Trio de cannibales

Entretien de Sylvie Chalaye avec Jacques Martial

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Vedette de télévision, acteur de théâtre et de cinéma, le Guadeloupéen Jacques Martial s’attaque à la mise en scène d’un texte d’un auteur contemporain africain. Un nouveau défi pour cet acteur engagé qui se bat sur tous les fronts pour que la créativité artistique des  » minorités visibles  » soit reconnue.

Vous présentez Cannibales comme une commande…
Je cherchais un auteur. J’avais vu Nègrerrances et j’avais aussi beaucoup aimé Le Masque de Sika que je trouvais drôle et spirituel. Puis la rencontre a eu lieu avec José Pliya autour de la mise en lecture de cette pièce et face à l’envie qui était la mienne, José Pliya m’a paru la bonne personne. Seulement, il a commencé par refuser en disant qu’il ne pourrait pas écrire si on lui imposait un sujet. Alors je lui ai dit :  » Mais ce n’est pas un thème, c’est un casting que j’ai à te proposer ! « . L’idée de mettre ensemble trois femmes était au centre du projet et je voulais aussi me confronter à l’écriture d’aujourd’hui. J’avais monté Claudel, je travaillais à l’époque sur Césaire et j’avais envie de quelque chose d’original. Mais quand j’ai reçu la pièce quelques mois plus tard, j’ai d’abord été affolé (rires). Nous avons alors organisé une lecture à la Chapelle du Verbe Incarné en Avignon pour faire entendre le texte avec Nicole Dogué, Christine Sirtaine et Martine Maximin, les trois femmes du casting que j’avais proposé.
D’où venait cette idée de proposer d’abord un casting à l’auteur ?
Toutes trois, comme Marie-Noëlle Eusèbe qui a repris le rôle de Nicole Dogué, prise sur un autre spectacle, sont d’immenses actrices. Je venais de monter l’Échange avec Christine Sirtaine, j’avais aussi travaillé avec Martine Maximin et j’enrageais de voir combien ces comédiennes restent méconnues. J’avais envie qu’on les voit tout simplement. Cela participe de ma démarche de visibilité, de mon engagement idéologique et politique, c’est aussi dans la déontologie de la Comédie noire, ma compagnie : offrir des espaces de représentation aux artistes issus des minorités visibles.
En même temps, si j’ai demandé ce texte à José Pliya, c’est que je voulais quelqu’un qui écrive du théâtre sans être tenté par l’exotisme. Quelqu’un qui écrive d’abord pour des actrices. Et j’ai trouvé chez lui cette très grande liberté d’inspiration et d’écriture, qui n’est pas liée à une ethnie particulière. Ce n’est pas du théâtre ethnique.
Pourquoi avez-vous été affolé à la découverte de la pièce ?
Elle convoque beaucoup de mystère et d’irrationnel. Un des thèmes essentiels traite de l’illusion et comment se libérer de l’illusion dans laquelle il est facile de vivre et par laquelle il est facile de se laisser dévorer ; autrement dit de confondre désir et réalité. On a beaucoup travaillé avec le scénographe sur la possibilité d’une dimension mystique, mais c’est aussi un texte très quotidien. Comment traiter de cette dimension ? Immédiatement j’ai eu le sentiment que la pièce racontait une initiation, une initiation des personnages à accéder à eux-mêmes. On est dans le théâtre de Dionysos, un Dieu terrible qui peut donner le vin et le blé aux hommes, mais en même temps semer la mort et la désolation dans la même phrase. Il rit d’un œil et pleure de l’autre. On a essayé de penser à la verticalité et à la dimension surhumaine des personnages et cela nous a ramenés au théâtre. Nous avons trouvé que cela parlait de l’illusion du théâtre et de ce moment du théâtre qui est tellement vrai qui est tellement la vie et en même temps qui n’est qu’illusoire. C’est par un jeu de miroir que nous avons tenté d’aborder cette question. Les trois bancs traitent de l’illusion de ces trois personnages qui ne sont pas les mêmes mais qui se ressemblent : similitude et différence.
C’est pourquoi les personnages ne communiquent finalement jamais réellement…
Ce qui m’est apparu dans le travail, c’est qu’il y a trois positions par rapport au réel et à l’illusion. La pièce nous parle de mondes qui ne se rencontrent pas. C’est écrit comme de la musique. On a un trio pour trois instrumentistes. Un concerto contemporain. Il faut absolument un violoncelle, un alto et un violon et chacun de ces instruments a son thème à jouer, sa couleur et sa sonorité. Et un violoncelle ne sonnera jamais comme un violon, mais son absence rend pauvre l’harmonie. C’est l’harmonie des trois, respectant le chant de chacun et l’intégrité de sa partition qui soudain fait naître l’harmonie que dégage la pièce. Nous avons travaillé sur l’univers de ces personnages qui ne se répondent pas, ne se parlent pas. La pièce avance, alors que l’énigme s’épaissit : plus on en apprend sur les personnages, plus ils nous donnent d’eux-mêmes et moins ils nous livrent de clé. Les masques tombent et le mystère persiste. C’est là où le jeu de miroir décalé intervient. Ce n’est pas psychologique, on est dans un rapport avant tout sensitif. Nous avons abordé le texte de cette manière-là et les choses ont pris forme de manière quasi organique.
Vous avez donc traité la langue de Pliya comme une partition musicale ?
Oui. C’est une musique, c’est construit comme de la musique, il y a des arias, des récitatifs, des trios, des duos. Des syncopes, des accélérations, des périodes à l’intérieur desquelles, il ne faut pas s’installer, sinon cela ne marche plus. Il faut retrouver le rythme à l’intérieur des tirades. Ce qui est magique dans cette langue, c’est qu’elle ne prévient pas quand on bascule dans le poétique, il n’y a pas d’alerte. C’est en se frottant à cette langue qui est une langue âpre, une écriture très guerrière, qui n’est pas du tout alanguie, qu’on se rend compte soudain, qu’il y a une musique. Et quand on est dans le juste, c’est de la poésie, qui ne se présente pas comme telle, mais qui est absolument sonore. Cela demande bien sûr des interprètes au sommet de leur art qui peuvent soutenir la période et la rompre. C’est une langue qu’il faut chanter juste, elle ne supporte pas l’approximation.
Alors, finalement, qui sont ces cannibales ?
On est dans un rapport de poupées russes. Les enfants portent le même nom que les mères. Mais aussi ces personnages rongent leur vie à force de ne pas la vivre et la laissent dévorer par les autres. Quant aux Indiennes Guayaki, elles appartiennent en effet à un peuple anthropophage. Mais ce cannibalisme consiste à servir de sépulture à ceux qui disparaissent, à continuer de les porter en soi après leur mort. Et il y a, à la fin de la pièce, un choix de cet ordre : porter en soi les souffrances du passé au lieu de les nier, de le rejeter, les garder en soi, se nourrir de ce que l’on a été pour continuer d’avancer.

Cannibales, texte de José Pliya, mise en scène : Jacques Martial, avec Marie-Noëlle Eusèbe, Martine Maximin et Christine Sirtaine, du 19 novembre au 18 décembre 2004 au Studio du Théâtre National de Chaillot.
Le Complexe de Thénardier, texte de José Pliya, mise en scène Vincent Colin, lumières : Desanglois, musique : Thierry Bertomeu, avec Sylvie Chenus et Hyam Zaytoun, du 5 janvier au 19 février 2005 au théâtre du Lucernaire.///Article N° : 3745

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