Le photographe guadeloupéen Daniel Goudrouffe vient d’achever une seconde résidence de trois mois à New York. Il est venu y poursuivre une recherche sur les Caribéens new-yorkais. En filigrane, la question « qu’est-ce qu’être caribéen ? » Pratiquant la photographie depuis bientôt vingt ans, il continue de s’interroger sur le sens de cette expression artistique. Qui lui est notamment prétexte à aller à la rencontre de l’autre. Cet autre dont – par-delà les ombres – il aime à montrer l’humanité, la beauté, la résilience. Une dizaine de jours avant de quitter les États-Unis, Daniel Goudrouffe a accordé un entretien à Africultures. Rencontre à Manhattan en deux volets.
« I’m kind of like a hybrid. I was born in New York and moved to Haiti. My parents are Haitian. Being Haitian is being part of the Caribbean. Being part of the Caribbean is being part of the larger world. And I think it’s important for us to see it that way, that we are part of a larger world, that we are contributing to a larger world. « (1)
Une question traverse votre travail : « qu’est-ce qu’être caribéen ? »
Je viens de deux cultures différentes : mon père est malgache, ma mère guadeloupéenne. Et j’habite dans un département français de la Caraïbe qu’on appelle aussi département français d’Amérique. C’est sans doute ce contexte qui m’a amené à m’intéresser aux différences culturelles. Et à m’interroger sur l’identité caribéenne. En tant que photographe, il m’a semblé que le mieux pour m’en faire une idée était d’aller à la rencontre de l’espace géographique caribéen et de m’en imprégner. Je parle de la grande Caraïbe – celle qui inclut toutes les îles et tous les pays qui ont un littoral sur la mer des Caraïbes.
Certains soutiennent que l’identité caribéenne n’existe pas, que c’est une notion abstraite. Je pense au contraire qu’elle existe. Je sais que je suis caribéen. Je me suis rendu compte que l’on retrouve des éléments palpables qui sont identiques dans toute la Caraïbe. Probablement en raison du contexte géographique, du climat… Qui conduisent à consommer les mêmes choses, à se vêtir d’une manière similaire… Par ailleurs, et c’est une donnée essentielle, on ne peut pas faire abstraction de l’aspect historique : le lien avec l’esclavage. Qu’ils viennent de pays anglophones, francophones, hispanophones, néerlandophones, tous les Afro-descendants de la Caraïbe sont issus de l’esclavage.
Vous êtes actuellement à Manhattan à l’occasion de la deuxième phase d’une résidence qui porte spécifiquement sur les Caribéens à New York. Comment ce projet, qui remonte à 2012, a-t-il germé en vous ?
En 2011, j’ai présenté à New York une exposition dans le cadre du caribBEING Film Festival – « Santiman Karayib »(2). Une partie a été exposée à Brooklyn au Museum of Contemporary African Diasporan Arts , l’autre à Harlem, dans une galerie française, La Maison d’Art . C’est à cette occasion qu’a germé en moi l’idée d’une résidence sur la communauté caribéenne new-yorkaise. Depuis 1998 j’explorais l’identité caribéenne en parcourant la Caraïbe. Avec ce nouveau projet – Carribean Diaspora NYC – j’allais poursuivre mes recherches, mais cette fois-ci en dehors de l’espace originel caribéen. J’ai réussi à obtenir un financement auprès de la Direction des Affaires Culturelles et du Conseil régional guadeloupéen. C’est ainsi qu’en 2012 j’ai pu séjourner trois mois à New York. Ma recherche se serait arrêtée là si je n’avais pas découvert dans un musée new-yorkais, le Queen’s Museum, un ouvrage consacré aux Caribéens de New York entre 1895 et 1975. Très surpris que quelqu’un eût consacré un livre entier à ce sujet, j’ai progressivement pris conscience que mon projet était plus riche que je ne l’avais pensé. D’où cette seconde résidence. Au cours de ces deux séjours à New York, je me suis rendu compte qu’un certain nombre d’acteurs de la vie culturelle et politique qui y vivent – ou y ont vécu – sont d’origine caribéenne. Pour n’en citer que quelques-uns, je mentionnerais l’artiste Basquiat, dont le père était haïtien ; l’acteur américano-bahaméen Sydney Poitier ; Chirlane McCray, épouse du nouveau maire De Blasio, elle aussi avec des origines caribéennes ; Malcom X, caribéen par sa mère ; Harry Belafonte, de parents caribéens… N’étant pas un photographe people, je n’ai pas cherché à photographier des célébrités ayant des origines caribéennes. Mais il m’est arrivé de profiter d’un événement les mettant en scène pour photographier leur public.
Qu’est-ce qui a guidé votre travail photographique lors de vos résidences new-yorkaises ? Quelles en sont les thématiques transversales ?
Ce travail relève essentiellement du portrait social. Mes photographies ne sont jamais pensées avec un fond neutre. J’y livre des informations sur l’environnement social et culturel. L’ensemble se présentera sous la forme de quatre séries – le cadre général étant New York.
La première propose des portraits de Caribéens à New York. Certains sont photographiés chez eux, d’autres dans un espace public. C’est le cas d’une artiste caribéenne – Val Jeanty – au Brooklyn Museum. Une photo plus intime montre dans sa cuisine une femme originaire de Guadeloupe âgée de quatre-vingt-cinq ans, Mme Douglass. Dans cette série, on trouve aussi une femme qui prépare le carnaval de Brooklyn dans le local d’une association. La deuxième série porte sur des quartiers où réside une communauté caribéenne importante. J’ai surtout travaillé à East Harlem, quartier à dominante hispanophone, et à Brooklyn – notamment à Flatbush où vivent de nombreux Haïtiens. Certaines photographies ont été prises à l’occasion d’événements culturels. Ainsi, dans le Queens, j’ai assisté dans le cadre d’un carnaval à une journée à laquelle deux communautés étaient invitées : celles de Trinidad et de Haïti. Pour cette série sur les quartiers, j’ai aussi réalisé des photographies dans des espaces publics clos. C’est le cas de celles prises dans un café portoricain ou dans un bar-restaurant cubain à East Harlem. Comme il m’importait que dans ce projet new-yorkais ne figurent pas uniquement des photographies de la communauté caribéenne, j’ai décidé d’ajouter une troisième série proposant des images de New York où l’on voit des personnes qui ne sont pas forcément des Caribéens. Ce sont des instantanées de vie, des « photos volées ». La quatrième série aborde New York en tant que paysage urbain. Elle comporte des prises de vue de la ville cette fois-ci sans êtres humains. Le défi consistait à apporter un regard nouveau sur New York. Tâche ardue tant cette ville a été photographiée !
Comment reliez-vous cette dernière série à votre recherche sur les Caribéens ?
D’abord, elle est le fruit du regard d’un Caribéen sur New York – puisque je suis un guadeloupéen. Par ailleurs, j’ai fait en sorte que chacune des photographies incluses dans cette série ait un lien avec la Caraïbe. Un exemple : la photographie d’un vieux tramway avec un oiseau et, en arrière-plan, l’océan. Pour moi, le lien avec la Caraïbe dans cette photo, c’est l’élément maritime – si important pour un Caribéen. Autre exemple : une photo du Manhattan Bridge pris dans un brouillard tel que l’on ne voit ni son extrémité ni la ville de l’autre côté d’East River. Cette image s’inspire de l’uvre d’un peintre guadeloupéen dont le travail porte notamment sur des ponts qui n’arrivent nulle part – Philippe Thomarel. Le lien de cette série avec la Caraïbe est discret, subtil, pas forcément évident à déceler, voire même invisible pour le public. Ce qui à mes yeux n’est pas un problème dans la mesure où les images polysémiques sont dans tous les cas stimulantes. J’aime laisser les photos faire leur travail et aussi que chacun puisse les interpréter à sa guise. J’ajouterais que ma recherche de la Caraïbe hors de la Caraïbe constitue pour moi une sorte de passerelle vers le monde.
Cette résidence à New York ne se limite pas à la photographie…
Mon travail est effectivement protéiforme. J’ai collecté des atmosphères sonores et réalisé des entretiens avec des Caribéens vivant à New York. Je voulais leur donner la parole, recueillir leur point de vue sur cette ville cosmopolite. L’idée étant notamment de me servir de leurs voix comme fil conducteur d’une POM (Petite Oeuvre Multimedia).
Pourquoi un projet multimedia plutôt que strictement photographique ?
Sans doute en raison de l’influence qu’a eue sur moi l’art cinématographique. Lorsque nous habitions en Nouvelle-Calédonie, ma mère travaillait comme comptable pour une chaîne de cinéma. Nous étions alors six enfants. Lorsqu’il n’y avait pas classe et qu’elle ne pouvait pas nous garder, il lui arrivait de nous laisser avec le public dans la salle de cinéma… Il y a dans l’art cinématographique un rapport à la lumière qui me plaît beaucoup. Sans oublier la dimension sonore, qu’on n’a pas dans la photographie. C’est peut-être pour me rapprocher petit à petit de cet art que j’ai commencé à réaliser des POM. La première portait sur un séjour en Haïti, deux mois après le tremblement de terre. La deuxième, sur un séjour à Trinidad. La troisième se déroule à New York.
Qu’a représenté pour vous la découverte de New York ?
J’arrivais d’une île peu urbanisée et soudain j’arpentais une ville d’un peu plus de huit millions d’habitants, avec son architecture démesurée, son urbanité… Ce qui me plaît particulièrement ici, c’est la profusion des activités artistiques et culturelles – que ce soit autour de la musique, des arts visuels, du cinéma… Surtout quand je compare à ce qui existe en Guadeloupe. Par ailleurs, venu à New York pour rencontrer et photographier des gens, j’ai été assez surpris de trouver les habitants de cette grande ville plutôt posés et zen. À New York, j’ai aussi découvert l’hiver. Jamais auparavant je n’avais photographié la neige. Une découverte qui s’insérait tout à fait dans le cadre de ma recherche puisque celle-ci portait sur des Caribéens vivant hors de leur espace géographique d’origine avec tout ce que cela implique – y compris les différences climatiques.
Comment les personnes que vous avez interviewées perçoivent-elles New York ?
Dans les entretiens que j’ai menés, New York est perçue comme une ville extraordinaire, très compétitive, qui amène chacun à se surpasser, à réaliser ce dont on ne s’imaginait pas capable. Et aussi, dans le même temps, comme une ville éprouvante. Un jour, une jeune femme originaire de la Jamaïque m’a expliqué qu’elle adorait New York, sa folie, ses divertissements, son côté grunge, mais qu’à la longue c’était usant. Elle m’a aussi confié qu’ici tu pouvais vivre dans un parfait anonymat, parmi des millions de gens, sans que personne ne se soucie de toi. Pour autant elle ne se voyait pas quitter New York et retourner vivre en Jamaïque !
Pourriez-vous dire quelques mots sur l’événement culturel auquel doit aboutir votre recherche new-yorkaise ?
Il aura lieu fin juin en Guadeloupe. J’y présenterai une quarantaine de photos. Elles ne seront pas montrées de façon classique sur les murs, l’exposition prendra la forme d’une installation. Il y aura également une POM – d’une durée d’environ six minutes. Et puis un catalogue, qui permettra de laisser une trace de l’événement. À plus long terme, j’ai en projet un ouvrage inspiré de cette recherche. Je m’accorderai la liberté d’y être un peu poète…
(1) Extraits de propos recueillis en 2012 par Daniel Goudrouffe auprès de Caribéens résidant à New-York
(2)Financée et montrée en 2009 par la Scène Nationale de Bourgogne, elle était ensuite allée à Montréal, au Festival Vues d’Afrique. Puis en Bretagne, au Festival de Cinéma de Douarnenez.Retrouvez le deuxième volet de cet échange avec Daniel Goudrouffe : « Ce qui m’importe, c’est de donner à voir l’homme dans sa dignité. ».///Article N° : 12147