« Ceux qui vont y voir une conception pessimiste de l’Afrique se trompent »

Entretien d'Héric Libong avec Ahmadou Kourouma

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Nous avons publié le mois dernier une critique mitigée du dernier livre d’Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé (Editions du Seuil), événement de la rentrée littéraire africaine renforcé par le succès de son ouvrage précédent, En attendant le vote des bêtes sauvages (cf. critique et entretien dans Africultures 12). La parole est cette fois à l’auteur.

A quoi fait référence le titre de votre dernier livre ?
C’est l’histoire d’un jeune homme qui n’a pas eu de chance. Il a perdu ses parents très tôt, il est obligé de voyager très jeune et se retrouve embarqué dans la guerre tribale où il devient enfant soldat. Mais il se dit que puisqu’Allah n’a pas été juste à son égard, « Il » n’est pas obligé de l’être à l’égard de tout ce qu’il réalise sur terre. Et donc lui aussi, Ibrahima, n’est pas obligé… Cela illustre le fatalisme musulman. Et le fait que l’homme est responsable de son destin. Il fait ce qu’il veut.
Peut-on parler d’un conte initiatique ?
Non, ce n’est pas un voyage initiatique mais une randonnée moderne. Il part à la recherche de sa tante et rencontre Yacouba, un aventurier et un multiplicateur de billets qui désire aller en Sierra Leone, car la mort y est présente et que c’est dans ce genre de lieu que l’on peut avoir beaucoup d’argent quand on est « Gri-gri man ». C’est paradoxal, mais il sait que lorsque la mort est omniprésente, les gens sont prêts à tout donner pour rester en vie. Ils s’accrochent à quelque chose et c’est dans ces moments là que le Gri-gri a le plus de valeur, de réalité et de force.
Qu’est ce qui vous a poussé à choisir le thème des enfants soldats ?
En fait, c’est quelque chose qui m’a été imposé par des enfants. Quand je suis parti en Ethiopie, j’ai participé à une conférence sur les enfants soldats de la Corne de l’Afrique. J’en ai rencontré qui étaient originaires de Somalie. Certains avaient perdu leurs parents et ils m’ont demandé d’écrire quelque chose sur ce qu’ils avaient vécu, sur la guerre tribale. Ils en ont fait tout un problème ! Comme je ne pouvais pas écrire sur les guerres tribales d’Afrique de l’Est que je connais mal, et que j’en avais juste à côté de chez moi, j’ai travaillé sur le Liberia et la Sierra Leone.
Le fait d’emprunter le langage d’un enfant de 11 ans se répercute sur votre façon d’écrire. La poétique qui avait fait la force de vos précédents ouvrages en pâtit quelque peu. Comment justifiez-vous ce choix ?
Si l’on a l’impression que la narration perd en densité poétique, c’est parce que les réalités que vivent les enfants soldats n’ont rien de poétique. Je considère que les guerres tribales comme celles de Sierra Leone et du Liberia sont à mettre parmi les événements les plus atroces de cette fin de siècle. D’ailleurs, c’est pour ça que j’ai choisi de les faire raconter par un enfant. Présentées dans toute leur nudité, ces réalités sont terribles. Faire parler un enfant, c’est faire paraître la violence moins crue. Même si ce n’est pas facile. Car les enfants soldats sont des enfants tueurs, capables d’une méchanceté et d’une violence terrible. Ils n’ont rien à perdre. Ils n’ont plus leur père, leur mère – certains m’ont dit que parfois, pour se faire recruter on exigeait qu’ils tuent leurs parents. D’un autre côté, ils conservent l’innocence des enfants. Ils ne connaissent rien et on les exploite. Ils commettent des actes terribles sans en percevoir les conséquences. Je crois que c’est cette innocence qui est le sentiment le plus difficile à traduire.
Vous faites une violente satyre de l’occultisme en Afrique et de la sauvagerie qu’il engendre. Ne craignez-vous pas de développer une idée simplificatrice et négative de ce domaine ?
Ce n’est pas une connotation négative. Les Africains ont toujours cru à la sorcellerie et aux marabouts et l’utilisent dans leur quotidien. Pourquoi le cacher ? D’ailleurs, ils ne sont pas les seuls. On la pratique en Occident. Beaucoup de chefs d’Etats y ont eu recours. Les gens ont toujours pensé résoudre leurs problèmes en passant par là. Personnellement, je n’y crois pas. Car si nous avions la possibilité d’en tirer une force quelconque, nous l’aurions utilisé pour ne pas subir l’esclavage aux Etats-Unis. Nous aurions pu éviter la colonisation. Quand je dis ça en Afrique, les gens me prennent pour un Blanc. Je me souviens que lors d’une escale à Libreville, les écrivains gabonais l’avaient très mal reçu. J’adopte un ton très satyrique à l’encontre des sorciers ou des marabouts car je considère que ce sont des personnes qui profitent de la misère ou de la naïveté des autres pour s’enrichir.
On se plaint de n’entendre parler de l’Afrique qu’en termes de catastrophes et de conflits ethniques. En vous servant de ce thème, ne craignez-vous pas d’alimenter la vision pessimiste du continent relayée par une grande partie des médias occidentaux ?
Ceux qui vont y voir une conception pessimiste de l’Afrique se trompent. L’Occident peut tenter de faire croire qu’il s’agit de toute l’Afrique mais tout le monde sait qu’il ne s’agit que d’un petit élément. Et puis, la guerre au Liberia est quasiment terminée, celle de Sierra Leone va bientôt l’être. Il y a plus de cinquante Etats en Afrique. Dans la mesure où l’on m’a demandé de traduire une vérité, je me suis dit qu’il fallait coller le plus possible au déroulement historique des choses. Et puis, pourquoi avoir peur de la vérité ? Il faut savoir se regarder en face. Dans la mesure où les gens s’entre-tuent, je ne pouvais pas dire le contraire. De plus, pour moi c’est une façon de dénoncer, de condamner le tort que font à l’Afrique ceux qui contribuent à entretenir ce genre de conflit. Qu’ils viennent d’Afrique ou d’ailleurs. C’est vrai que concernant l’Afrique, on ne parle pas beaucoup des choses qui vont bien. Mais que je le fasse ou pas, l’Occident s’est déjà façonné une certaine image du continent. Par contre, croire que j’encourage cette vision des choses serait une erreur.
Lors de la sortie de « En attendant le vote des bêtes sauvages », vous vous réjouissiez des progrès en matière de la liberté d’expression en Afrique. Depuis votre pays, la Côte d’Ivoire, a subi un coup d’Etat militaire. Pensez-vous que la démocratie telle qu’on la pratique ici est applicable sur le continent ?
Je ne pense pas qu’il y ait plusieurs méthodes pour avoir une société démocratique. Et la démocratie n’est pas une spécificité occidentale. Les Occidentaux ne sont pas nés avec et elle ne leur appartient pas. C’est une façon de penser et de vivre. La démocratie s’impose aux hommes mais personne ne peut vous l’imposer. On ne peut ni imposer la tolérance ni le fait qu’il faille accepter l’autre pour ce qu’il est. Quant à la Côte d’Ivoire, elle n’avait pas encore connu ces bouleversements qu’a occasionné la guerre froide en Afrique parce qu’il y avait Houphouêt-Boigny qui tenait le pays. C’est ce qu’il vient de se passer avec l’arrivée du général Gueï et des militaires. Mais même s’il y a eu des brimades, si des journalistes ont été brutalisés, cela n’a pas empêché les gens de parler. Les faits sont signalés et sont connus de tout le monde. Il y a des journaux, on en discute dans la rue, on manifeste etc. Je n’ai jamais cru le Général Gueï quand il disait qu’il allait quitter le pouvoir après avoir organisé des élections démocratiques. Et je suis certain qu’il sera le futur président de le Côte d’Ivoire. Car en Afrique l’armée représente la seule véritable force. Et comme les gens ne savent comment la contenir, c’est à elle qu’ils s’adressent.
Vous faites souvent remarquer que vos livres ne sont pas lus en Afrique. Comment l’expliquez-vous ?
C’est vrai. Premièrement, les Africains ne peuvent pas acheter mes livres car les prix sont beaucoup trop élevés. Ensuite, beaucoup sont analphabètes et pour finir, ils ne lisent pas. Oh, ils lisent tout ce qui touche à l’utilitaire. Les journaux ou la médecine, l’économie, quand ils pratiquent ces disciplines. Mais ils ne lisent pas de roman. Une fois, un ami m’a dit en rigolant : « Toi là, pourquoi je lirais les histoires que tu inventes. Est-ce que c’est vrai ? » Les gens ont d’autres préoccupations. Et on ne peut pas changer les mentalités comme ça. Il faut du temps. On a pas le choix.

///Article N° : 1558

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