Initié aux danses du sud du Bénin, dont il est originaire, Koffi Kôkô se forme plus tard, en France, aux danses classique et contemporaine occidentales. De sa démarche métisse naît l’une des écritures chorégraphiques africaines les plus originales. Après avoir dirigé le ballet national du Bénin en 1994, il crée avec la danseuse espagnole de flamenco Maricarmen Garcia la compagnie Carmen Kôkô.
En tant que danseur, comment considérez-vous votre corps?
On pense souvent que le danseur connaît bien son corps physique. Au risque de paraître provocateur, je dirais que ce n’est pas vrai. Le danseur travaille son corps physique selon un processus précis, une technique de danse. Souvent, en dehors de ce cercle de données, de cette habitude, il en méconnaît le fonctionnement et les ressources. Pour moi, l’être humain a plusieurs corps. Le corps physique n’est qu’un point dans un cercle formé par d’autres corps immatériels.
Quels sont ces corps immatériels?
Le corps-mémoire et le corps-esprit que j’utilise aussi en tant que danseur. Le corps-mémoire est celui qui emmagasine l’expérience : il joue beaucoup dans l’expression. Le corps-esprit est lié aux énergies. Son ampleur varie en fonction du vécu du corps physique et du corps-mémoire. Il nous transcende et peut nous transporter dans un es-pace aussi vaste que l’univers. Il permet de se régénérer, de s’adapter aux données nouvelles. Il est indispensable à la création chorégraphique.
Les références à ces corps immatériels sont assez nombreuses en Afrique, dans l’art comme dans les pratiques ésotériques. Sont-ils, à votre avis, des éléments universels de la danse?
Selon les civilisations, ils prennent des formes ou des noms différents. Mais on retrouve partout cette constante : toute personne qui travaille sur son corps, par la danse, sent normalement, à un moment donné, le besoin d’éprouver une ouverture qui la transcende. Pour que le corps physique soit autre chose que le support d’un mouvement mécanique. C’est pourquoi beaucoup de grands chorégraphes disent que lorsque l’on travaille la danse, on finit par rencontrer le divin. Lorsque le danseur africain danse, il a commencé à le faire bien avant d’entrer dans le cercle. Sa gestuelle n’est que la manifestation d’autres corps. C’est pourquoi, j’ai vu de jeunes danseurs faire parfois le grand écart sans jamais l’avoir travaillé auparavant. En Afrique, on peut danser jusqu’à 90 ou 100 ans car ce n’est pas seulement physiquement que l’on danse mais c’est aussi avec le corps-mémoire et le corps-esprit.
Comment ces trois corps – le corps physique, le corps-mémoire et le corps-esprit – ont-ils évolué au fil de votre travail?
On rencontre d’abord le corps physique : c’est notre instrument, l’outil de la matérialisation de notre expression. Puis on apprend à sentir le corps-mémoire. Enfin, on découvre le corps-esprit qui nous fait replonger dans le long chemin de la quête de soi. Aujourd’hui, je puise dans ces trois corps en fonction de ce que je veux dire mais je ne pour-rais plus rien faire sans le corps-esprit. J’aime beaucoup travaillé sur la matérialisation de ce corps, pas parce que cela m’entraîne dans la spiritualité mais parce que cela implique une certaine abnégation de soi, donc de l’image de son corps physique.
Les danseurs semblent souvent obnubilés par cette image de leur corps physique?
Oui, beaucoup s’arrêtent à cette dimension. Il existe chez les danseurs un véritable mythe du corps physique. Ils cherchent à être les plus beaux, que leur corps physique soit à la hauteur de l’image qu’ils veulent projeter d’eux-mêmes. Cela explique leur nombrilisme. Finalement cette obsession de leur image peut les enfermer.
N’est-ce pas avant tout une ten-dance de la danse occidentale?
Chaque civilisation a trouvé comment exprimer des sensations à travers la danse. L’Occident a cherché à dépasser le corps physique en l’oppressant dans un travail qui ne lui est pas naturel, en le poussant jusqu’à l’extrême de ses possibilités. Cela représente l’expression d’une culture ; je ne me permettrais pas de la juger. Je demande le même respect pour une culture qui utilise le corps d’une manière différente pour dire autre chose. Historiquement, la danse africaine est la soeur pauvre des autres danses. Aujourd’hui, on est en train de l’influencer en la menant dans un retranchement où elle culpabilise presque de s’exprimer comme elle le faisait auparavant. Cela m’attriste beaucoup. Bien sûr, je suis pour les échanges entre cultures mais on ne doit pas chercher à imposer à la danse africaine une esthétique qui n’est pas la sienne. Si on cherche à en faire une copie de la danse occidentale, il n’y aura plus de véritable échange possible et nous, les Africains, nous allons être perdus.
Votre technique de danse travaille beaucoup le contact au sol, les ondulations, le mouvement du sternum. Que signifie pour vous ce vocabulaire corporel?
Tous ces mouvements sont universels : ils appartiennent à tous les corps physiques. Ensuite, dans l’éxécution, ils portent une histoire. L’ancrage au sol, les ondulations, les mouvements circulaires qui sont régénérateurs, expriment notre manière d’être sur terre, qui fait peut-être que l’Afrique n’a pas foutu le camp jusque là. Toute danse commence par un appui au sol. La danse africaine a toujours maintenu ce rapport très présent. Cette caractéristique agit sur la morphologie de nos corps. Notre cambrure manifeste cet ancrage. Il est aussi inscrit dans la mémoire archaïque de nos corps. Un Africain né en France va apprendre la danse afri-caine plus vite qu’un Européen, en réactivant cette mémoire corporelle. De même, un Européen apprendra plus facilement la danse classique qu’un Africain. Par contre, il n’y a plus de spécificité culturelle lorsque l’on découvre le corps-esprit. On ne peut alors que comprendre la danse en général. Lorsque la danse vit, lorsqu’elle est en relation avec le corps-esprit, elle exprime un langage universel, par delà notre vocabulaire spécifique, où l’on oublie que les mots sont africains ou espagnols. o
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