Le rire cache les larmes jusqu’à en pleurer de rire… L’exagération produit un contre-discours fort sérieux. Ambigu ? Tout est bien sûr, une fois de plus, affaire de perception.
La salle s’esclaffe et en redemande. Une couleur café, le dernier film de l’Ivoirien Henri Duparc, déchaîne à Ouagadougou, Abidjan, Dakar comme dans les festivals occidentaux un éclat de rire général. Pourtant, des voix critiques s’élèvent pour dénoncer un rire trop gras pour être honnête, un rire » lepeniste » qui renforcerait des clichés déjà bien inscrits dans les imaginaires collectifs.
De qui, de quoi rions-nous ?
Docteur, c’est le surnom que lui ont donné ses concitoyens du foyer de Montreuil-sous-Bois rebaptisé Montreuil-sous-Bamako. Travailleur immigré en France, garçon de salle dans un hôpital parisien, marié, sans enfant, il décide, à l’occasion de vacances en Afrique, de convoler en secondes noces. Mais voilà que l’Ambassade de France refuse le visa de séjour à une nouvelle épouse, la polygamie étant tolérée mais non autorisée sur le territoire français. Docteur s’arrange pour falsifier les documents et voilà Kada changée de seconde épouse en sa fille pour l’état civil. Une fois en France, alors qu’elle va encore au lycée, elle tombe enceinte. Qui est le père ? La justice s’en mêle et Docteur est accusé d’inceste…
En fait, le sujet est grave : » Je me demande si dans la culture française, il y a une place pour les immigrés ! » fait dire Henri Duparc à un personnage de son film qui se termine par une reconduction à la frontière. Si grave qu’il était suffisamment suspect pour déclencher, malgré l’indéniable succès des films de Duparc, la frilosité des habituels financeurs institutionnels du cinéma africain. Il réussira finalement à le réaliser grâce à une production sud-sud et le post-produira dans un laboratoire marocain.
Comme l’écrivait Gérard Genette, » le comique n’est qu’un tragique vu de dos « (Palimpsestes, la littérature au second degré, Le Seuil 1982). Derrière leur moquerie des conservatismes traditionnels, les humours noirs cachent souvent un regard désenchanté sur une société meurtrie. Le rire et les larmes font bon ménage. L’excision dans L’Herbe sauvage, la polygamie dans Bal Poussière (1988), le sida dans Rue Princesse (1993)… Duparc enfourche les grands sujets sur le mode de la dérision.
Mais n’est-ce pas l’Histoire africaine, passée comme présente, qui rend son rire plus tragique qu’un autre ? Et qui le rend plus nécessaire encore ? Cependant, le pathos est chassé d’un revers de parole. Duparc détourne volontiers les locutions pour servir la satire : » J’ai tellement tiré le diable par la queue que la queue est restée dans ma main « , s’exclame Docteur, lorsque son personnage comique laisse percer son amertume.
Les exemples ne manquent pas dans les cinémas d’Afrique : aux pires moments de tension, l’humour vient désamorcer le pathos qui menace. Sangaré, le terrible gouverneur de Finye (Souleymane Cissé, Mali 1982), après avoir projeté de détruire la maison du vieux Kansayé et de le réduire à la misère, finit par ajouter : » Même les édentés riront de lui ! » Une distance est rétablie, qui favorise la démystification. Après les funérailles du mari de Nanyuma dans Finzan Cheikh Oumar Sissoko, Mali 1989), un homme ironise : » Un fossoyeur qui bande du sexe pense à la veuve ! » Le rire conjure le tragique : le « sorcier » d’une fête de quartier de Macadam Tribu (José Laplaine, Zaïre 1996) demande à une jeune femme de l’assistance d’enfiler une capote sur le sexe bandé d’une statue traditionnelle, provoquant les rires d’une foule urbaine au fait des menaces du sida. Même lors d’une initiation, le pastiche accompagne le message : » Le termite s’emparera du sexe de l’homme infidèle « , prévient le vieux sage de Laada (Drissa Touré, Burkina Faso 1991).
La dérision ne s’encombre d’aucun tabou. Il ne s’agit pas de censurer sous prétexte de rester sérieux : » Quand il y a un drame, déclare Duparc, je le tourne en dérision pour lui donner le minimum d’importance possible. Parce que le seul drame qui peut exister sur terre pour un individu, c’est la mort. Au-delà de ça, tout le reste n’est qu’une comédie humaine ! »
Et c’est bien cela qui déclenche le rire : les contradictions ridicules issues d’un double niveau d’appréhension. Une couleur café dénonce la réalité de l’immigration tout en forçant les clichés de l’image du Noir : il mêle le réel et la démesure, le tragique et l’extravagant. En exagérant jusqu’à la caricature, il produit un contre-discours, dénonce l’intolérance et la bêtise.
L’exercice est périlleux, tant le persiflage peut être mal perçu : plus d’un Africain s’est senti attaqué de front quand Docteur apprécie la nourriture pour chiens que lui servent une fois ses femmes… Le passage obligé par le stéréotype comporte le risque du cynisme : en caricaturant à l’extrême, on risque de jouer jusqu’à se jouer de l’Autre, à la façon de ces ironies méprisantes servies à longueur de journée sur les écrans de télévision européens où des personnalités du show-biz passent leur temps à faire rire la galerie en persiflant d’autres personnalités ou en prenant pour cible de pauvres innocents invités…
Mais l’ambiguïté n’est-elle pas conjurée lorsque le risque est celui d’un rire sur soi ? » Si je caricature, déclare Duparc dans l’interview qui suit, c’est pour avoir le courage de nous regarder tels que nous sommes pour nous corriger, sinon nous pratiquons la politique de l’autruche ! » Chacun s’y reconnaît. Ce n’est pas de l’Autre que l’on rit mais de soi-même et de sa propre culture, en une auto-dérision rappelant cet humour de la modernité que définissait Baudelaire : » la faculté de se dédoubler rapidement et d’assister comme spectateur désintéressé aux phénomènes de son moi. » (De l’essence du rire, Pléiade tome III).
C’est le roi qui se dénude : le rire exorcise la bêtise de ses propres tares. Et prend ainsi des allures thérapeutiques. On est proche de la catharsis propre au » théâtre de la cruauté » : on traite le mal par le mal, la folie par la folie. L’exagération ne guérira pas le mal ou la folie mais, en faisant sortir le spectateur de ses gonds, secouera son inertie et l’obligera à se regarder en face. On sent bien que Duparc ne dénonce pas seulement les traitements subis par les immigrés africains en Europe mais aussi les contradictions de cette immigration : » Je n’aborde pas l’immigration intra-africaine parce que la trouve tout à fait normale, répondait-il à Jean-Servais Bakyono. Par contre, je préfère traiter de l’immigration dans les pays européens parce que c’est une forme d’immigration que je ne soutiens pas particulièrement. » (Ecrans d’Afrique n°20) En somme, comme l’écrivait Sony Labou Tansi dans L’Etat honteux : » Qu’on ne déconne plus à vouloir vendre la peau de l’Europe avant de l’avoir tuée » !
Cela passe donc par ce que Labou Tansi appelait des » tropicales » : une parodie en des excès de langage n’excluant pas une certaine poésie : » Je t’aime parce que tu es nature comme un yaourt ! » déclare Docteur à son » syndicat » (sa maîtresse blanche). Cliché de naïveté africaine ? Aussi peu qu’il est naïf de faire croire au Père Noël à ses enfants ! Car dans ces tropicales qui peuvent sembler exotiques perce la force de l’humour africain : » Le Pleurer-rire est un hommage à cet humour qui donne la force de vivre, déclarait Henri Lopès. L’humour, c’est une philosophie que je tire de la culture de nos peuples. Toute la tradition orale, les contes jusqu’à » radio-trottoir » en passant par le chant en est émaillée. »
La dérision apparaît dès lors comme une stratégie, celle de l’insoumission. L’Africain a développé dans les douleurs une grande conscience de soi dans laquelle il puise la contestation, l’indiscipline, l’indocilité qui fondent sa capacité de résistance. Alors que pour l’Occidental, imaginer consiste d’abord à nier la réalité et s’en détacher, s’évader dans l’irréel pour échapper à l’enfermement qu’est l’existence, l’Afrique tourne cette réalité en dérision pour se l’approprier, la subvertit pour mieux en supporter le poids.
Ainsi, les humours noirs, plutôt que de favoriser la projection de ses propres difficultés sur d’autres groupes sociaux ou d’autres peuples, proposent-ils une véritable responsabilisation. Ils agissent comme un clin d’il ironique lancé à leur interlocuteur, l’invitant à une complicité engendrant elle-aussi par retour le comique et le rire. Pour Une couleur café comme pour d’autres films comiques réussis, si l’on veut bien dépasser d’une part la séduction exotisante qu’offre une lecture plutôt guidée par la projection sur l’Autre de ses propres manques et si l’on accepte d’autre part l’exagération de la parodie comme l’honnêteté d’un regard sur soi ouvrant la porte des remises en cause, la tête se libère alors pour de franches et salutaires rigolades.
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