Autour du « Collectif Egalité »

Entretien de Sylvie Chalaye avec Jacques Martial

Paris, février 2000
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Comment est né le Collectif Egalité ? Qu’est-ce qui a déclenché cette action ?
Le Collectif est né à l’initiative de la romancière Calixthe Beyala qui, l’an dernier, devant le silence et face au vide auquel nous étions confrontés, a intenté une procédure contre le gouvernement français pour racisme, arguant que les minorités visibles, et notamment les Noirs (car plus on est noir, plus on est invisible), n’étaient pas assez représentées à la télévision. Autour de Calixthe Beyala et de cette action se sont regroupées les personnes qui se sentent concernées par le problème et qui sont désireuses de changement. Il y a eu des réunions d’où s’est dégagée une stratégie pour faire changer les choses. L’objectif du Collectif n’est pas de dénoncer, mais de transformer.
Vous parlez des minorités visibles, pourtant dans la presse on noie souvent le poisson en présentant le problème de manière plus large ; on parle des minorités comme tout ce qui n’est pas français…
Absolument. Il y a une grande confusion soit voulue, soit inconsciente (ce qui est encore pire !) dans la tête de pas mal de nos interlocuteurs et parfois même du public qui est manipulé par les médias. Pour ce faire, on amalgame France et Blanc. Or la France est un pays qui a une histoire coloniale, qui s’est déplacée dans le monde, qui a amené ses valeurs à un certain nombre de populations. Par conséquent, la France n’est pas que blanche, elle est aussi noire et maghrébine. Nous défendons une France multiraciale, multi-ethnique. A ce titre, nous ne sommes pas des étrangers qui essayons de transformer ce pays, c’est notre pays. Pour ce qui est des Antilles, nous sommes Français de sang et de sol avant Nice et la Savoie. Depuis le 15° siècle, nous appartenons corps et âme à cette nation, nous l’aimons comme telle et voulons participer pleinement en tant que citoyen à son avenir et à son développement.
Vous pensez qu’il ne faut pas mélanger le débat avec les problèmes des autres minorités ? On entend dire que si on établit des quotas, il en faudrait aussi pour les Juifs, les Homosexuels, etc…
Non, mais il est question des minorités visibles. J’ai des amis corses, bretons ou antillais qui font de grandes carrières, mais, bizarrement, ils sont tous blancs. C’est là le fond du problème. Je remarque que plus on se différencie par la couleur de la peau moins on est visible.
Vous parliez tout à l’heure d’une stratégie qui a été mise en place par le Collectif Egalité, quelle est-elle ?
Il y a eu d’abord cette procédure judiciaire contre le gouvernement français qui court toujours ; nos juristes travaillent sur cette plainte pour la faire aboutir et surtout que cela soit jugé pour qu’on aborde la question sur la place publique. A côté de cette action en justice, plutôt symbolique, il y a surtout toute une série de négociations menées avec des hommes politiques, les présidents et les directeurs de chaînes, avec le CSA pour arriver à des changements concrets, car, et je le répète, notre objectif n’est pas de dénoncer, mais d’avancer, de faire changer les mentalités.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Je crois que c’est le système à la française où l’on est défini en tant que citoyen de la République : Français, c’est être comme tout le monde, et tout le monde c’est la majorité, le tout occidental. Finalement se penser comme tout le monde, c’est se penser Blanc.
Vous pensez que les programmateurs à la télévision, quand ils ont à choisir un scénario, ont tendance à rechercher cette image-là ?
Je crois que c’est pire que cela ; je crois que jusqu’à une date récente ils ne se posaient pas la question de savoir si quelqu’un qui n’est pas blanc pourrait être distribué, à moins que le scénario raconte effectivement une histoire qui se passe en Afrique ou qui intègre spécifiquement, pour des raisons dramaturgiques, une réalité raciale différente. C’est-à-dire que le Noir n’est pas considéré comme un simple citoyen : il ne peut pas interpréter un personnage, mais  » un Noir « .
Il doit tout même y avoir des scénarios qui arrivent avec des personnages noirs qui sont de vrais personnages et qui n’ont pas une justification. Or ces scénarios ne sont pas retenus.
Effectivement. Il y a aussi le cas des personnages de Noirs qui deviennent Blancs quand le rôle est très beau, qui changent curieusement de couleur… Avant on parlait de frilosité, mais moi je dis que c’est du racisme. Il faut appeler les choses telles qu’elles sont. C’est cela qu’il faut transformer, dans la mesure où le Noir est souvent perçu comme venant d’ailleurs, l’Etranger, la chose  » exotique  » dans le meilleur des cas, mais de toute façon comme étranger au tissu social du pays dans la construction de pensée des décideurs et dans l’image qu’ils veulent donner à leur public de la France.
Mais ne font-ils pas une grave erreur puisque ce public, ils l’imaginent plus qu’ils ne le conçoivent dans sa réalité ?
Bien sûr, et on se rend compte que quand il y a des Noirs dans les séries, ça marche. Je participe depuis douze ans maintenant à une série qui s’appelle Navarro qui est un succès ; mon ami Mouss Diouf est dans une série qui cartonne. Ces quelques exemples vont à l’encontre de leur frilosité et montrent que ce qu’ils croient être le public n’est qu’une projection de leurs fantasmes.
N’y a-t-il pas aussi une responsabilité d’éducation du regard ? Car à force de ne pas présenter une population française pluri-culturelle et pluri-colorée, n’habitue-t-on pas le public à avoir cette image-là, alors que ce qu’il voit dans la réalité il ne l’a pas sur l’écran ?
Vous mettez le doigt sur le danger. La télévision est un média extrêmement important, sa vocation éducative est réelle ; le temps que passent les gens devant la télévision est considérable et constitue pour eux les bases de leur construction imaginaire. Or, effectivement, à blanchir le paysage de la France ou à ne montrer les Noirs que de manière exotique ou de façon dévalorisante, on modèle l’opinion, on habitue les gens à percevoir le Noir comme Autre, comme étranger, comme  » problème de société « , comme empêcheur de tourner en rond. Bref, on inculque aux gens une vision totalement négative et fausse du Noir. Et c’est ce contre quoi nous luttons ; l’objectif du Collectif est de transformer, par l’exemple, cette vision que l’on donne de nous.
L’écho qui est fait à la démarche du Collectif, c’est qu’il s’agit d’un avatar du parisianisme, un problème soit d’intellos, soit très parisien. Car finalement la question a été évoquée, dans les télés, sur Arte et sur Paris Première. D’autre part même les fictions policières où apparaissent des Noirs se déroulent dans l’espace parisien. Ce qui tendrait à dire que le cosmopolitisme n’est bon que pour les Parisiens.
(Rires). Je voyage beaucoup, et croyez-moi, la réalité multiraciale de la France on la trouve partout, jusque dans les coins les plus reculés de ce pays. Le Collectif représente des gens qui n’ont pas voix au chapitre, notre devoir et notre responsabilité d’intellectuels, d’artistes, est de porter cette parole ; nous avons un espace de conscience et des métiers qui nous permettent de réfléchir à ces questions et nous obligent à trouver des réponses.
Une chose qui à mon avis n’est pas tellement évoquée, or je pense que les choses sont liées, c’est que cette présence multi-culturelle et multiraciale à la télévision est assumée pour l’instant par des séries qui viennent des Etats-Unis. A partir du moment où il n’y a pas d’images positives dans lesquelles se projeter pour une jeunesse pluri-culturelle, cette vision se récupère dans les séries américaines, et du coup on aboutit à des contradictions : on dénonce l’Amérique mais on fait tout pour que l’Amérique soit le modèle.
C’est exactement ce qui se passe. Nos enfants, nièces, neveux… ne peuvent se construire que dans des images venues d’un ailleurs. Bientôt, ils ne se reconnaîtront plus comme appartenant à la société française et il sera plus naturel pour eux de chanter l’hymne américain que la Marseillaise. C’est d’autant plus grave que l’Amérique, et il faut lui rendre justice, essaie, elle, de résoudre ses problèmes raciaux avec des modèles qui, il faut le reconnaître, constituent des facteurs d’aliénation pour la jeunesse française et surtout sont moteurs de violence. Car il s’agit avant tout d’une culture incroyablement violente. D’une certaine manière, la France est en train de récolter ce qu’elle sème. C’est très grave de ne proposer que cela. Entre cette violence et l’exotisme à la française, je n’ai pas ma place.
Actuellement, à part Panique aux Caraïbes réalisées par Greg Germain, les personnages Noirs dans les séries françaises ne sont, si j’ose dire, que des adjoints.
Il y a aussi Profiler avec Pascal Légitimus qui en est encore à ses premiers épisodes. Quoi qu’il en soit, tant qu’on pourra citer sur les doigts d’une main ces tentatives, la question restera entière. Il faut qu’il y en ait plus. Il faut que cette intégration s’exprime partout, que cela devienne un réflexe, qu’on réfléchisse à l’acteur en tant qu’acteur et non plus en tant que couleur ; on est pas là pour jouer des couleurs, on est là pour jouer des personnages, que celui qui présente le journal puisse aussi être Noir. Mais cela n’existe pas, je n’en vois pas. Bien sûr, on a seulement ouvert une porte à Rachid Ahrab – merci au Mondial – mais c’est peu.
Comment expliquez-vous, à part Médecins de nuit qui n’existe plus, le fait que ce soient des séries policières qui fassent une petite place aux minorités visibles ?
Parce que la télévision produit beaucoup de séries policières (rires). On produit énormément de polars. Si sur dix films il y a huit polars et qu’il y a deux rôles pour les Noirs, il y a plus de chance de les avoir dans l’un des huit que dans un des deux qui va se passer dans un chalutier sur la côte basque. C’est le premier constat. Je dirais aussi qu’il y a eu un moment un effet de mode venu d’Amérique. C’est vrai qu’il y a désormais des personnages récurrents de flics, liés à l’histoire, mais on rencontre aussi des malfrats qui reviennent d’épisode en épisode. Dire que c’est inconscient de la part des décideurs n’est pas pour les excuser, c’est pire. Mais si c’est conscient, c’est très grave. Dans un cas comme dans l’autre c’est intolérable. Quand Le Pen avait pignon sur rue et qu’il tenait le haut du micro, on entendait beaucoup plus son discours que le nôtre et les réponses que nous pouvions opposer en tant qu’artistes et intellectuels.
Quand on parle de la présence ou de la visibilité à l’écran d’acteurs noirs, ne pensez-vous pas qu’il faille remonter en amont ? Se dire à quel endroit les décisions se prennent ?
Exactement. Un des constats que nous faisons dans le Collectif, est que non seulement il n’y a pas de Noirs à l’écran, mais il n’y en a pas non plus aux postes de décision. Nous sommes donc en face d’un consensus où les gens se cooptent entre gens d’école, entre copains du même arrondissement… C’est une des choses que nous espérons changer avec tous, à commencer avec les politiques.
Quels sont les moyens d’action dont dispose le Collectif en dehors des quotas ?
Les quotas, c’est un pis-aller ; personne n’est pour les quotas dans la mesure où il n’est jamais très sain de se penser, de se construire dans un système condescendant. Mais les quotas permettent de stigmatiser une injustice et en réalité le Collectif oeuvre de toute son énergie pour que ce ne soit qu’un dernier recours. Nous travaillons actuellement, avec les bonnes volontés, à ce que cette transformation se fasse par la réflexion, par la compréhension, que nous apprenions à nous connaître parce qu’il y a une grande ignorance de la part des décideurs de notre réalité. Eux ont l’air de nous découvrir mais nous, nous les connaissons, nous les avons intégrés depuis très longtemps à nos schémas de vie ; maintenant c’est à eux de faire un pas dans l’autre sens.
Pour éviter les quotas, il faudrait donc qu’au bout de la chaîne il y ait des Noirs dans les commissions décisionnaires ?
Voilà, on se retrouve dans un cercle vicieux qu’il faut transformer en cercle vertueux. Actuellement l’absence crée l’absence. Il faudra passer par un travail de compensation parce que nous sommes victimes d’injustice et d’exclusion depuis 1850 – avant, c’était l’esclavage nous étions du mobilier, du bétail, OK ; 1848, du jour au lendemain nous sommes devenus citoyens à part entière, c’est-à-dire : tu fermes ta gueule, tu es devenu citoyen, tu n’as plus rien à dire, tu es comme tout le monde, c’est-à-dire, tu es devenu Blanc. OK. Nous avons été victimes d’injustice, il faut par conséquent compenser ce travail de destruction qui a été engagé par les systèmes colonialistes. Il faut rééduquer, solliciter… si les gens ne savent pas le faire, il faut trouver les personnes pour le leur enseigner, et pour leur donner l’instrument. C’est cela le travail d’intégration ; ce n’est pas seulement dire : Bon, on va vous donner trente millions de francs et puis faites des films. Bien sûr, il y a des gens qui savent le faire, et même très bien, mais le vrai travail c’est d’aller chercher, solliciter dans les écoles, privilégier et développer des cursus de formation, d’éducation ; que cette réalité soit prise en compte dans les critères de sélection des cadres supérieurs. Devenir producteur ça s’apprend, c’est un métier. C’est tout ce travail qu’il va falloir faire ; ce n’est pas seulement avoir un comédien… Ce n’est pas parce que je joue Bain-marie dans Navarro que ça change quelque chose.
Il faut qu’il y ait des créateurs qui fassent des films, qui les distribuent…
Exactement. Des personnes qui comprennent comment ça marche. Il y a des choses qui vont marcher et d’autres qui, bien sûr, marcheront moins bien. Et alors ? Ce n’est pas parce que le dernier film de Catherine Deneuve a moins bien marché qu’on lui dit qu’elle est une mauvaise comédienne et qu’elle n’en fera plus jamais. C’est inadmissible qu’Euzan Palcy qui a fait Rue Case-nègre, dont on peut dire ce qu’on veut mais qui est l’un des rares films français connus internationalement, à commencer par les USA traditionnellement fermés au cinéma français, il est inadmissible qu’elle ne puisse pas trouver de l’argent en France pour ses films. Il faut donc utiliser les compétences déjà existantes, mais ensuite créer des compétences et créer les moyens de les faire émerger. A l’initiative de Luc Saint-Éloi, le Collectif a fait réaliser un spot par RFO pour la promotion du Collectif et de ses valeurs qui portent sur l’échéance 2020. C’est bien que RFO produise et réalise ce spot, mais il faut des initiatives, créer des boîtes de production… Cette élite est à créer.
Que pensez-vous de la création d’une télévision dont les manettes serait tenues par des Antillais ou des Africains, comme l’a entreprise le groupe de rap Système Ä, est-elle viable en France ?
J’ai beaucoup de respect pour les rappeurs parce qu’ils font la même chose que le Collectif, bien que ce soit avec des moyens différents. Quelle est la mission de la chaîne Channel 4 en Angleterre ? Favoriser le travail de représentation et d’intégration de la réalité multiraciale et multiculturelle de la Grande-Bretagne. Il y a beaucoup de boîtes de prod qui se sont créées et à qui Channel 4 demande des programmes. Et aujourd’hui Channel 4 passe pour une des télévisions les plus novatrices et intéressantes dans le monde. Le label Channel 4 est un label de qualité, pourtant c’est né d’une volonté politique. Je ne suis exclusif de rien ; c’est une des voies et je pense qu’on va y arriver.

///Article N° : 1321

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