On l’a connu actrice. Aujourd’hui, on salue sa musique. Mini Ouenze son duo à triangulaire possible, vient de sortir son premier album, Lamuka, en autoproduction et sans le moindre filet.
Mini Ouenze est ce qu’on appelle en jargon non codé une réponse intelligente aux limites du marché des musiques du monde. Les diffuseurs et les programmateurs demandent souvent aux artistes de réduire leurs prétentions. Alvie Bitemo et son acolyte préféré, Benoist Bouvot, ont trouvé la parade, en montant ce duo, auquel se joint, de temps à autre, un complice au son, Boris Darley. L’histoire de départ, bien sûr, est celle du Grand Ouenze, qui, pour des questions de budget ric rac, n’a pu se rendre de Brazza au Tarmac à Paris, où il était programmé pour cinq dates, en 2009. « Du coup, il m’a fallu constituer un groupe sur place » explique Alvie. Exercice périlleux qu’elle parvient cependant à honorer, grâce à l’entremise de Catherine Boscowitz. La metteure en scène, qui la dirige sur Samantha à Kinshasa, la met alors en rapport avec Benoist, sur un plateau pour une première lecture du texte de Bibish Mumbu. Et c’est le coup de foudre immédiat ! Pour la jeune congolaise, à l’époque bouffée par le doute, à cause d’un manque de délicatesse de la part d’un familier du Conservatoire de musique de Paris, incapable de saisir la complexité d’une musique populaire sortie des entrailles en feu de l’Afrique centrale, cette rencontre est vécue comme le tournant d’une vie. En Benoist Bouvet, Alvie trouve effectivement un alter ego. Un guitariste au doigté sensible, auprès de qui entamer le prolongement d’un rêve initié en pays kongo, grâce à un père attentionné et conscient du talent en germe de sa fille aimée. Avec Benoist et sa bande, Alvie peut donc rejouer son pitch du Grand Ouenze à cinq en mode pop rock – et plus, si affinités – tout en s’offrant ce Mini Ouenze, dont le premier opus, Lamuka, est sorti en septembre dernier.
Ainsi se résume l’aventure, tout en dénivelés hauts, même si les différents épisodes n’ont pas été faciles à négocier. Le studio, entre Paris et la Bourgogne, d’abord. Le temps, l’énergie, ainsi que le plaisir d’aligner un répertoire, empruntant son meilleur aux deux rives en présence, la congolaise et la française, ensuite. Une perspective peu évidente à tracer lorsqu’on repart de zéro. Alvie parle désormais d’une musique collaborative. « Je n’impose pas de partitions ». Elle exige une réponse tripale de la part des musiciens, après écoute attentive de leur part. « Quelque chose qui sort d’eux. Je ne leur demande pas de jouer notre balka, ni du ndombolo ». Les musiciens qui l’accompagnent viennent de territoires tellement différents du sien qu’elle trouve plus intéressant de miser sur une rencontre de troisième type. « Ils viennent du rock, du jazz, de la pop. On essaie de mélanger nos couleurs. Je leur dis toujours « ne perdez pas vos couleurs ». Il arrive que les rythmes que je puise dans la tradition au Congo les surprennent. Je suis Badondo, je suis Balari, je suis Bankenge, je suis Batandu. Je puise mes mélodies dans toutes ces influences qu’ils n’ont jamais entendues. Il y a des moments où ils ne comprennent pas. Dans ce cas, on ne se bloque pas. Je leur demande de proposer quelque chose à leur tour et je crée en fonction de leurs influences. C’est comme ça qu’on arrive à avoir un répertoire super fluide. Et c’est ce qui donne le disque Lamuka de Mini Ouenze. Je ne dirais pas que ce sont mes chansons à moi. Ce sont nos chansons à nous deux, Benoist et moi ».
Il en découle une musique refusant les mises en boîte. Une musique à l’écoute du monde. « A l’intérieur, vous trouverez qu’à un moment donné, je traverse l’univers du rock ou du folk. A un autre moment, il y a de la funk ou de la pop. Si je dis que c’est de l’afro jazz, ce n’est pas vrai. Il y a aussi du balka. Un rythme que l’on trouve dans le Sud du Congo. Ce sont les Bembe, les Badondo et les Bankenge qui font cette musique un peu répétitive, où l’on se retrouve souvent sur deux temps ou trois temps, où l’on peut chanter une mélodie à cinq, mais de différentes manières, pour parvenir à une seule et même chose ». Le genre rayonne en ouverture d’album, avec le titre « Monique » qu’Alvie dédie à sa grand-mère, sous la forme d’un joke contre les stigmates faites aux femmes infertiles. « Ma grand-mère dit toujours « moi, j’en fait onze des gosses, seuls trois sont en vie, je crois qu’ils allaient rester avec moi, s’occuper de moi, mais ils ont tous grandi, sont tous partis et je suis resté seule, finalement. Personne ne me dit bonjour, je vais chercher moi-même l’eau à la rivière. Alors c’est quoi la différence entre celle qui a mis au monde et celle qui n’a pas eu d’enfants ? » Sur le percussif « Mulegbe », inspiré des pleureuses et de leurs corps tout en geste, ou sur le fringant « Tobina », on ressent cette présence plurielle des sonorités de l’enfance. « Mulegbe » est une complainte lancinante sur la jeunesse assassinée, sur les femmes violées et tuées du Nord Kivu. Une honte que les Nations Unies peinent à dénoncer selon elle. « La situation de la RDC me demande de me frapper la poitrine pour pleurer ces victimes innocentes. Et ça me ramène aux rythmes de mon enfance, où l’on pleurait ceux qui sont partis », en se frappant le corps et en tapant du pied. « Tobina », lui, ramène au déhanché de la rumba pays en accéléré : « On a essayé de ne pas faire du ndombolo ou du soukouss. Il y en a qui le font mieux que nous. Mais on en a pris la couleur ». Une fête de la vie à pas comptés. Un morceau invitant à la danse, sans ambiguïtés aucunes. « Je voulais aussi que ceux qui viennent de chez moi se reconnaissent dans ce disque ».
Tout est dit dans ces mots. A ne pas confondre avec ceux qui noient leur douleur sous les notes et les pas de danse. Car Alvie Bitemo ne sait pas feindre, ni jouer à faire croire. La petite fille de Pointe Noire a aujourd’hui 34 ans et toutes ses dents. Elle sait surtout ce qu’elle ne veut pas mettre dans sa musique. Nous ne sommes plus tout à fait au temps de Kilesi, son premier projet du genre. Nous sommes plus que jamais embarqués dans une quête de nouveaux rituels de scène, de nouvelles formes d’enjaillement, de nouveaux éclats de vie, qui n’en oublient pas l’essentiel, à savoir le désir de préserver l’humanité qui nous fonde. Dans une fusion, qui en appelle à la prudence (« N’zila »), soutient le chur des migrants (« Samba »), se méfie des fantômes du passé (« Luenda »), parle des amours improbables ou impossibles (« Mawazo »), Alvie Bitemo et sa voix grave se réinventent un terroir d’existence, entre deux mondes et en tenant tête aux quiproquos. Oui ! Elle est congolaise. Oui ! Sa musique est d’espérance. Mais non ! Elle ne sait pas feindre. Elle reste « témoin de toutes [les]meurtrissures ». Autrement dit, elle ne peut pas continuer à chanter « chérie na lingi yo…chérie je t’aime ». Comme le font encore mes ainés au moment où le pays a la merde jusqu’au cou ! » Chez elle, il y a donc ce besoin d’asseoir un engagement contre la mocheté de la vie. C’est quand même une fille qui prétend ne pas savoir comment on déclare son amour à l’Autre. Et l’adage est clair ! Dis-moi qui tu fréquente, je te dirais qui tu es ! Lorsqu’elle débarque en France, Alvie est d’abord happée par le théâtre, sous la direction, notamment, de Dieudonné Niangouna, d’Eva Doumbia, de Julien Mabiala Bissila. Elle a aussi travaillé pour Fargas Assandé et Richard Demarcy, entre temps. C’est qu’on ne sort pas indemne d’une expérience scénique menée tambour battant aux côtés de dramaturges aussi engageants dans leur création ! Sa musique s’en ressent, forcément. Juste assez pour que le zeste de légèreté nécessaire au miroitement d’une vie ne pourrisse pas tout dans le cerveau…
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