Depuis quelques années – environ 2010 – est apparu en France un nouveau phénomène cinématographique, le « cinéma guérilla », autrement dit des films autoproduits réalisés quasiment sans budget, principalement en banlieues, avec des caméras numériques par de jeunes cinéastes autodidactes issus des classes populaires et/ou de l’immigration. Quelques titres : Donoma de Djinn Carrenard (2010), African Gangster de Jean-Pascal Zadi (2010), Rengaine de Rachid Djaïdani (2012) ou encore Brooklyn de Pascal Tessaud (2014) pour ne citer que les plus connus. C’est à cette nouvelle vague de cinéastes débrouillards que la journaliste Claire Diao a choisi de consacrer un ouvrage intitulé Double Vague, le nouveau souffle du cinéma français paru le mois dernier aux éditions Au Diable Vauvert.
Jusqu’alors on avait parlé, ici ou là, de « films de banlieue », de « film guérilla » ou encore de « street films », alors pourquoi avoir baptisé cette tendance « la Double vague » ? D’une part pour faire écho à cette double culture (de classe mais plus souvent ethno-religieuse) dont sont issus ces réalisateurs, et d’autre part en référence à la Nouvelle vague des années 60 qui bouscula le paysage cinématographique français en imposant de nouveaux réalisateurs, de nouveaux thèmes, un nouveau style et de nouveaux dispositifs filmiques. Sans compter que cette Double vague, selon Diao, ne se limite pas aux seuls films autoproduits cités plus haut mais englobe aussi des productions plus commerciales ayant bénéficiées de budgets conséquents comme Les Kaïra (Franck Gastambide, 2012), La Vache (Mohamed Hamidi, 2016) ou Divines (Houda Benyamina, 2016), mais dont les auteurs ont eux aussi connu leur parcours du combattant.
Partant du constat qu’en une décennie, entre disons la révélation d’Abdellatif Kechiche avec L’Esquive (4 César en 2005) et le couronnement de Divines d’Houda Benyamina (Caméra d’or à Cannes en 2016, 3 César en 2017) le cinéma français s’était enrichi de nouvelles voix jusqu’alors ignorées pour ne pas dire méprisées, Diao dresse ici le portrait de toute une nouvelle génération biberonnée à La Haine et aux films du Nouvel Hollywood. Le grand intérêt de l’ouvrage, disons-le, est de retracer le parcours de ces outsiders en leur donnant la parole. Ainsi, un peu à la manière du premier manuel de guerrilla filmaking publié par Spike Lee en 1987 (1), Double vague fait figure de guide de survie à l’intention de tous les apprentis réalisateurs qui, à défaut de pistons, de réseaux ou tout simplement d’argent, brûlent de se lancer dans le métier. Mais attention, le parcours est semé d’embûches et il va falloir s’équiper d’un courage, d’une patience et d’une pugnacité à toute épreuve ! (rappelons qu’avant d’être remarqué à Cannes, Djaïdani a mis neuf ans à terminer Rengaine).
L’autre grand intérêt du livre est aussi de dresser un état des lieux alarmant de la discrimination – de classe, de genre et de « race » – à l’œuvre dans le cinéma français, en montrant à quel point les institutions (CNC, Femis, producteurs) et toute la profession semblent sclérosées et fermées à toute forme de nouveauté émanant des périphéries. C’est bien connu, et je n’ai d’ailleurs cessé de le répéter depuis des années, la « grande famille du cinéma français » se résume pour l’essentiel à un microcosme parisien-petit-bourgeois-blanc-masculin…
Enfin, ajoutons parmi les atouts de cet essai, que la prose est agréable à lire (je l’ai lu quasiment d’un trait) et que la démonstration repose sur quatre parties plutôt bien trouvées : « De la vision des autres à la représentation de soi » ou comment ce cinéma est né de la difficulté du cinéma français à donner une image positive – et réaliste – des minorités ; « Entrer par la fenêtre » qui raconte comment par la débrouille et les chemins de traverses (l’associatif, le web, etc.) ces auteurs autodidactes sont parvenus à réaliser leur rêve ; « Revanche filiale sur la société » s’intéresse plus particulièrement à la spécificité de cette nouvelle génération (leur double culture, leur cinéphilie buissonnière et parfois leur révolte), et « le cinéma de banlieue n’existe pas » s’attache enfin à démentir l’idée selon laquelle ce cinéma de la Double vague se réduirait à un cinéma « de banlieue » stéréotypé.
Pour autant, si cet essai décortique efficacement les mécanismes de discriminations sociaux et institutionnels auxquels se sont heurtés ces cinéastes, il laisse cependant de côté les questions formelles ayant trait à ces productions et n’ambitionne pas vraiment d’analyser d’un point de vue esthétique les films de cette nouvelle vague. Sans doute parce qu’il semble difficile de trouver des points communs stylistiques entre des films d’auteurs réalisés à l’arraché sans budget et des productions plus institutionnelles et grand public. Très clairement c’est l’approche sociologique et économique qui a prévalu ici. Un autre ouvrage reste donc à écrire sur la dimension plus formelle, esthétique, narrative, voire idéologique, de ce cinéma. Il n’en reste pas moins que Double vague est un ouvrage vivifiant, utile et engagé qui arrive à point nommé. C’est une pierre de plus dans la construction d’une nouvelle façon de concevoir le cinéma, la culture et la société que beaucoup d’entre nous appelons de nos vœux.
Article initialement paru sur : http://lesensdesimages.com