En compétition officielle au 72e festival de Cannes et en sortie le 2 octobre 2019 sur les écrans français, Atlantique est un film magnifique sur combien les morts peuvent aider les vivants à trouver leur liberté.
Le crépuscule est l’heure où les esprits circulent. Les morts veulent-ils rétablir un lien avec les vivants ? Les jeunes qui avaient décidé de partir et que l’Atlantique a avalé réclament justice et veulent revoir celles qu’ils aiment. C’est dans cette double énergie qu’Atlantique nous emporte : de jeunes travailleurs sont floués par un patron insensible, des femmes souffrent du départ de leurs amants, qui sont allés chercher fortune ailleurs. Ancré dans la dureté du réel, le film aborde le fantastique quand il s’agit de donner à ressentir ce qu’éprouvent les femmes. Plutôt que de se fourvoyer dans le tragique ou le larmoyant, Mati Diop suit une voie radicale de représentation.
Un chantier dans une nouvelle ville huppée en banlieue de Dakar, Diamniadio. En quelques plans, le vent, le bruit, le travail. Des bœufs passent non loin, discrète référence à Touki bouki. Puis la colère des hommes qui n’ont pas été payés depuis trois mois. Puis leur chant de courage et de solidarité sur les plateaux des véhicules qui longent l’océan pour les ramener en ville. Et tandis que la caméra se concentre sur Souleiman, se profile au lointain la tour sur laquelle ils travaillent – une tour de luxe, absurde projet de Wade et Khadafi qui ne vit heureusement jamais le jour, sorte de Babylone anachronique que le mouvement des Y’en a marre a balayé dans la rue.
Cette tour ajoutée en 3D, on la reverra durant le film, rappel du capitalisme sauvage, le sacrifice des hommes et de l’intérêt général au règne du profit. Ce sacrifice n’est pas seulement l’exploitation : il devient celui de ceux qui, en désespoir de cause, prenaient les pirogues pour aller tenter leur chance en Espagne.
Parmi tant d’autres, Mary Jimenez avait réalisé en 2012 un magnifique documentaire sur ces « héros sans visage ». Dans la tragédie, le héros est celui qui se sacrifie pour la communauté. Ces jeunes disparus n’étaient-ils pas malgré eux des lanceurs d’alarme sur l’état d’un pays qui ne peut offrir un espoir à sa jeunesse ? Mati Diop leur avait donné un visage dès 2009 avec Serigne, rencontré la nuit autour d’un feu sur une plage de Dakar, qui avait tenté la traversée et la fabulait pour pouvoir la recommencer. « Quand on décide de partir, c’est qu’on est déjà mort », disait-il.
La mort est là. Elle est dans cette mer à la fois fascinante et dangereuse. Elle est dans le mariage forcé d’Ada avec le riche Omar alors que c’est Souleiman qu’elle aime. Elle est dans cette présence qui s’impose peu à peu alors que l’océan l’a emporté. C’est lorsqu’Ada comprend que Souleiman est revenu qu’elle peut devenir femme, en somme lorsqu’elle comprend que sa mort l’invite à suivre, comme les amies qu’elle côtoie, son propre chemin.
Ainsi, les esprits circulent au crépuscule. Ils n’hésitent devant rien dans leur soif de justice pour arriver à leur fin. Ils n’hésitent pas non plus à signifier leur amour. On a souvent vu au cinéma la présence romantique des morts. Spielberg l’avait ainsi évoquée dans Always. Sam, victime d’un meurtre, va de même tenter de communiquer avec Molly (Whoopy Goldberg) dans Ghost. Le trouble est au rendez-vous, tant la mort nous obsède. Sans quitter son registre, fort différent de ces produits hollywoodiens, Mati Diop trouve elle aussi, avec une économie de moyens qui renforce l’émotion, les images et les mots.
Son registre, c’est être à la fois dehors et dedans, en une chorégraphie sans cesse renouvelée. Dedans car sa caméra s’infiltre dans l’action, capte par-dessus l’épaule la colère des hommes, trouve la gestuelle des corps pour exprimer ce que les femmes ressentent, accompagnées par la musique sensuelle et hybride de Fatima Al-Qadiri, même lorsqu’elle entre en dissonance. Dehors parce qu’elle privilégie l’image au texte, que les regards pèsent davantage que les mots, que les lumières qui passent sur Ada illuminent son être intérieur, que les mouvements de la mer révèlent ceux de l’âme, que l’imaginaire des femmes donne corps aux fantômes. Cette distance aussi radicale que subtile du dehors peut déconcerter, elle est pourtant la trame par laquelle Mati Diop, avec une impressionnante pertinence et une rare intensité, arrive à transcrire son ressenti. Si l’on accepte ce trouble, elle ouvre à l’émotion.
Récit surnaturel autant que policier, remarquablement interprété par des acteurs trouvés pour la plupart au hasard des rencontres, résultat d’une synergie de production où le Sénégal s’est largement investi (par le financement du Fopica mais aussi par le savoir-faire du producteur Oumar Sall et de sa société Cinekap), et œuvre d’une véritable auteure qui sait suivre et imposer ses intuitions, Atlantique marque autant par sa maîtrise que par son impressionnante beauté. Il est le geste d’une femme qui se sait héritière d’une grande tradition tant familiale que culturelle et dont la vision et l’appel à l’autodétermination nous aident à mieux percevoir et comprendre tant les nécessités de notre temps que notre présence au monde.
Un commentaire
Cher Olivier,
Si j’avais bien sûr, déjà très envie de voir ce premier Long métrage de Mati DIOP, ta plume magnifie plus encore son travail en rappelant ainsi avec tant d’emotion, la belle lignée dans laquelle elle s’inscrit, en étant aussi une jeune cinéaste talentueuse du XXI eme siècle. C’est toujours un plaisir de te lire ! Et ce sera un plaisir de découvrir à Bruxelles bientôt le film !