La Centrale Electrique (Bruxelles), en collaboration avec le Museum for African Art (New-York) présente du 25 mars au 21 août 2011 Security [Survey From The Cape of Good Hope] une exposition de l’artiste sud-africaine Jane Alexander (née en 1959, à Johannesburg). Depuis les années 1980, la plasticienne développe un monde où naviguent des créatures hybrides, inquiétantes et étranges. Au moyen d’installations sculpturales, de photographies et de photomontages, elle traite de la société sud-africaine, ante et postapartheid, de la violence de la ségrégation raciale et des conséquences sur les mentalités actuelles. Artiste majeure de la scène sud-africaine, son uvre ne cesse d’être présentée sur tous les continents : Biennale de Dakar (1988), Biennale de la Havane (1994), Biennale de Venise (1995) etc. Security [Survey From The Cape of Good Hope] est la première exposition monographique belge de l’artiste.
Alors qu’elle est encore étudiante en arts plastiques à l’Université de Witwatersrand, Jane Alexander se fait remarquer avec une uvre surprenante, The Butcher Boys (1985-1996), qui est aujourd’hui comprise comme une uvre clé du début de sa carrière. Trois personnages masculins sont assis sur un banc. Leurs corps, humains, nus, aux peaux livides, sont surmontés de têtes mi-animales, mi-humaines. Des êtres hybrides, monstrueux, coiffés de cornes. Leurs yeux noirs, opaques, nous rappellent ceux des extraterrestres issus de la bande dessinée ou du cinéma de science-fiction. Leurs bouches sont comme cousues, leurs oreilles se résument à des cavités. Leurs visages n’expriment rien de spécifique si ce n’est des grimaces bestiales et inquiétantes. Ils sont assis sur un même blanc, mais ne se regardent et ne se touchent pas. Ils semblent s’ignorer et ne pas appartenir aux mêmes univers. L’installation est un miroir de la situation de l’époque, durant laquelle les barrières raciales font rage. Les tensions et violences vécues à ce moment précis de l’histoire sud-africaine sont véhiculées par les postures et attitudes des trois personnages. Ils semblent attendre le moment de la confrontation. L’artiste a procédé à une totale déshumanisation de ses personnages qui expriment ainsi l’animosité ambiante, mais aussi les souffrances causées par le cloisonnement des corps. Jane Alexander ne s’exprime que très rarement sur son travail, refusant toute interview et accentuant le mystère de sa pratique. L’iconographie, la mise en scène et les titres choisis doivent suffirent à donner du sens à ses uvres. The Butcher Boys, littéralement « les garçons bouchers » incarne la période d’ultra-violence qu’a connu l’Afrique du Sud durant l’Apartheid. Une bestialité sans limite ressentie au travers des yeux des trois créatures.
Ses personnages moulés dans le plâtre, sont ensuite peints à l’huile. La palette de couleurs sélectionnées par l’artiste est restreinte, pâle et organique. La précision anatomique et les détails physiques l’amènent à des réalisations hyperréalistes. Elle revêt les corps de plâtre, de vêtements, accessoires et autres éléments trouvés comme des os ou des cornes animales. Les corps hybrides qui peuplent son univers protéiforme installent immédiatement un malaise avec le spectateur. Difficilement identifiables, ils inspirent la crainte et font surgir toutes sortes de peur. Une fois l’étape du malaise dépassée, une forme de dialogue s’installe avec ses corps à la fois étrangers et familiers. Selon les termes de l’artiste, ils sont « une distillation et une interprétation imaginaire de la recherche, de l’observation, de l’expérience et du ouï-dire des différents aspects des systèmes sociaux qui influencent le contrôle et la régulation des groupes et des individus, qu’il s’agisse d’humains ou d’autres animaux. » (1) Les créatures hybrides sont des « humanimaux », une fusion égale entre le genre humain et le monde animal. (2) Deux mondes entre lesquels Jane Alexander dresse des passerelles et établit des points communs. Depuis les années 1980, l’artiste transpose les images de ses sculptures pour élaborer des photomontages. Les humanimaux sont mis en scène au sein de paysages imaginaires ou photographiés. Le photomontage lui permet de mettre en mouvement ses créatures, de nous amener à le penser autrement, ils sont moins figés. De ce fait, Jane Alexander délivre une dimension documentaire à son travail, qui va de paire avec ses installations. Les photomontages sont un prolongement de ses sculptures. Ils nous indiquent qu’il n’existe pas une lecture univoque de son travail sculpté, bien au contraire, il y a autant de lectures que d’histoires, d’identités, de lieux etc. Divers points de vue à adopter. De la même manière, l’histoire sud-africaine n’est pas linéaire, manichéenne, elle est complexe et diverse. Le choix même du photomontage n’est pas anodin, la technique nous renvoie aux prémices du photomontage dans les années 1920 avec des artistes comme John Heartfied, Hannah Höch ou encore Alexander Rodtchenko. Dans cette optique historique, le photomontage implique un contenu politique fort. Sur un plan plus personnel, il renvoie à l’histoire du père de l’artiste qui a dû quitter l’Allemagne nazie en 1936. Nous comprenons ainsi que Jane Alexander, depuis son enfance, a subi non seulement le poids de l’histoire de son père, mais aussi l’Apartheid (1948-1991) et ses dégâts sur l’Afrique du Sud.
Au Cap, ville où elle vit et travaille, Jane Alexander procède depuis une vingtaine d’années à une observation attentive de sa propre rue, Long Street. Un lieu où se jouent toutes les failles de la société sud-africaine : le travail des enfants, la prostitution, la drogue, la ségrégation ultra-violente. Là, dans la rue, l’artiste fait le constat amer non seulement de la lente dérive de son pays, mais aussi des comportements humains. Bom Boys (1998) est une installation composée de neuf créatures mi-enfants, mi-animales. Neuf personnages de petites tailles, certains sont nus, d’autres habillés, les yeux bandés, visages masqués. Ils semblent errer dans un espace sans limite. Leurs corps de plâtre sont identiques, ils ont été fabriqués à partir d’un moule commun. Ils adoptent ainsi les mêmes poses, bras vers le bas, mains entrouvertes, ils pivotent légèrement la tête. Ce sont des enfants des rues, orphelins ou abandonnés, vivotant de trafics dont ils sont simultanément les auteurs et les victimes. Tels des pions anonymes sur un jeu d’échec, ils sont exploités par les adultes. Les Bom Boys réapparaissent dans une autre tableau-installation intitulé African Adventure (1999-2002). Initialement, l’uvre a été créée pour le British Officer’s Mess du château de Good Hope au Cap, le bâtiment le plus ancien d’Afrique du Sud. Elle est composée d’une série de photomontages, d’un triptyque vidéo et d’un tableau sculptural où, sur un rectangle de terre ocre, différents êtres hybrides, enfants, adultes, humains, animaux, coexistent dans un même espace restreint. Réunis sur la terre battue, ils sont néanmoins séparés, cloisonnés. Ils ne se regardent pas, ne touchent pas, chacun progresse dans une sphère spécifique. Jane Alexander critique là les échecs de la société « arc-en-ciel » ardemment voulue par Nelson Mandela. Elle écrit :
African Adventure est le fruit de la convergence de mes observations, de l’expérience de l’apartheid, de mes recherches et de mes tentatives de compréhension des projets coloniaux et missionnaires, de la libération, du néocolonialisme et de la manière dont ils sont vécus et dont ils se reflètent en Afrique du Sud par rapport aux autres pays du continent africain et à l’Europe, avec un focus particulier sur les spécificités de Long Street. [ ] Cette uvre est le prolongement de mes efforts d’entendement des questions sociales liées à l’Afrique et à la discrimination qui y est associée et dont sont partout victimes certains groupes de personnes. (3)
L’Afrique du Sud est profondément marquée et meurtrie par ses années d’Apartheid. Les individus crées par Jane Alexander doivent réapprendre à vivre ensemble et à se débarrasser des stigmatisations raciales. Ils sont les acteurs d’une transformation sociale à venir, ceci afin d’atteindre une nouvelle forme d’humanité. Cependant, à ce moment précis de l’histoire du pays, Jane Alexander fait le constat de l’impossibilité de cette réunion sociale et raciale. Le fait d’axer son observation quotidienne sur les enfants des rues, indique ses inquiétudes quant à leur avenir et à celui des générations futures. Comme nous le rappelle le bidon rouge sur lequel se dresse une créature nue, chaussée de souliers en cuir, African Adventure est aussi une réflexion acide sur l’exploitation de l’Afrique depuis la période coloniale jusqu’à nos jours.
L’exposition bruxelloise met en lumière l’obsession sécuritaire dont souffrent nos sociétés actuellement. Après avoir lutté contre toute forme de séparations et discriminations, nous voyons revenir les murs, les barbelés, les politiques sécuritaires intolérantes etc. La réflexion de Jane Alexander va au-delà des frontières sud-africaines et africaines, la sécurité comme elle l’est entendue actuellement est devenue une préoccupation majeure. La peur de l’Autre, de l’invasion, de la perte de contrôle. Se convaincre de l’idée absurde qu’il faut endiguer les mouvements de populations qui pourraient venir menacer notre confort et notre précieuse sécurité. Dresser un mur entre Soi et l’Autre dans une optique de protection, n’apporte que l’isolement et l’incompréhension, comme l’écrivent Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant :
Aucun de ces murs qui se dressent tout partout, sous des prétextes divers, hier à Berlin et aujourd’hui en Palestine ou dans le sud des Etats-Unis, ou dans la législation des pays riches, ne saurait endiguer une vérité simple : que le Tout Monde devient de plus en plus la maison de tous. [ ] Chaque fois qu’une culture ou qu’une civilisation n’a pas réussi à penser l’autre, à se penser avec l’autre, à penser l’autre en soi, ces raides préservations de pierres, de fer, de barbelés, de grillages électrifiés, ou d’idéologies closes, se sont élevées, effondrées, et nous reviennent encore avec de nouvelles stridences. (4)
Security (2006-2009) illustre avec précision cette obsession sécuritaire du cloisonnement des uns par rapport aux autres. Elle a été créée pour la 27ème biennale de Sao Paulo en 2006, elle a ensuite été présentée à Göteborg en Suède et à la biennale de Johannesburg en 2009. L’uvre est extrêmement impressionnante, d’abord à cause de ses dimensions imposantes, puis par l’effet claustrophobique et gênant qu’elle déploie. Il s’agit d’une enceinte métallique entourée d’un double rang de grillage surmonté de barbelé. Dans l’enclos central, de la terre labourée dans laquelle des germes de blés poussent péniblement pendant la durée de l’exposition. Comment la vie peut-elle prendre le pas dans cet espace où de toute apparence elle n’est pas la bienvenue ? Autour de cet enclos sont amassés mille machettes, mille faucilles et mille gants d’ouvrier usagés. Des outils laissés à l’abandon. Cinq hommes armés de matraques et vêtus d’un uniforme d’une société de sécurité privée, gardent cette étrange propriété. Au centre du petit lopin de terre, un être hybride, mi-homme, mi-oiseau, se dresse seul dans ce que nous comprenons être sa propriété. Seul, contre tous. L’artiste constate que :
La sécurité est une inquiétude récurrente en Afrique du Sud comme l’illustre le haut niveau de contrôle entourant l’accès aux espaces privés et publics, les alarmes, les caméras de surveillance, les périmètres de fil de fer barbelé, les gardes de sécurité privés, les boutons de panique, la circulation d’un grand nombre d’armes officielles ou non, avec ou sans permis
autant de réponses à une violence omniprésente et parfois impitoyable. (5)
L’univers plastique de Jane Alexander est mélancolique, désabusé. La figure pleinement humaine y est quasiment absente, laissant place à des créatures bestiales. Des monstres créés et façonnés par l’homme. Enfermé chacun dans une perspective de plus en plus égocentrique, notre isolement fait ressortir le pire. Obnubilés par nos besoins irrationnels de protection et de sécurité face à l’Autre, nous avons développé des stratégies de remparts de plus en plus honteuses, sans jamais avoir appris la leçon de l’Histoire.
1. ALEXANDER, Jane. « Notes on African Adventure and Other Details » in Jane Alexander : Surveys from the Cape of Good Hope. Actar, 2011.
2. McGEE, Julie. « Canons Apart and Apartheid Canons: Interpellations Beyond the Colonial in South African Art » in Partisan Canons. Durham, NC : London : Duke University Press, 2007.
3. ALEXANDER, Jane (2011).
4. GLISSANT, Edouard et CHAMOISEAU, Patrick. Quand les Murs Tombent : L’identité nationale hors-la-loi ? Paris : Galaade, 2007, p.7-8.
5. ALEXANDER, Jane (2011).///Article N° : 10104