Destino Aziago, de José Joaquim Cabral

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Ce livre, qui a reçu le prix littéraire Arnaldo França, clôt une trilogie qui a commencé avec Chiquinho, pierre angulaire de la littérature capverdienne écrite par Baltasar Lopes. Après la mort de l’auteur, José Joaquim Cabral a donné une voix à ce qui n’avait pas été raconté, d’abord avec Acushnet Avenue et maintenant avec Destino Aziago. Le résultat est une œuvre à deux mains dans laquelle l’identité cap-verdienne transparaît dans la construction solide des personnages, dans la conception émotive du paysage et dans la référence aux traditions, à l’histoire, à la culture et à la dynamique de la société cap-verdienne, en particulier celle de São Nicolau. Pierrette et Gérard Chalendar analysent ici la signification des patronymes alors que Chiquinho, narrateur autodiégétique âgé, reste un personnage collectif et symbolique de la diaspora capverdienne et du désir de retour à la maison.

Terre natale et altruisme

Destino Aziago [1] s’ouvre sur des remerciements adressés par l’auteur à « (sa) famille de sang, à (ses) parents, (ses) vrais amis et amies (mais aussi à son) pays, commencement de tout ». (p. 7). Cette première partie de dédicace est aisément compréhensible en ce que les personnes citées ont participé de près ou de loin et selon différentes modalités, à l’élaboration de l’œuvre en stimulant J. Cabral pour qu’il mène le travail d’écriture à son terme ou en fournissant des informations indispensables à la dynamique du récit.

La seconde partie du texte dédicataire ne s’adresse pas à une personne précise mais une entité géographique. C’est que l’écrivain entretient une relation très forte avec elle, particulièrement avec l’île de Sao Nicolau où il a vu le jour. D’une part, c’est elle (ainsi que l’île de Santo Antao) qui a connu le plus important développement économique de tout l’archipel, ce qui lui a permis durant des décennies de fournir viandes, farine de manioc, café et eau potable transportée par le Ribeira Brava à l’île de Sal et celle de Sao Vicente. D’autre part, l’auteur souligne une attache quasi viscérale avec son lieu de naissance car c’est là qu’il a connu son épouse Angelita et que son fils Manuel a trouvé la mort durant les années de lutte qui ont mené à l’indépendance.

Au-delà de ces motifs de circonstance, il y a une autre cause qui explique la profondeur de la relation avec sa terre natale : « l’île m’a tout donné » (p. 33). Qu’est-ce à dire ? Tout au long de son récit, Francisco – ses proches le nomment Chiquinho – souligne que les vraies valeurs ne sont pas objet de transactions – elles ne s’achètent pas ; ce qui les caractérise, c’est précisément qu’elles excédent le réseau du quantifiable, du monnayable ; la pitié (vertu cardinale selon Jean-Jacques Rousseau), la générosité (vertu première selon Descartes), l’empathie pour les pauvres, l’amitié, la fidélité, l’amour pour un membre de sa famille, autant de principes régulateurs de la conduite d’un individu vis-à-vis de ses congénères.

Ce faisceau de valeurs (car toutes sont reliées les unes aux autres) guide l’existence dans son ensemble et impulse le sujet à se tourner vers les autres et à soutenir financièrement des « causes qu’ (il) juge nobles » (p. 40).  C’est ainsi que Francisco attribuera une bourse à certains élèves méritants et qui sont d’un bon niveau sur le plan intellectuel. Josefina Antonia de Brito, étudiante en deuxième année de journalisme à l’université de Porto, lui écrit : « Vous avez changé notre île dans l’âme et dans le coeur » (pp. 207-208). Hilario Conceiçao da Cruz, « étudiant en troisième année d’électricité », lui écrit « A Mindelo, j’ai pu continuer mes études grâce à votre générosité » (p. 218). Et d’enchaîner : « A l’avenir, je veux aider d’autres enfants quand je serai quelqu’un dans la vie » (ibid). Voilà donc un homme – Francisco Soares –  qui s’estime favorisé par le sort et qui finance les études de plusieurs élèves jusqu’au terme de leur cursus.

Suspicion et idéologie

Cependant cet altruisme n’est pas reconnu de tous. Car depuis son retour des Etats-Unis, il est suspecté d’être l’ennemi du Parti. Le récit s’ouvre d’ailleurs sur une confrontation entre le protagoniste et le représentant de l’autorité. Celui-là renâcle devant la convocation à Praia émanant du Secrétariat Administratif mais son épouse le convainc de s’y rendre. Il est reçu par un « membre du comité central du parti » (p. 17), « délégué du Gouvernement » (p. 16). La conversation se tend lorsque Francisco refuse d’être appelé Chiquinho (p. 21) – appellation réservée aux intimes – et qu’en retour, le fonctionnaire refuse d’être nommé « monsieur le délégué », imposant le titre de « camarade délégué » (p. 22). Ces indications ne sont pas sans importance car elles obligent à (re)penser les rapports entre le sujet et le parti. Le patronyme allié ou non au(x) prénom(x) est un « porte-identités »[2] attaché à une personne unique. On peut lui substituer d’autres formes de dénomination comme Chiquinho de Caleijao (p. 15) mais il s’agit là d’un dispositif d’identification non codifié qui peut être appliqué à plusieurs personnes (même si l’homonymie , toujours possible, ne crée pas une grave confusion entre plusieurs références car la situation  d’énonciation permet d’ôter toute ambiguïté concernant la personne dont on parle).

Dans le jeu des réparties entre les deux interlocuteurs, il faut lire autre chose qu’une manifestation orgueilleuse des deux individualités. En s’auto-désignant comme « camarade délégué », le fonctionnaire qui interroge Francisco met sa subjectivité à l’arrière plan pour mettre en avant sa qualité de membre du Parti et, conséquemment, le côté « réglementaire », conforme à la Loi, de sa personnalité. La teneur de ses jugements concernant Francisco, son aplomb, le port du béret, élément vestimentaire porté par les hommes en Afrique occidentale et largement adopté par les fonctionnaires au service du gouvernement, la phraséologie de ses interventions dans le face-à-face avec ce dernier, tout cela représente « le vouloir collectif »[3] cristallisé dans le Parti. Le délégué rappelle que l’île de Sao Nicolau s’est longtemps montrée réfractaire aux idées révolutionnaires, ce qui pourrait expliquer les critiques formulées par Francisco, lequel estime que la justice est exercée au nom du Parti, pas au nom du peuple (p. 20). Mais surtout, « le délégué du Gouvernement » reprend à son compte une idée majeure de l’idéologie officielle, ceux qui ont quitté leur île natale pour aller étudier ou travailler en Europe ou aux USA s’en retournent aux pays en propageant « des mensonges dans la tête de leurs concitoyens » (p. 21), ce qui perturbe durablement et profondément leur jugement. Ainsi il y a des voix qui dénoncent la collusion entre politique et justice, ce qui motive mille et uns quolibets de leur part.

Inégalités dans le Parti et dénomination

L’enjeu est de taille puisqu’il met en cause l’assise fondatrice du régime, à savoir la réduction (l’abolition) des inégalités de toute nature au sein de la société cap-verdienne. Ces inégalités ne sont pas restreintes à la sphère économique ; elles concernent la position du sujet individuel à l’intérieur du Parti. Pour dire les choses simplement, ce dernier s’y sent étouffé car il ne peut faire valoir ses expériences personnelles et ses objections devant telle ou telle situation ; le représentant du gouvernement ne lui laisse guère la parole, parle plus haut que lui et écarte d’un revers de main toute contestation, l’individu est donc réduit au silence et se voit contraint de battre en retraite. Il se voit ainsi privé d’identité c’est-à-dire de la faculté de juger. Francisco est évidemment réfractaire aux arguments de l’adversaire. Tacitement, il oppose ses choix de vie – l’amitié, l’amour envers son épouse et Manuel, son fils décédé. La détermination de mettre une partie de sa fortune au service des jeunes élèves valeureux sur le scolaire – à ceux du Parti, réclamant le droit à la différence.

En ce point, la question nominale refait surface. Le délégué se fait appeler « camarade délégué » par son interlocuteur ; c’est dire qu’il écarte son ego pour n‘exprime que les orientations gouvernementales et aucune des siennes propres. Cette subsomption d’un « je » par un « nous », qui est pur produit de l’histoire contemporaine de l’Angola, fait du Parti « une machine à trancher, à décider ». A ce titre, la dissolution de la subjectivité dans la rationalité politico-idéologique du Parti est irrémédiable.

Cela n’impressionne en rien Francisco qui, au risque d’être vu comme un « réactionnaire » comme le lui fait remarquer Angelita, sa femme (p. 15), tient tête à son contradicteur et ne craint pas de perdre tout crédit aux yeux de ses proches. Le voici donc qui met en pratique ses valeurs et qui s’engage dans une large philanthropie. Ce faisant, il devient « le symbole de « l’être » cap-verdien et à travers lui, la mémoire de la nation » (p. 12). D’anti-modèle qu’il était au regard des responsables du gouvernement, il devient le modèle à suivre en matière d’humanité. Loin d’être dévoyé par rapport aux mots d’ordre officiels, il apparaît comme le point de ralliement de tous ses concitoyens. Par ce biais, il retrouve son nom et prénom identitaires mais aussi celui qui lui est communément attribué soit Chiquinho de Caleijao. Cette dénomination, d’abord violemment écartée par Francisco, est maintenant acceptée. Elle suscite même une expansion sémantique puisqu’elle sert à désigner « un personnage collectif et symbolique, représentant tous les Chiquinhas Chiquinhos originaires de l’archipel » (p. 12).

L’édification de ce statut s’effectue lentement et elle demande patience et détermination chez qui veut réaliser ce niveau de projet caritatif qui innerve l’existence du héros. Il note par exemple que sa réussite scolaire engendre chez ses anciens camarades d’école une jalousie tenace.

Plus tard, devenus militants, ils le considèrent comme un opposant à l’indépendance et font de lui un ennemi du régime (p. 58). Ces jugements sont aux antipodes de son vouloir. Ces contretemps ne parviennent pas à détourner Francisco de son entreprise ; le séjour à l’étranger (qu’il appelle son « exil » (p. 41) l’aura conforté dans son intention d’approfondir les habitudes, les croyances, les rapports avec les ancêtres, les règles de vie sociale de ses congénères. Son intérêt pour les gens de sa terre se lit dans les notations descriptives concernant le milieu maritime, tel chemin dans la forêt, telle petite boutique d’alimentation ou encore les repas qu’il a trouvés chez un ami ou un membre de sa famille. Son désir de faire le bien se voit corroboré par « la figure fascinante » d’Osvaldo Alcântara, pseudonyme de Baltazar Lopes, l’auteur de Chiquinho, roman qui a fait date dans la production littéraire cap-verdienne et cofondateur de la revue Claridade, qui a cédé par testament son mobilier, sa bibliothèque personnelle et trois chambres dans sa maison pour les étudiants ou étudiantes de condition modeste. Réitérer ce geste inscrit Francisco dans le sillage prestigieux d’une gloire littéraire et simultanément d’une personnalité rassemblant les qualités majeures de l’homme.

Toutes ces données ont un impact certain sur le nom du protagoniste. Jusqu’à présent, il se nommait Francisco Soares, maintenant, le voici pourvu d’un petit nom suivi de son lieu de naissance. Chiquinho induit une nuance affective que reflète l’intitulé des lettres de remerciements adressées à Francisco par les bénéficiaires de ses largesses. L’indication du lieu de vie est la marque spécifique de l’individu pour la communauté dans laquelle il a vu le jour et où il a vécu pendant ses jeunes années. Par la démarche qui a été la sienne, notre héros s’approprie une manière de s’auto-nommer qu’il avait violemment réfutée quand il se trouvait devant le « camarade délégué ». Cette disparition du patronyme fait place à un pseudo nom propre qui conditionne une nouvelle identité, plus authentique car pleinement représentative de l’être du protagoniste.

Pierrette et Gérard Chalendar

[1] José J. Cabral, Destino Aziago, Imprensa Nacional, Casa da Moeda, Lisboa, 272 pages.

[2] Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps (1963) – traduction Les Editions de Minuit, 1975, p. 75.

[3] Alain Badiou, Le Siècle, Le Seuil, 2005, p. 151.

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