait besoin de soulager la pression démographique du Cap-Vert, où la densité de 319 habitants au kilomètre carré rendait difficile la gestion des ressources en périodes de crise et de sécheresse », commente Nardi Sousa. Mais il explique que le transfert planifié de population réalisait également un autre objectif : « Pour le régime, les Cap-Verdiens faisaient partie des peuples les plus instruits de l’empire portugais. Ils étaient considérés comme « civilisés », « non indigènes » et constituaient le parfait intermédiaire entre les Africains et les Européens. En résumé, les autorités coloniales profitaient de la main-d’œuvre créole pour atteindre ses intérêts en Angola. »
Pour ce faire, elles appliquèrent une stratégie de « lavage de cerveau ». « Elles promettaient aux contractuels de bonnes conditions de vie, des salaires attractifs, ce qui était une énorme tromperie », raconte l’auteur. En arrivant en Angola, ils étaient transférés sur les terres de la Compagnie Agricole d’Angola à Catumbela (4) et dans le Kwanza-Sud (5). D’autres allaient dans les Lundas (6), employés par Diamang, entreprise coloniale de diamants et, dans une moindre échelle, dans les plantations de café et de coton de Uige (7). Certains, « très peu », réussirent à s’enfuir et à s’installer à Luanda. « La ville était un important pôle commercial, ce qui attirait les Cap-Verdiens, qui n’étaient absolument pas préparés pour les activités agricoles », explique Nardi Sousa.
Peuplement créole
L’époque des contractuels s’est prolongée jusqu’au début des années 1960 quand, après le 4 février 1961 (8), les autorités portugaises ont commencé à faire évoluer leur politique coloniale. A ce moment-là, elles donnent aux émigrés cap-verdiens un nouveau statut : « colons » ou « povoadores » (personnes venues peupler les colonies). En 1962, précise Nardi Sousa, « sont arrivés les premiers 197 colons cap-verdiens. Ils venaient des îles de Fogo et Brava. » Se créent alors vingt-cinq colonies créoles dispersées sur les provinces de Bié, Moxico, Uige, Kwanza Nord et à Mabuia, dans la province du Bengo.
Dans une société répressive, les « candidats à la colonie » avaient besoin du feu vert du gouverneur du Cap-Vert et de la Commission du Peuplement (9) pour émigrer. Une fois en haute mer, « ils étaient informés par les autorités portugaises sur les meilleurs moyens d’obtenir des terrains et de maintenir un climat de bon voisinage. Elles leur indiquaient comment se comporter, maintenant qu’ils n’étaient plus contractuels mais colons. Cela impliquait l’acceptation de l’unité de l’empire », explique l’enquête de Nardi Sousa. Pris dans cette logique colonialiste, « entre 1961 et 1963, certains Cap-Verdiens adhérèrent à l’Organisation Provinciale des volontaires et de la défense civile d’Angola (10), et commirent de nombreux abus contre les Angolais. » Une période noire dans les relations entre les deux peuples, marquée par de constants « rapprochements et frictions ».
C’est aussi de cette époque que date l’arrivée de cadres cap-verdiens à Luanda, pour travailler dans l’administration publique de la colonie. L’un d’eux, Silva Tavares, est monté jusqu’aux grades de Haut-Commissaire et Gouverneur Général d’Angola. « Le Portugal pensait que, avec la présence massive d’étrangers, l’Angola ne deviendrait jamais indépendant. » Cette stratégie échoua et, en 1968, la Commission du Peuplement abandonna la stratégie de colonisation créole de l’Angola.
Indépendances croisées
Les presque 30 ans d’émigration créole en Angola ont laissé des traces que les historiens essaient d’éclaircir. Nardi Sousa refuse les polémiques et tranche : « Les Cap-verdiens furent instrumentalisés par le Portugal, ce qui donna la perception qu’ils étaient le bras droit des autorités coloniales. » Il explique pourtant que « les Cap-verdiens avaient des tensions pas seulement avec les Angolais, mais aussi avec les autorités portugaises. » « Le Cap-verdien rejetait le poisson pourri, la farine pourrie, le fait de manger avec une cuillère et une assiette en bois, la chicote, la coupe des cheveux des femmes comme punition, les cordes aux pieds des Angolais. Beaucoup de Cap-verdiens ont affronté le régime, y compris en faveur des Angolais. » Ils utilisaient si souvent l’expression créole « N ca ta nhó », que l’on pourrait traduire par « je ne ferai pas ça, Monsieur », que les Angolais les ont commencé à les appeler les « catanhós », terme qui existe encore aujourd’hui.
À partir de 1966, la conscience d’être utilisés comme des pions par le régime s’est généralisée chez les Cap-verdiens d’Angola. Qu’est-ce qui les alerta ? « La propagation de la lutte des frères angolais pour leur indépendance », affirme Nardi Sousa. « De nombreux créoles commencèrent à soutenir le MPLA (11), dont les idéaux et objectifs étaient très semblables aux leurs. Un grand nombre s’est même engagé dans la lutte pour la libération de l’Angola. » Les passages d’Amílcar Cabral, leader mythique du Parti Africain de l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), accéléra le réveil. « Il passa plusieurs fois en Angola comme agronome, et en profita pour faire un travail de conscientisation pour la cause des indépendances du Cap-Vert et de l’Angola », raconte Nardi Sousa.
Après des longues luttes, le Cap-Vert accède à l’indépendance le 5 juillet 1975. À cette époque, l’Angola était devant un futur incertain. Après l’invasion sud-africaine du territoire angolais, le nouveau gouvernement créole cap-verdien, mené par Aristides Pereira, a tendu la main à Agostinho Neto. Dans un reportage sur les relations entre les deux pays, publié dans le journal cap-verdien « A Semana » en 2005, Aristides Pereira se rappelait : « À l’époque, le Cap-Vert créa un couloir aérien qui permettait aux forces cubaines de voyager de l’île de Sal (au Cap-Vert) à Luanda. C’est un risque que nous avons pris, parce que cela allait à l’encontre des positions occidentales, mais nous n’avions pas d’autre choix, au nom de la solidarité avec l’Angola ». Deux pays frères d’armes depuis lors.
Citoyenneté camouflée
Au-delà du jeu politique, l’indépendance angolaise a marqué un tournant dans l’histoire des Cap-verdiens dans le pays. L’historien créole António Carreira a compté qu’entre 1974 et 1975, près de 7000 Cap-verdiens sont rentrés dans leur pays. « À l’époque, un journal disait qu’il y avait près de 40 000 Cap-verdiens au service de l’économie colonialiste. Carreira en compte 20 000 », dit Nardi Sousa. Dans tous les cas, la majorité est restée en Angola. Durant les années suivantes, beaucoup prirent la nationalité angolaise et commencèrent à vivre une sorte de « citoyenneté camouflée » : « Il s’agit de personnes assez influentes au niveau politique, des cadres techniques de divers domaines, qui durant la guerre civile préfèrent ne pas révéler leurs origines pour éviter la stigmatisation ».
Mais les racines ne peuvent pas se cacher et « commencent à être nouvellement valorisées », constate un sociologue sur le terrain. Cela est dû à l’intense lien culturel entre les deux pays, surtout à travers la musique. Une relation célébrée par Paulo Flores et Tito Paris ; par l’Angolais Bonga et la Cap-verdienne Cesária Évora dans le célèbre titre « Sodadi » ou par cette dernière dans la chanson « Angola » ; par les musiques de Ramiro Mendes, des Mendes Brothers, auteur du fameux « De Cabinda ao Cunene » (« De Cabinda à Cunene » : deux provinces d’Angola), adapté par des musiciens angolais comme Nanutu. Des relations intimes qui incluent la Créole Mayra Andrade, qui a vécu à Luanda durant son enfance, et l’Angolaise Tina Duarte, qui habite l’île de São Vicente au Cap-Vert.



Dans la capitale angolaise, le quartier de Prenda garde cette âme créole qui l’a fait. Ici se sont installés des contractuels cap-verdiens venus de São Tomé et ont surgi des lieux mythiques comme l’ancien Salon Biúca, où Bana et Luís de Morais, deux géants de la musique cap-verdienne, faisaient la fête. Le marché de Prenda continue également à être un lieu plein de descendants des premiers émigrants cap-verdiens, où l’on reconnaît la façon de parler des îles.
Et comment ne pas rappeler le quintal de Ti Jorge, à Chicala, où se sont retrouvés pendant des nuits et des nuits d’affilé, Angolais et Créoles ? Un espace fermé il y a quelques années, où dominait la musique cap-verdienne interprétée par la voix impériale de feu Pedro Rodriguez. Symboles inoubliables de deux pays en fusion.
Cuca (12), haricots et Morabeza (13)
La relation entre l’Angola et le Cap-Vert est forte et solidaire. Au Cap-Vert, la Cuca était très répandue dans les années 1970. Tout comme la farine de manioc, qui était importée d’Angola. De Benguela, arrivaient sur les îles le maïs et les haricots. Dans une interview au journal A Semana, l’ancien président de l’Agence Nationale Alimentaire du Cap-Vert (qui n’existe plus aujourd’hui), António Monteiro, raconte : « En 1977, l’Angola nous a envoyé en une seule fois dix mille tonnes de haricots. Nous n’avions pas les capacités pour les emmagasiner, alors pour qu’ils ne s’abîment pas, nous avons dû exporter les excédents. » Avec la guerre civile en Angola, ce fut le tour du Cap-Vert d’aider Luanda, principalement avec des médicaments d’Emprofac et des confections de l’entreprise Morabeza. Cette « djunta mon » (entre-aide, en créole) n’a jamais cessé. Durant la récente éruption du volcan de l’île du Fogo (14), l’Angola a envoyé des tonnes de produits pour aider à la reconstruction des villages détruits par la lave.

(1) « Serviçais » : travailleurs plus ou moins forcés amenés d’une colonie portugaise à une autre par l’administration coloniale, pour travailler dans les champs. Autrement appelés « contratados » (contractuels).
« Segundos Europeus » (« seconds européens » : désignation des émigrés cap-verdiens dans les autres colonies africaines portugaises.
(2) »Contratados e Povoadores Cabo-verdianos em Angola: Serviçais, Segundos Europeus ou Imigrantes (1947-1973) »
(3) « Qui tem dinheiro dja cá ba Holanda / Qui s’ta na djeto dja cá bá Lisboa / Ma ramediados dja cá bá Angola / Dizanimadus dja cá santa Praça »
(4) Catumbela : ville d’Angola, située dans la province de Benguela, sur la côté, au Sud de Luanda
(5) Kwanza-Sud : province angolaise, située entre Luanda et la province de Benguela, sur la côte.
(6) Lunda-Nord et Lunda-Sud sont deux provinces du Nord-Est de l’Angola
(7) Uige : province du Nord de l’Angola
(8) Le 4 février 1961 marque le début de la guerre de libération de l’Angola, et est considéré comme le premier jour de la guerre coloniale portugaise en général.
(9) « Junta de Povoamento » en Portugais
(10) « Organização Provincial de Voluntários e da Defesa Civil de Angola » en Portugais
(11) MPLA : Mouvement Populaire de Libération de l’Angola
(12) Cuca : bière angolaise
(13) Morabeza : concept cap-verdien signifiant l’accueil, la bonté, l’hospitalité. Qualités réputées des cap-verdiens. Morabeza est également (comme dans le texte) une entreprise.
(14) Fogo est une île du Cap-Vert. « Fogo » veut dire « feu » en Portugais. La dernière éruption du volcan sur l’ïle a eu lieu en 2014.
Article paru initialement sur le site Buala, traduit et remanié par Maud de la Chapelle.

Ler aqui na Buala a versão original do artigo em Português///Article N° : 13272

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Un commentaire

  1. Bonjour,Je suis petit-fils d’un capverdien venu au congo rdc,dans les années 50,nous n’avons malheureusement pas des documents qui peut prouvé cela,ce que nous avons c’est juste le nom,la ville de provenance le nom de son père sa mère le frère

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